Vacarme 47 / lignes

sida : se soigner pour les autres ?

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Parce qu’un traitement précoce a aussi des effets sur la limitation de la transmission, faut-il lui faire une place dans la panoplie des instruments individuels de prévention, voire en faire l’axe d’une stratégie globale de lutte contre l’épidémie ? Et comment éviter, alors, qu’une telle indication préventive remette en cause, avec le primat de l’intérêt du patient, quelques principes politiques essentiels — la liberté de dépistage et de soin, le partage de la responsabilité, le renforcement de l’autonomie des personnes comme point d’appui de la santé publique ? La notion de kairos, ou « moment opportun », trouvait pour les grecs trois champs d’application : la médecine, la stratégie, la politique. S’agissant du VIH, la question de savoir quand entrer en traitement concerne bel et bien l’ensemble de ces domaines.

Savoir quand démarrer un traitement contre l’infection à VIH est une question aussi ancienne que l’apparition des premiers médicaments antirétroviraux (ARV) et qui a donné lieu à des réponses variables selon les époques, au gré des espoirs suscités par les nouvelles molécules et les essais de stratégies thérapeutiques, et de déconvenues quant à leur efficacité ou leurs effets secondaires. Parallèlement à l’objectif d’optimiser le bénéfice individuel par le traitement, s’ouvre désormais une discussion sur les effets de l’usage de médicaments sur la dynamique de l’épidémie et les individus pris collectivement. Parce qu’une thérapie efficace réduit fortement le risque de transmission, se pose la question de son rôle potentiel dans la prévention et le contrôle de l’épidémie. Peut-on, dans certains cas, proposer un traitement très précoce, sans bénéfice thérapeutique prouvé pour le patient, mais parce qu’il permettrait d’éviter de nouvelles contaminations, autrement dit proposer le traitement au bénéfice d’autrui et de la collectivité ?

s’engager dans un traitement à vie 
de plus en plus tôt

L’objectif premier d’une thérapie est, en l’absence de traitement curatif, de contrôler l’infection — en bloquant la réplication du virus dans l’organisme — le plus efficacement possible, le plus longtemps possible, tout en assurant une bonne tolérance du patient au traitement. Le choix du traitement et la décision de le démarrer ou de le modifier mettent ainsi en balance bénéfices escomptés d’une part, risques et contraintes d’autre part.

Certains des paramètres influant sur la décision de traiter ont évolué avec l’apparition de molécules plus performantes, l’élargissement des options thérapeutiques (plus de molécules et de combinaisons disponibles), et également une connaissance à plus long terme des effets tant bénéfiques que délétères. D’autres critères sont et demeurent individu-dépendants : suivant de multiples déterminants personnels, tel type de contrainte ou effet indésirable ingérable ou insupportable pour certains peut être acceptable pour d’autres. Dans tous les cas, la décision d’initier un traitement et le choix de ce traitement doivent être in fine ceux du patient. Il n’est pas de traitement qui marche sans son adhésion, et s’il incombe au médecin de lui apporter l’information, c’est au séropositif qu’il revient d’évaluer les bénéfices et risques pour lui-même, dans le concret de ses conditions de vie, de ses désirs, de ses craintes — dans sa vie singulière. Il lui faut, au sens de la formule d’Act Up « savoir = pouvoir », se faire expert de sa maladie, pour décider en connaissance de cause.

Les recommandations scientifiques sur lesquelles s’appuie la décision de démarrer un traitement n’ont cessé d’évoluer. L’arrivée des multithérapies avait suscité l’espoir de parvenir à une éradication du virus dans l’organisme et donné lieu à la fin des années 1990 à une première vague de stratégies thérapeutiques misant sur des traitements très précoces et très agressifs. Leur échec patent à éliminer le virus, combiné à la lourdeur des effets secondaires et à la toxicité des traitements, ont par la suite conduit à un mouvement inverse cherchant à retarder sensiblement l’initiation du traitement et à l’alléger (interruption temporaire, réduction de doses). Inopérantes, ces stratégies cèdent la place à un retour progressif à une initiation plus précoce du traitement, possible notamment avec l’arrivée au fil du temps de nouvelles générations d’antirétroviraux, mieux tolérées. Ainsi, alors que les recommandations de 2004 préconisaient un démarrage du traitement entre 350 et 200 CD4 [1], et déconseillaient, sauf cas particulier, le traitement au-dessus du seuil de 350 CD4, les dernières recommandations [2] envisagent désormais l’initiation entre 500 et 350 CD4.

Plusieurs facteurs expliquent cette évolution. Un faisceau de résultats concordants ont notamment démontré l’intérêt du maintien de l’immunité à un haut niveau afin d’accroître les chances de succès thérapeutique, plutôt que de tenter de la restaurer une fois dégradée. Initier le traitement à un niveau plus faible de CD4 semble conduire non seulement à une restauration réduite et incomplète de l’immunité, mais aussi à un risque plus élevé de maladies et de décès. Avec un traitement initié et suivi de façon optimale — mais seulement à cette condition — l’espérance de vie des personnes vivant avec le VIH rejoint celle de la population générale, toutes choses égales par ailleurs. En outre, nombre des effets délétères des traitements sont majorés quand l’immunité est plus faible, ce qui suggère que le même traitement est en fin de compte non seulement plus efficace, mais aussi mieux toléré pris précocement que tardivement. Enfin, les effets à long terme de l’infection elle-même, qui agit comme un facteur de vieillissement accéléré de l’organisme, semblent eux aussi plaider en faveur d’une suppression la plus complète et la plus précoce possible de l’activité virale.

Accéder tôt au traitement requiert de se savoir infecté par le VIH. C’est sur ce point essentiellement que se concentrent les difficultés de la mise en pratique des recommandations. En France, sur un nombre total de personnes vivant avec le VIH estimé entre 11 3000 et 14 1000, on évalue généralement qu’environ 30% d’entre elles ignorent leur séropositivité, ordre de grandeur que l’on retrouve à l’échelle européenne. Le corollaire est que quelques 33 % des 7000 personnes environ qui découvrent leur séropositivité chaque année en France le font en situation de dépistage tardif, autrement dit soit à un stade de sida déclaré, soit à un niveau de CD4 inférieur à 200 CD4. La prise en charge se traduit alors par une perte de chances thérapeutiques très importante : risque de décès à un an multiplié par quatorze, surmortalité statistique plusieurs années durant après le démarrage des traitements, probabilité de complications graves par diverses pathologies sensiblement plus élevée tout au long de la vie. La précocité de la mise au traitement, gage d’efficacité thérapeutique, reste donc en pratique conditionnée par celle du dépistage.

traiter tôt pour prévenir la transmission ?

Si l’évaluation du rapport bénéfice/risque individuel a jusqu’ici prévalu dans la décision d’engager le traitement, la question d’un usage préventif du traitement, vivement débattue actuellement, invite à penser que la lutte contre l’épidémie est à un tournant de son histoire. Des données accumulées depuis une dizaine d’années montrent en effet une corrélation forte entre le niveau de la charge virale plasmatique (CV) [3] et le risque de transmission sexuelle du virus, suggérant que l’abaissement de la CV au-dessous du seuil de détection réduit très fortement, voire supprime le risque de transmission. Des études sur des couples hétérosexuels sérodifférents ont ainsi constaté l’absence de contamination du partenaire non infecté quand le partenaire porteur du VIH bénéficiait d’un traitement efficace — bien qu’à un niveau individuel il demeurera toujours impossible de démontrer l’absence totale de risque de transmission. Ceci permet d’envisager deux types d’usage du traitement dans une visée préventive : à un niveau collectif, comme outil de contrôle de la dynamique de l’épidémie, et à un niveau individuel, comme outil permettant aux personnes infectées de ne plus transmettre le virus. Ce second aspect, en raison de l’existence d’un risque résiduel, est le plus controversé. En janvier 2008, un ensemble de recommandations émises à l’intention des médecins par l’Office fédéral de Santé suisse a fortement contribué à enflammer les débats. L’avis suisse franchissait en effet le pas consistant à affirmer le caractère protecteur du traitement au niveau individuel, considérant le risque résiduel de transmission négligeable. Il stipulait ainsi qu’une personne infectée par le VIH traitée par multithérapie antirétrovirale hautement active, strictement observante, ayant une charge virale indécelable depuis plus de six mois, et exempte de toute autre infection sexuellement transmissible, n’était pas susceptible de transmettre le VIH au cours d’un rapport hétérosexuel.

Un certain consensus scientifique existe quant à l’effet collectif du traitement sur la dynamique de l’épidémie. L’enjeu est majeur si l’on considère qu’en 2007, pendant qu’un million de personnes étaient mises au traitement dans le monde — une progression sans précédent, quoique toujours très en deçà des besoins [4] — plus de 2,7 millions étaient contaminées. Or, plusieurs études ont montré l’impact très sensible de l’introduction des multithérapies sur le niveau des transmissions. Pour autant, même dans les pays ayant les meilleurs taux de couverture par le traitement, si l’effet des traitements freine l’augmentation du nombre de personnes infectées, il ne la fait pas régresser. Pour parvenir à inverser la dynamique de l’épidémie, il faut atteindre une proportion suffisamment forte de séropositifs sous traitement, sans que cela s’accompagne d’un relâchement des comportements, susceptible de compromettre le résultat. Ce seuil qui casserait la dynamique épidémique est élevé — de l’ordre de 75 % et plus selon les modèles et les situations épidémiologiques étudiées — et n’est envisageable qu’avec une amélioration très sensible du dépistage et de la prise en charge. Les travaux les plus spectaculaires sont incontestablement ceux publiés récemment sous l’égide de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui explorent, en situation d’épidémie généralisée telle qu’en Afrique du Sud, l’hypothèse d’un dépistage systématiquement proposé chaque année à la population de plus de 15 ans, suivi d’une mise au traitement immédiate de toute personne dépistée positive, sans autre considération que son statut sérologique. La modélisation indique alors une inflexion drastique de la dynamique de l’épidémie et de la mortalité en quelques années, et une réduction de la prévalence à moins de 1% de la population à l’horizon de 2050. Ce scénario, dont la mise en oeuvre reste pour l’heure totalement hors de portée dans la grande majorité des pays, atteste la puissance du traitement sur le niveau des transmissions. Il n’en pose pas moins de sérieuses questions éthiques tant il privilégie l’interventionnisme médical — et au passage les intérêts de l’industrie pharmaceutique — au détriment de l’autonomie des personnes. L’enjeu de santé publique de la prévention ne serait plus tant d’influencer les comportements de tous que d’assurer un contrôle médical efficace des corps des seuls séropositifs. Une politique de santé publique dont l’efficacité reposerait à ce point sur le systématisme du dépistage des séropositifs et de leur médicalisation pourrait aisément dériver vers des pratiques coercitives.

préserver l’autonomie des personnes face au dépistage et au traitement

Même sous des hypothèses d’intervention beaucoup moins radicales, l’introduction de politiques publiques fondées sur un changement d’échelle du dépistage et de la mise au traitement est porteuse d’une profonde modification du rapport à la médecine et au traitement. Elle requiert une vigilance redoublée de la part de l’ensemble des acteurs de la lutte contre le sida, et tout particulièrement des associations défendant les droits des personnes atteintes, face aux risques de dérives hygiénistes qui pourraient resurgir à cette occasion, sous forme d’une obligation de dépistage, et, sinon d’une obligation de soins, du moins d’une pratique de prescription quasi-automatique du traitement qui réduirait la discussion médecin-patient à un recueil de consentement.

Une stratégie de lutte contre l’épidémie réaxée sur la prévention thérapeutique de la contamination accroît certes les enjeux sur le dépistage, mais n’altère en rien les raisons qui ont conduit jusqu’ici à récuser toute idée de dépistage obligatoire. Son caractère volontaire demeure une question de droit fondamental des personnes et un impératif du point de vue de la santé publique — l’expérience ayant abondamment montré qu’une démarche fondée sur l’adhésion est plus efficace qu’une démarche coercitive. Améliorer et élargir le dépistage passe en revanche par une redéfinition de la politique de l’offre de dépistage, qui devrait notamment être plus systématiquement proposé.

Vouloir traiter à des fins de contrôle de l’épidémie repose la question de la décision d’initier un traitement dans des termes nécessairement différents. Sans même aller jusqu’au systématisme imaginé par l’OMS, l’effet de réduction de la transmission par le traitement ajoute à celui-ci une indication supplémentaire, distincte de l’indication thérapeutique qui prévalait seule jusqu’ici. Il devient ainsi possible d’imaginer de démarrer un traitement à un stade où le bénéfice thérapeutique n’est pas manifeste, pour le seul bénéfice préventif — un bénéfice pour autrui, justifiant l’expression parfois utilisée de « traitement altruiste ». Là encore, la question du respect de l’autonomie des personnes est en jeu. La ligne de démarcation à respecter dans cette pratique médicale doit être posée par le désir exprimé par la personne elle-même. C’est le sens de la recommandation introduite dans le dernier rapport d’experts à l’intention des médecins, qui stipule que si les arguments ne sont pas suffisants en 2008 pour recommander l’instauration d’un traitement antirétroviral chez les patients asymptomatiques ayant plus de 500 CD4, « il paraît cependant acceptable d’entendre et d’examiner la demande d’un patient qui souhaiterait débuter un traitement alors que son nombre de lymphocytes CD4 est supérieur à 500/mm3, notamment dans une optique de diminution du risque de transmission sexuelle du VIH. » [5] Faire droit à ce type de demande, c’est accepter de faire du traitement un possible outil de prévention à un niveau individuel ; plus que le simple ajout d’un outil supplémentaire de prévention parmi d’autres, cela engage un bouleversement de la conception de la prévention aujourd’hui prévalente.

réarticuler les outils et le discours de prévention

Jusqu’ici, les moyens disponibles pour éviter la transmission du virus étaient techniquement les mêmes pour les personnes non infectées que pour les personnes porteuses du virus. La prévention dite primaire de la transmission (ne pas se contaminer) comme la prévention dite secondaire (ne pas transmettre) reposaient ou bien sur l’abstinence sexuelle, ou bien sur l’usage systématique du préservatif. [6] Chaque individu est ici également et pleinement investi de la responsabilité d’assurer la non-transmission, qu’il s’agisse de se protéger soi ou de protéger autrui [7], une responsabilité qui se rejoue à l’occasion de chaque rapport sexuel. Avec le traitement, en revanche, apparaît un moyen, médicalisé et non comportemental, déconnecté de l’acte sexuel, de rendre les personnes porteuses du virus quasi non-transmetteuses. Ceci marque une inflexion vers un schéma beaucoup plus conventionnel de lutte contre la propagation des maladies transmissibles, associant identification des porteurs (dépistage) et traitement dans un objectif de santé publique — un schéma appliqué par exemple à la tuberculose. En termes de représentations de la maladie, on peut craindre une érosion du « principe de responsabilité » sur lequel s’est construit la lutte contre le sida, contribuant à désigner les séropositifs comme source de l’épidémie et à rejeter entièrement sur eux la responsabilité d’éviter la transmission. Dans le même temps, l’efficacité du traitement sur le risque de transmission peut également offrir l’opportunité de rompre avec l’image du séropositif représentant un danger pour autrui. De surcroît, si ce dispositif investit les séropositifs d’une responsabilité particulière nouvelle — accepter de se faire traiter, être observant non seulement pour soi, mais à l’égard d’autrui et de la collectivité — il engage, pour l’ensemble de la population, une réarticulation du principe de responsabilité autour du dépistage (connaître son statut et le surveiller).

Affirmer l’efficacité préventive du traitement à un niveau individuel suscite néanmoins la crainte d’inciter tant les séronégatifs que les séropositifs à abandonner l’usage du préservatif. Il est avéré que l’arrivée des traitements dans la seconde moitié des années 1990 s’est accompagnée d’un relâchement des pratiques de prévention qui perdure depuis ; tendance que la promotion du traitement en prévention pourrait accentuer. Les données disponibles invitent cependant à une analyse plus nuancée. Sans doute l’existence de traitements efficaces a-t-elle modifié la perception de la maladie, qui effraie moins dès lors qu’elle n’est plus synonyme d’une mort certaine. Pour autant, il apparaît qu’il n’existe aucune corrélation directe entre mise au traitement et relâchement des comportements. En revanche, la connaissance par une personne de son statut sérologique, et plus encore en cas de séropositivité, s’avère favoriser l’adoption d’un comportement de prévention. Plusieurs études montrent également que les personnes infectées prennent moins de risque de transmission après la mise sous traitement, et que ces pratiques de prévention se maintiennent dans le temps. Face au risque de relâchement, la connaissance du statut sérologique et la mise au traitement constituent plutôt des facteurs de meilleure maîtrise individuelle des stratégies de prévention.

Reste que le discours de prévention, s’il fait une place au traitement, doit clairement informer de l’existence possible d’un risque résiduel et inviter chacun à la prudence. Promouvoir le dépistage et le traitement ne doit en rien empêcher de continuer de promouvoir le préservatif, qui demeure un outil de protection potentiellement maîtrisable par chacun, et très sûr s’il est utilisé correctement. Il demeure en outre le seul moyen de se protéger d’autres IST. Les séronégatifs ou sérointerrogatifs soucieux de se protéger et de garder la maîtrise de leur protection n’ont, par conséquent, aucune raison de l’abandonner — parce que le traitement que prend leur partenaire n’offre pas une protection absolue, ou parce qu’ils peuvent ignorer s’il/elle est séropo, sous traitement, bien observant, en charge virale indétectable, ou encore parce qu’ils pensent ne pas pouvoir lui faire confiance sur ces points. La prudence invitera également un séropo soucieux de protéger ses partenaires à maintenir une protection maximale avec le préservatif, le traitement apportant une sécurité supplémentaire extrêmement rassurante. Autrement dit, dès lors que l’information sur le traitement est correctement faite, il n’y a pas de raison de penser que toutes celles et ceux qui jusqu’ici ont eu les moyens et la force de bien se protéger privilégient désormais les prises de risque.

Il ne s’agit donc pas d’opposer traitement et usage du préservatif, mais de penser leur complémentarité. L’usage de l’un n’exclut pas l’autre pour une sécurité maximisée, mais à défaut, l’usage d’un seul apparaît toujours préférable à une absence totale de protection. Le traitement peut constituer un instrument précieux pour éviter de nombreuses contaminations chez celles et ceux qui, de fait, et quelles qu’en soient les raisons, ne se protègent pas ou pas systématiquement avec un préservatif. Ces situations existent, et force est de constater que l’injonction répétée depuis des années ne suffit pas ou ne suffit plus à les prévenir. Le préservatif est un outil théoriquement parfait, mais à condition d’une utilisation également parfaite qu’on ne constate pas dans la vie réelle, même chez les personnes qui se protègent le plus systématiquement. Même dans les groupes d’utilisateurs les plus rigoureux, alléguant un usage absolument systématique pour toute pratique de pénétration, des études ont montré que dans les pratiques l’efficacité du préservatif en terme de prévention de la transmission du VIH n’est pas totale et se situe, selon les études, entre 80 et 95 %. Les limites de la prévention par le préservatif sont connues, comme l’est le fait que tout le monde n’est pas de façon égale en position de négocier le préservatif — pour des raisons très diverses ayant trait aux rapports sociaux de sexe, à des contraintes sociales ou affectives. On sait aussi qu’en dehors de ces contraintes, il peut être difficile pour certains, quel que soit le désir sincère de se protéger ou de protéger l’autre, de maintenir une protection systématique toute une vie : la fatigue de la prévention existe, il y a des moments, des situations où l’on ne peut tout simplement plus. On sait enfin qu’il n’est pas possible d’être strictement rationnel dans chaque instant de la vie sexuelle et affective, ni d’ailleurs face à la notion très subjective de risque [8]. Reconnaître ces situations, aussi diverses soient-elles, ne signifie pas abdiquer l’impératif de protection sur lequel a été fondée la prévention jusqu’à aujourd’hui, mais en enrichir les moyens et tenir compte de la complexité du réel. Sans doute y a-t-il une part de pari dans l’idée d’intégrer le traitement aux outils de prévention, mais c’est alors sur l’augmentation de la capacité des individus à décider d’eux-mêmes qu’il doit porter.

Ces enjeux nouveaux du dépistage et du traitement n’en sont qu’à leurs balbutiements. Leurs déclinaisons concrètes seront différentes au Nord et au Sud, et au sein même de ces grands ensembles, car elles dépendront de la capacité des différents acteurs à intégrer le changement, que ce soit pour en saisir les chances nouvelles ou en contrer les dérives possibles. Nul doute que le champ de la lutte contre le sida s’en trouvera bouleversé. À tout le moins, c’est une médicalisation encore accrue et toujours plus précoce de la vie des séropos qui s’esquisse. Plus que jamais, il leur appartiendra d’inventer la manière de s’emparer de ces moyens et savoirs nouveaux pour en faire les outils de leur autonomie.

Notes

[1La mesure des niveaux de cellules CD4 permet d’évaluer le niveau de dégradation de l’immunité. Plus il est élevé meilleure est l’immunité.

[2Rapport d’experts 2008 — Prise en charge médicale des personnes infectées par le VIH,sous la direction du Pr. Patrick Yeni (Flammarion).

[3Mesure du taux de réplication du virus dans le sang.

[4Environ 3 millions de personnes bénéficient d’un traitement dans le monde. Plus de 6 millions d’autres en auraient un besoin vital urgent.

[5Rapport d’experts 2008, op. cit., pp.34-35.

[6L’abstinence ne peut être un objectif : on sait l’échec sans appel des politiques réactionnaires qui misent sur elle pour contrôler l’extension de l’épidémie. Pour autant, l’abstinence est un comportement qui existe de fait et dont l’impact sur la dynamique de l’épidémie n’est pas négligeable : l’étude VESPA, menée en France en 2003, fait apparaître qu’environ 40 % des personnes vivant avec le VIH n’ont plus de relations sexuelles. Ce chiffre traduit à la fois la peur de transmettre et l’isolement social et affectif de nombreux séropositifs.

[7C’est en ce sens qu’il faut comprendre la notion de « responsabilité partagée » souvent utilisée pour caractériser ce modèle préventif.

[8Ce n’est pas parce qu’un risque existe et qu’on le sait qu’on ne le prend pas. Ce qui décide n’est pas le risque en soi, mais la balance que chacun fait entre le risque que comporte telle action et le bénéfice attendu. Dans le domaine des pratiques sexuelles et de la prévention du sida, la fellation non protégée est un bon exemple : un risque faible, mais pas nul, et que pourtant l’immense majorité des gays ne cesse de prendre.