Vacarme 47 / cahier

blessures d’usine

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Qu’on se le dise, on travaille et on se bat toujours dans les usines en France. Mais si les luttes pour l’autonomie, la dignité, l’intégrité physique perdurent par-delà les années qui passent, les lieux de la contestation se diversifient. C’est en tout cas ce qui semble se jouer autour du Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail aujourd’hui investi par les militants syndicaux. Plongée dans l’usine Perrier de Vergèze (Gard) pour voir comment on s’y est pris pour que le savoir sur la santé et la sécurité au travail apparaisse comme une technique de gouvernement des corps.

23 juin 2008, débrayage massif à l’usine de la Source Perrier à Vergèze, dans le Gard. L’équipe de nuit se regroupe près du comité d’entreprise, et le secrétaire de la CGT prend la parole. Un jeune salarié risque des sanctions pour avoir gravement endommagé la charpente d’un des ateliers. La direction décline toute « responsabilité » — point nodal du conflit qui s’annonce — et la fait porter aux salariés, qui doivent répondre des blessures et des dégâts qu’ils peuvent causer dans l’exercice de leur fonction. Ne s’en prendre qu’à soi-même : le discours patronal renoue ici avec un raisonnement juridique, dont la logique, a priori intuitive, a en réalité une histoire. Au xixe siècle, le contrat de travail était en effet conçu comme un contrat commercial conclu entre deux parties librement consentantes et juridiquement égales : l’employeur n’avait pas à répondre des risques qu’encourait le salarié au cours de l’exécution du contrat. La logique a prévalu jusqu’à la loi de 1898 sur les accidents du travail, qui a consacré la notion de risque et garanti un principe de réparation.

Travailler à l’atelier n’est pas chose facile : depuis un chariot élévateur pouvant accueillir plusieurs niveaux de charge, il faut disposer des caisses de produits sur un réceptacle surélevé. Inexpérimenté, le salarié en question n’était pas au fait de la configuration exacte des lieux : l’atelier a une hauteur qui varie, et par endroits les nivellements du plafond imposent aux conducteurs de ne pas charger au maximum leurs chariots. Si les niveaux de charges sont trop élevés, le chariot heurte la charpente et, outre les dégâts matériels causés, les risques pour les salariés sont réels. Encore faut-il être mis au courant, prendre le temps d’échanger avec les autres, ne pas s’imposer une pression telle que le souci de la performance conduise à déroger à toutes les précautions de sécurité.

il se passe encore des choses à l’usine

Le travail — son contenu, sa forme, son ambiance — a changé à l’usine. Rachetée il y a quinze ans par le groupe Nestlé, elle connaît depuis lors une série de bouleversements destinés à « restructurer » l’établissement, l’organisation du site — peut-être les gens, aussi. Plus de 40 % des salariés ont quitté l’usine depuis. C’est d’eux, et de l’ombre qu’ils laissent en partant, qu’on parle en général ; c’est de leur drame qu’ont honnêtement traité les journaux locaux et nationaux ; ce sont des conséquences de ce non-emploi que se sont alarmés les pouvoirs publics.

De ceux qui restent on parle moins : ils ont un travail, une fonction, une « solvabilité ». Ils se situent du bon côté : non pas outsiders qui veulent rentrer, mais chanceux insiders qui bénéficient d’une rente de situation due aux rigidités supposées du marché du travail. Mais si le non-emploi semble être à l’évidence une des « inventions » les plus décisives de notre époque, on aurait tort, sans doute, de ne pas voir que se jouent à l’usine des évolutions majeures incitant à revoir certains des présupposés que nous nourrissons sur notre époque. Deux notamment.

D’une part, la modernité technologique aurait éradiqué les souffrances corporelles. Qui se blesse encore au travail ? Avec l’« enrichissement » des tâches, on peine à se figurer le salarié souffrant, et Les Temps modernes et Metropolis semblent les métaphores d’un temps heureusement révolu. Pourtant de nombreux travaux montrent que si la pénibilité a reculé du fait de l’automatisation croissante des chaînes de production, la souffrance physique ne disparaît pas des lieux de travail. Le tour de force du discours managérial contemporain semble avoir consisté à restreindre l’emploi de la notion de pénibilité à l’ordre tayloriste. Seulement voilà, ça se casse, ça pousse, ça glisse, ça tombe…

D’autre part, la sortie de l’ordre industriel aurait amené à une libération des consciences. Or le travail ne se contente pas d’user les corps ; à en croire médecins, salariés, ergonomes, il use aussi les âmes. Ça panique, ça « craque », ça pleure… Une récente législation européenne [1], transposée à l’échelle nationale à l’issue d’une négociation entre acteurs sociaux, s’est faite l’écho d’une réalité désormais indéniable, celle d’un mal-être psychologique répandu parmi les salariés, lié à la situation de travail, et reconnu juridiquement sous le terme de « stress ». C’est officiel : on peut aussi avoir mal dans un bureau climatisé. Dans le cas du jeune salarié à l’origine du débrayage de juin, la séparation entre corps et psyché n’est à vrai dire même pas nécessaire, tant douleur psychologique et dégâts matériels semblent intimement liés. Cette souffrance d’un autre type, que la réduction du temps de travail peut tout au plus apaiser mais pas éliminer, témoigne de ce qu’une libération authentique ne saurait se passer d’une réflexion sur le contenu même du travail. Est-il utopique de penser que cette lutte n’est pas toujours d’actualité ?

la « vadrouille », ou comment avoir un pied hors de l’usine

Aujourd’hui l’usine de Vergèze est un lieu où l’on a peur — d’être inutile, de perdre son travail. Tous les matins avant la prise de poste, on assigne les salariés aux différents secteurs de l’usine. Certains ont « l’honneur » d’être affectés aux chaînes, d’autres vont dans des services annexes à la production ; d’autres encore sont relégués à des secteurs non définis a priori, et il n’est pas rare que certains cherchent longtemps quelque chose à faire au sein des différents ateliers. Cette errance sur le lieu même de leur travail, que les salariés nomment entre eux « vadrouille », apparaît dans les témoignages comme un véritable repoussoir, comme la forme même de l’anti-travail : s’ennuyer sur son lieu de travail est une chose, avoir le sentiment de n’y servir à rien est plus déstabilisant encore. On s’ennuyait sur la chaîne, on s’y endormait même parfois, à force de voir défiler les objets interminablement ; mais on avait au moins le sentiment de « participer » à une production commune. Où en est-on arrivé pour que le travail en miettes paraisse rétrospectivement préférable ?

Dans les années 1990 fut introduit par la direction un impératif de « recentrage sur le coeur de métier » : l’entreprise était censée se focaliser sur les activités jugées essentielles à la production, en l’occurrence l’embouteillage. Qualifiées d’annexes, déjà en position subalterne dans la hiérarchie symbolique ouvrière, les activités telles que le gardiennage ou l’entretien avaient désormais vocation à être à terme externalisées et se virent plus dévalorisées. Les salariés semblent avoir intériorisé ces distinctions : ne pas être affecté à la chaîne, c’est travailler dans des espaces de relégation, et peut-être perdre un peu de sa valeur en tant qu’ouvrier.

Comment comprendre qu’on laisse errer des salariés ? Que l’organisation actuellement en vigueur rende difficile l’allocation optimale de la force de travail ? C’est, semble-t-il, que l’organisation du travail, instrument au service de la production, est aussi une technique de gouvernement. Qu’on en juge par ses effets : la vadrouille justifie concrètement le diagnostic de la direction, qui conclue à un sureffectif chronique à l’usine, que les plans sociaux ont pour fonction de réduire. Ainsi, une double logique est-elle à l’oeuvre, qui lie intensification du travail et responsabilité individuelle : une fois promu le mot d’ordre de sureffectif, une fois réalisée la réduction du personnel, l’intensification du travail a des conséquences dont la direction cherche alors à se prémunir, en affichant un refus de prendre à son compte le coût des dégâts matériels qu’induit une organisation du travail fondée sur une augmentation du stress des salariés. L’insistance mise sur la responsabilité individuelle, qui a pour fonction d’organiser juridiquement ce refus, illustre dès lors ce que la rationalité invoquée par la direction peut recouvrir de violence symbolique.

les acteurs sociaux ne font pas que subir

Pour autant l’usine ne fonctionne pas sur le modèle d’une institution totalisante, où la seule voix qui s’exprimerait serait celle du message patronal diffusée par un haut-parleur. Face aux discours ne reconnaissant de responsabilité qu’au salarié, une des stratégies adoptées par les représentants du personnel a consisté à re-politiser les questions de santé au travail et à investir à cette fin le Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT).

Jusqu’alors en marge des luttes syndicales contre les licenciements collectifs, cette instance s’est vue conférer une nouvelle centralité au fur et à mesure que les salariés voyaient, au nom de leur « responsabilisation », leurs corps exposés de façon croissante aux aléas de leur travail. Face à cette logique, les représentants des salariés élaborent un discours hétérodoxe et tentent un dévoilement. Le discours de la direction doit apparaître pour ce qu’il est : non pas une vision scientifique et neutre, mais un savoir-pouvoir ayant pour but de gouverner les corps et de les orienter au sein de l’espace de travail.

À cette fin, un premier objectif s’impose, qui consiste à formuler une critique des chiffres employés par la direction, pour donner à voir une détresse au travail que masquaient les statistiques trop générales fournies par les services de la direction. En élaborant des statistiques (sur le handicap, le sexe, l’âge des salariés, l’illettrisme) non pas par secteur, mais à l’échelle plus fine des lignes de production, les militants du CHSCT veulent identifier précisément les personnes qui sont les plus vulnérables aux changements organisationnels : elles sont les plus susceptibles d’être reléguées aux tâches annexes, et doivent être protégées en premier lieu. Rendre visible les situations réelles apparaît comme un enjeu majeur, puisqu’il s’agit d’intégrer dans un espace de travail une communauté de gens appartenant à un même espace de vie, le bassin d’emploi local.

Autre volet de l’action militante à l’usine : faire jouer une norme contre une autre. Après de longues décennies de réticences, et malgré un doute persistant, les pratiques syndicales font une plus grande place au Code du travail. Celui-ci apparaît comme un outil utile à l’heure où l’oralité des rapports sociaux est déclassée par une pratique de l’écrit, et où le recours à la soft law s’impose comme un instrument majeur au sein des répertoires d’action patronaux. Face à cette tentative d’instaurer au sein de l’usine un ordre juridique élaboré par les services d’une direction soucieuse de repenser sa « gouvernance » (outre le règlement intérieur, les codes de conduites se multiplient), les salariés et leurs représentants mobilisent le droit national devant les prud’hommes ou au tribunal de grande instance, mais également au quotidien. C’est notamment le cas dans l’analyse des causes des accidents du travail : récusant l’insistance mise par la direction à souligner les facteurs dits « comportementaux » à l’origine des accidents, les représentants du personnel au CHSCT mettent au contraire l’accent sur l’agencement du site de production. Ils jugent leur approche davantage conforme aux principes de prévention figurant à l’article L 4121 du code du travail, qui préconisent une appréhension d’abord collective des risques. Le cas dramatique de la mort d’une salariée employée par une entreprise sous-traitante, renversée par un chariot conduit par un salarié qui ne l’avait pas vue, illustre l’opposition qui se fait jour entre ces deux modes d’explications. La salariée n’était certes pas censée emprunter ce parcours, raccourci lui permettant de regagner plus vite son atelier ; mais le fait que l’issue ne soit pas barrée, que les portes restent grandes ouvertes sur un espace de travail interdit et dangereux, constitue aux yeux des militants un manquement aux principes de précaution prévus par le code du travail. C’est peut-être là, dans cette capacité de riposte rapide face à un argumentaire constitué, que se joue l’essentiel des relations professionnelles. Le pouvoir est partout et il se joue aussi dans les interstices.

Notes

[1Directive du 8 octobre 2004.