Vacarme 47 / cahier

Lewis Baltz, terre vaine

par

De Bellocq à Robert Adams, en passant par Friedlander, Walker Evans, Robert Frank, Helen Levitt… — après Diane Arbus, Meatyard, Eggleston, déjà apparus dans Vacarme —, douze récits empruntés à l’épopée de la photographie en Amérique. Plutôt qu’une tentative de panorama jamais complet, quelques histoires d’images mémorables.

Toute pensée nouvelle a quelque chose à voir avec l’idée de perte. En cela, elle ressemble à l’ancienne.
Robert Haas, cité par Lewis Baltz

Il est arrivé quelque chose à Lewis Baltz, photographe et artiste conceptuel américain né en 1945 à Newport Beach, Californie, qui vit et travaille aujourd’hui en Europe, notamment en France et en Italie. Il est l’auteur d’une œuvre photographique époustouflante, en noir et blanc, qui s’impose, avec la même force et la même acuité, des décennies après sa création. Mais quelque chose, un jour, a conduit ce pessimiste, non désespéré, à changer de voie, pour en emprunter d’autres, problématiques.

nouveaux sites

Les débuts sont rapides, ça ressemble à un conte de fées, avec sa part de cruauté. Précoce, le jeune Lewis prend ses premières photos en 1957, année où il perd son père. À treize ans, il rencontre, dans son magasin de photo de Laguna Beach, Bill Current. Il « devint […] pour moi un modèle. [Intellectuellement, c’était] l’homme le plus indépendant que j’ai jamais connu, et parmi les plus cultivés, les plus intelligents. Ça ne veut pas dire qu’il était infaillible, mais jamais il ne considérait comme acquis ce qui était de l’ordre de la convention, du « bon sens », quel que soit le sujet. » Quant au contexte : « Selon Harald Szeemann, il y a eu deux moments, au XXe siècle, où les arts ont connu un mouvement d’innovation accéléré : les années d’avant la Première Guerre mondiale et les années 1960. Le Pop Art, l’art minimal, le Process Art, la performance, la vidéo, et plus encore, l’art conceptuel, s’épanouissaient alors, se succédant à un rythme rapide. La France entrait dans un âge d’or de la pensée, des disciplines aussi diverses que la philosophie, la psychanalyse, l’anthropologie, la sociologie et la critique littéraire progressaient d’un même mouvement, unies par ce qu’on allait appeler la « théorie critique », qui transforma radicalement notre façon de comprendre les arts — et à peu près tout le reste. » En 1968, Lewis Baltz découvre le livre Twenty-Six Gasoline Stations(1962). « J’avais déjà commencé à travailler à mes Prototype Works, et l’approche de Ruscha me parut valider ce à quoi j’aspirais personnellement — une photographie « degré zéro ». »

Ce seront les Tract Houses (1969-1971), images qui se veulent objectives, neutres, de maisons d’un lotissement en construction. La série attire l’attention de Leo Castelli, qui la montre aussitôt dans sa galerie de New York : la première exposition personnelle de Baltz est aussi la première exposition de photographie de Castelli. Baltz s’intéresse ensuite aux bâtiments d’une zone industrielle : The New Industrial Parks near Irvine, California (1974) fera partie de « New Topographics : Photographs of a Man-Altered Environment », exposition itinérante organisée par la George Eastman House de Rochester. Dans les deux cas, les images, de format modeste, sont présentées sous forme de grille (par exemple, pour les Tract Houses, 18,75 x 30 cm, cinq superposées en hauteur, dix juxtaposées en largeur), dispositif que l’artiste reprendra pour d’autres séries. L’effet est moins monumental que chez les Becher, les vues, qui documentent, ne sont pas forcément frontales, elles peuvent isoler un détail, cadrent autrement ce que Baltz est l’un des premiers à voir, et vouloir faire voir.

Puis viennent la série consacrée aux banlieues du Maryland (1976) et l’ensemble Nevada (1977). De 1978 à 1981 c’est Park City, station de ski près de Salt Lake City. Enfin, San Quentin Point (1981-1983), avant Candelstick Point (1984-1988). San Quentin Point, livre édité en 1986 par Aperture, New York, à 1 200 exemplaires, permet de juger de la réussite de la série. Soit 58 photographies prises aux abords d’une petite ville autrefois célèbre pour son pénitencier, dans une sorte de terrain vague dont très vite on ne distingue plus les limites. L’œil se concentre, fasciné, sur la terre, la boue, les cailloux, ces broussailles, mauvaises herbes, branchages, qui résistent à la pollution de déchets variés : métal rouillé, plastique déchiré, bouteilles, vieux papiers, liquides dangereux, objets méconnaissables… au point que tout, baigné dans une lumière précise et douce à la fois, ne fait bientôt plus qu’une seule matière changeante, par instants grisaille et merveille, définissant le site abandonné de tous — on eût pu dire point aveugle, n’était le regard de Baltz. Le texte de Mark Haworth-Booth, à la fin de l’ouvrage, commence par cette citation clé : « Il serait peut-être plus utile, sinon plus vrai, de considérer la photographie en termes de domaine étroit et profond se situant entre le roman et le film. » Où le radicalisme de Baltz se double soudain d’une ampleur considérable. Au passage, l’artiste relativise la photographie ; elle n’apparaît plus comme une fin.

À quel moment s’est-il rendu compte que, s’il voulait enregistrer strictement le réel, prétendait n’avoir pas de style, il n’en était évidemment rien : ce style déjà était constitué, lui-même construisait une oeuvre. « Je me suis efforcé de rester autant que possible en retrait, de créer un espace pour le spectateur. L’ironie de la chose, c’est que les photographies en soi ne sont nullement en retrait, mais impitoyablement spécifiques : ce visage, ce bâtiment, ce lieu. En fait, rien de tout cela ne m’intéresse tellement en soi — cela m’intéresse en tant que phénomène. Considéré comme un phénomène, n’importe quoi peut être intéressant, même Madonna. »

nouveaux médias

En 1988-1989 advient Rule Without Exception, titre d’une pièce, d’une rétrospective partie de PS 1 à New York pour voyager en Amérique, au Japon ainsi qu’en Europe, et d’un ouvrage qui l’accompagne. L’ensemble, en couleur, « décrit certaines parties des villes la nuit. Les sites sont choisis parce qu’ils sont interchangeables. […] Pour le moment, les villes sont toutes en Italie mais [cela] va s’étendre […] en Europe, en Amérique, au Japon. » C’est un tournant dans l’œuvre, accentué par l’histoire, la même année 1989, de The Deaths in Newport. Mêlant texte et images, sur le mode inattendu d’une enquête intime, qui pourtant dépasse cette dimension par la qualité du récit, le projet d’exposition, commande du musée de sa ville natale, est refusé — avant de devenir, en 1995, un livre, où la part du texte est déterminante, et un CD-Rom.

Ce qui s’est passé, c’est le choix, avec la couleur, d’images d’une autre nature ou d’une autre origine : toutes formes d’images électroniques, dans d’autres formats, plus vastes, exposés autrement. À partir de la fin des années 1980, Baltz explore le monde des nouvelles technologies. En résulte l’installation Ronde de nuit (1992), « tentative pour créer une métaphore du cercle que composent voyeurisme, surveillance et spectacle — ce travail doit beaucoup à Debord et à Virilio ». Sur le moment, l’œuvre, qui conjugue en un magistral « passage des images » vidéo, flux arrêtés, écrans, faisceaux, observation consciente et non, apparaît visionnaire.

À l’intérêt pour de nouveaux modes d’appréhension de nouvelles images, et de leurs effets, jouant de rendus qui ne visent plus à la beauté lisse du noir et blanc, mais à un grain moins pur, dans l’air du temps, s’ajoutent des préoccupations politiques plus nettes encore qu’auparavant, que sert un art de plus en plus conceptuel. Baltz répond à des commandes, en Allemagne ou aux Pays-Bas, en Italie ou au Luxembourg, en France, les pièces créées ne sont plus forcément destinées à être montrées dans des galeries, musées, mais in situ, dans les rues, une gare même, à Leipzig (le projet du Triangle noir, 1995-1997, qui n’aboutira pas). Cependant son travail n’est plus aussi visible qu’avant, et ceux-là qui même appréciaient ses travaux précédents, étaient curieux de ses recherches, de leurs développements, ont du mal à suivre sa trace, à le suivre…

Pour qui ne peut malheureusement apprécier les réalisations suivantes que par le biais d’illustrations dans des catalogues ou monographies, et serait tout prêt à changer d’avis face aux œuvres elles-mêmes, leur impact semble considérablement moindre que celui des images antérieures. En revanche, la pertinence des propositions, telles qu’il les formule désormais (exemple Was wäre wenn à Rüsselheim en 2001), est souvent évidente — leur traduction plastique apparaissant plus fragile : autant d’essais ?

position critique

Si l’on considère les choses sous un autre angle, elles prennent un tour bien différent. Baltz a fait un choix : « Maintenant, je fais des choses qui m’intéressent. Pas forcément des choses dont je sais qu’elles vont être bien reçues sur le marché de l’art. »

En 1993, il déclarait : « Les gens voient ce qu’ils veulent voir. Pour moi, ce problème est très aigu, dans la mesure où mon œuvre a toujours voulu interroger la notion d’obscénité : ces choses que l’on repousse hors du champ de vision, que l’on rend invisibles par négligence culturelle. » Il publie plusieurs textes critiques dans la revue L’Architecture d’aujourd’hui, dialoguant de façon féconde avec Jean Nouvel, disant sa réserve quant à Jeff Wall au Jeu de Paume, ou au contraire, son admiration pour Felix Gonzalez-Torres. Fondamentalement sceptique, Baltz peut se montrer ludique : « Il est peut-être plus amusant de se représenter l’artiste comme une ombre qui parcourt les limites et les interstices du tissu social, en pillant et en attaquant des objectifs soigneusement sélectionnés avant de disparaître, un agent étranger qui s’est introduit parmi nous et dont la mission consiste à perturber les communications. » Mais en 1998 il affirme, iconoclaste : « Je n’ai jamais éprouvé de loyauté profonde à l’égard de la photographie comme médium, pour moi c’était plutôt le moyen le plus efficace d’enregistrer une image. Or le fait a changé ces dernières années. Maintenant, le plus efficace est d’utiliser l’image digitale, ou analogue-digitale, quelque chose qui se situe entre les deux. Je suis sûr que bientôt on en viendra au tout digital. C’est la technologie qui prévaut, celle dont on se sert aujourd’hui. Un jour viendra où on n’aura même plus le choix. »

L’intelligence vive de Baltz, sa capacité d’analyse, d’anticipation, l’aura conduit à inventer, à un moment donné, une solution plastique inédite, brillante, manifestant une avance certaine sur son époque. Puis ce moment passe, il continue de faire œuvre et d’être aussi sensible à son temps, mais à la conjonction de ces traits ce qui se produit n’est plus à la hauteur de ce qui précédait. Ce que probablement il sait. Alors il tente d’autres voies. L’impression est d’une sorte de retrait du champ photographique occupé d’emblée avec un tel éclat. Considérant que les enjeux se déplacent, on peut, même si l’on a produit un corpus d’œuvres mémorables, ou à cause de cela, changer d’idée, non seulement de manière, développer d’autres intérêts, historiques, sociaux, philosophiques. Tournant le dos à ce qu’il a fait jusqu’alors, qu’il aurait pu continuer de faire, avec succès, Baltz opte pour ce qu’il ne connaît pas, qui l’attire, sans être le moins du monde certain du résultat. Ce courage en effet a un prix, c’est qu’il ne garantit rien. Certainement ses œuvres depuis la fin des années 1980 mériteraient aussi une rétrospective, qui permette d’évaluer leur portée, et probablement certaines feraient de lui un précurseur sur des terrains aujourd’hui balisés, où il s’est aventuré seul. Entre-temps, son œuvre a nourri ses cadets — Jean-Louis Garnell, Jean-Louis Schoellkopff, Sophie Ristelhueber, Jean-Marc Bustamante…

Le désenchantement n’est pas tant celui éprouvé face à la photographie, c’est bien plus que cela. Baltz crée d’autres sortes d’images, optant pour l’expérimentation et le temps très présent, se risquant dans le champ périlleux de l’art contemporain. « Reconnaître ce qui est au monde est l’une des tâches de l’artiste, ou plutôt, la condition nécessaire et insuffisante sur laquelle il peut fonder son travail. » Ou : « Un véritable artiste provoque, déstabilise, interroge et reste sur une position de refus. » Soit une mélancolie active, allant de pair avec une vision terriblement aiguë, à sa façon lyrique, du monde. Elle aura conduit Baltz, observant une distance toujours plus grande vis-à-vis de la photographie en tant que telle, ailleurs — sur des terrains toujours critiques, jamais conquis.

Post-scriptum

Les citations de l’artiste sont extraites des entretiens « Lewis Baltz. Règle sans exception » par Catherine Grout in art press n° 178, mars 1993 ; « Lewis Baltz : Subjects and Objects of the New Technological Culture » (1998), in AmericanSuburbX California, janvier 2008 ; « Interview de Lewis Baltz » par Dorothée Dupuis sur son blog, novembre 2001 ; « May you live in interesting times » par Laura Noble in PhotoIcon, vol. 2, issue 3, 2007… ou de ses textes publiés dans L’Architecture d’aujourd’hui en décembre 1994 (entretien avec Jean Nouvel), juin et septembre 1996 (Jeff Wall et Felix Gonzalez-Torres), ainsi qu’en juin 1998 (« Un bouquet pour le Triangle noir »).