Vacarme 47 / cahier

reprise de l’écoute

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Qui n’a jamais été hanté par une chanson tournant en boucle dans sa tête ? Cette obsession musicale, une parmi tant d’autres, peut se résumer en une interrogation : qu’est-ce que la reprise en musique ? C’est à cette question que le musicien Rodolphe Burger, en résidence au Conservatoire de Strasbourg, a essayé de répondre au cours d’un séminaire qu’il a animé en 2006 et 2007. Vacarme a voulu prolonger la discussion. En voici donc le premier épisode : si l’on considère l’écoute comme l’activité sensible propre à l’art des sons, qu’est-ce que la réécoute nous dit de la musique ?

Le terme l’atteste en lui-même : la reprise est souvent considérée comme une opération secondaire, qui vient a posteriori. Elle n’est en effet jamais vraiment perçue comme la pratique musicale essentielle ; on s’intéresse plus volontiers au surgissement de la création prétendument unique et inouïe. Or, la reprise gagne à être interrogée comme une opération fondamentale, en particulier si l’on pense à ce qu’est devenue aujourd’hui l’écoute musicale, et si l’on mesure également combien la musique vit à l’heure de la réitération généralisée. En cela, avec la reprise se pose la question de la réécoute. Celle-ci est tout d’abord liée aux modifications, incomparables dans l’histoire, des conditions de diffusion et de réception de la musique. On peut les envisager dans leur versant sociologique et historique et les porter au crédit d’une démocratisation musicale. Il faut en comprendre également toutes les implications esthétiques tant elles ont induit de changements. C’est une banalité que de le constater mais ce serait une erreur que de le minorer : il y a eu au cours du xxe siècle un élargissement formidable, une démultiplication infinie des possibilités de réécoute. S’il y avait certes déjà dans le passé des expériences de réécoute pendant la célébration rituelle de fêtes, notamment avec la reprise d’un répertoire de chants (et de danses) connu et partagé, si la musique médiévale et renaissante a bien pu faire d’une même mélodie (appelée cantus firmus), comme celle de L’homme armé, le support de nombre de compositions différentes, il n’en reste pas moins qu’avec le développement et la prolifération ultrarapides des techniques d’enregistrement, la réécoute s’est faite plus instantanée, au moins en tant qu’horizon de possibilité : elle s’est pour ainsi dire libérée, émancipée du temps et de l’espace. Ce qui a provoqué une mutation au coeur même de ce qu’on appelle « musique », de ce qui constitue sa pratique et le rapport que nous avons avec elle. De ce point de vue, avec les appareils de reproduction sonore, peut-être plus encore qu’une modification de l’écoute au sens où Walter Benjamin l’énonçait dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, il semble que l’écoute musicale existe et se constitue aujourd’hui en partie dans la tension de sa réécoute. On sait ou l’on croit qu’il nous sera donné l’occasion, un jour ou un autre, de réécouter la musique que l’on vient d’entendre. On perçoit un peu de ce bouleversement dans la transformation du « bis » à la fin d’un concert. Celui-ci était conçu comme un moment privilégié de réécoute. Ce n’est plus guère le cas : il ne consiste plus aujourd’hui en la reprise, la répétition d’un morceau joué précédemment — cela arrive évidemment à l’occasion, pour un tube par exemple — mais en un morceau « nouveau », in-ouï dans le temps du concert. Le plaisir du « bis » est bien plus maintenant celui de l’inattendu et de la surprise. L’écoute musicale contemporaine, en s’arrimant au possible d’une réécoute, se déplace et se déporte beaucoup plus dans le temps qu’auparavant et transforme de la sorte le rapport présent, immédiat, à la musique.

Il semble d’ailleurs parfois bien plus aisé de se souvenir d’une situation de réécoute que du moment de l’écoute inaugurale : sans doute la découverte d’une chanson, d’une oeuvre en concert constitue-t-elle une situation intense de première écoute. Pourtant, combien de fois n’a-t-on pas senti, en concert par exemple, que le public attendait, piaffait de pouvoir réécouter une oeuvre, aimée sans doute mais surtout déjà écoutée, « connue » ? Et inversement : qui n’est jamais parti de manière un peu obsessionnelle à la recherche d’une chanson une première fois entendue, découverte ? Quand Jean-Luc Nancy écrit que « la musique ne cesse pas d’exposer le présent à l’imminence d’une présence différée, plus « à venir » qu’aucun « avenir » », « présence non future mais seulement promise, seulement présence du fait de son annonce [1] », il ne propose rien d’autre qu’une définition de la musique dans la tension de la réécoute.

Par ailleurs, si la pratique musicale est tendue constamment vers l’avenir, elle se retourne tout autant constamment vers le passé. Ce qui ne signifie pas que la reprise soit forcément une pratique nostalgique. Elle peut l’être quand on réécoute quelque chose qu’on a aimé ou parce qu’on veut s’en souvenir. Mais elle peut avoir également une vertu pédagogique, formatrice — c’est le mode principal de formation des autodidactes qui apprennent en reprenant. La reprise se fait alors exercice. Plus essentiellement, la pratique de la reprise, qui se développe considérablement au xxe siècle, est une manière de rendre directement active son écoute, c’est-à-dire de faire entendre comment on écoute. Car il n’y a pas d’autres manières de le faire. C’est peut-être là l’un des handicaps de la musique. Quand on discourt, on a la possibilité de s’expliquer : la parole en effet peut s’élever au carré, se penser elle-même. La musique n’a pas cette possibilité. La reprise devient la seule façon qu’a la musique de parler de la musique. Les exemples en la matière sont multiples.

C’est ce qui se passe dans certaines musiques traditionnelles d’Afrique ou avec Liszt dans ses paraphrases d’airs d’opéra. C’est aussi le cas quand Archie Shepp reprend Duke Ellington : il fait alors entendre comment il l’entend. C’est par ailleurs ce qui se joue tout particulièrement dans le cas de la transcription ou bien dans les cas stricts de réécriture. Moussorgski a laissé deux versions achevées de Boris Godounov. Pourtant après sa mort, se sont multipliées les réécritures telles celles de Rimski-Korsakov et de Chostakovitch. L’une et l’autre voulaient améliorer la partition et ses effets. Elles expriment en réalité bien plus l’écoute singulière, les préoccupations musicales de chacun de ces deux compositeurs. D’une autre manière, Luciano Berio a procédé à nombre de réécritures. Il a été probablement l’un des meilleurs arrangeurs, dans la deuxième moitié du xxe siècle, des oeuvres du passé. Que ce soit par son travail de montage en superposant les quatre versions existantes des Variations sur la retraite de Madrid de Boccherini ou bien dans son troisième mouvement de la Sinfonia intégralement composé sur le scherzo de la 2e Symphonie de Mahler, Berio signe ainsi ses écoutes personnelles. Il a aussi comme Stravinsky souvent repris certaines de ses oeuvres pour en proposer de nouvelles versions. Quoi qu’il en soit, la composition musicale constitue alors une réécoute en tant qu’elle est la forme donnée à l’écoute d’une écoute.

Ce qui s’exprime somme toute parfaitement à travers l’un des topoi de l’histoire de la musique qui passe son temps à chercher à identifier les influences de tel musicien sur tel autre, autrement dit à révéler l’écoute intensive d’un musicien par un autre. C’est, pour ne donner qu’un seul exemple, toute la question longtemps débattue de qui, de Moussorgski ou de Wagner, a le plus influencé la musique de Debussy. C’est également toute la question de la puissance opératoire d’une écoute : songeons au slogan récurrent de la critique rock qui se plaît à voir dans certains groupes — le Velvet Underground pour n’en citer qu’un — leur capacité à susciter le désir de faire de la musique. Il y a en définitive dans la reprise de l’écoute comme un double geste. Il s’agit tout d’abord d’un geste d’hommage. C’est Archie Shepp qui dit « je te salue Ellington ! » Mais dans le même temps, il dit aussi « Ciao, je suis Archie Shepp ! ». Son geste n’est pas une reprise comme restitution authentique, mais montre ce qu’il a entendu de et dans Duke Ellington. Mais même ceux qui ont semblé le plus en rupture, tel Ornette Coleman avec son « Shape of Jazz to Come », font un geste d’hommage aux prédécesseurs dans la rupture. Ce qui vaut aussi pour Anton Webern qui entendait ouvrir un « Chemin vers la nouvelle musique ». La reprise de l’écoute manifeste ici la concrétion des temps qu’opère la musique tout autant que son inachèvement permanent. Si rien n’est jamais fini, si rien n’est jamais mort en musique, si le passé n’est jamais passé, il y a la promesse d’un sauvetage toujours possible : on pourra réécouter ce qui a été oublié. Est-ce une coïncidence dès lors si la réécoute s’est tout particulièrement accrue au moment même où la musique devenait une histoire et où celle-ci se constituait en science ? En définitive, la musique ne serait-elle pas un futur passé ?

Notes

[1Jean-Luc Nancy, « Comment s’écoute la musique ? », in Il particolare, n° 15-16, 2006. Cité par Rodolphe Burger, Variations sur la reprise, Éditions du Conservatoire de Strasbourg, à paraître.