Vacarme 47 / Vacarme 47

Lorsqu’en 1989, le mur de Berlin est tombé, nombreux se sont réjouis de voir s’achever le cycle des « grands récits », au profit d’une démocratie libérale désormais promise, faute d’adversaire, à un avenir dans la forme d’un présent infini. L’historien Bronislaw Baczko avait alors souligné que l’histoire de l’utopie était faite de cycles chauds où les sociétés en produisaient en abondance et de cycles froids où elles renonçaient à en imaginer. Nous allions entrer dans une période froide, où les imaginaires sociaux se tariraient, où le mot utopie lui-même serait dévoyé jusqu’à évoquer l’imaginaire nazi (une « utopie mortifère »). Cette qualification même relèverait du pléonasme, tant la pensée utopique semblait irrémédiablement associée à des expériences tragiques de l’histoire. La méfiance envers les utopies, devenue synonyme d’anti-totalitarisme, marquerait l’entrée dans un âge adulte de la politique enfin débarrassée des rêveries, des projets. La vie s’annonçait moins grandiose mais plus sereine.

Or en ce premier trimestre 2009, des traces ténues d’utopie sont réapparues.

En devenant président des États Unis, le global citizen Barack Obama offre l’utopie égalitaire de la fin des aristocraties de l’épiderme. Des enfants issus de l’émigration en sont devenus joyeux. Le 20 janvier dans son discours d’investiture, les métaphores de la rêverie se conjuguent à nouveau au futur, pour les générations d’après : « Face à nos dangers communs, dans cet hiver de difficultés, […] avec espoir et courage, bravons une fois de plus les courants glacés, et supportons les tempêtes qui peuvent arriver. Qu’il soit dit aux enfants de nos enfants que […] nous avons continué à porter ce formidable cadeau de la liberté et l’avons donné aux générations futures. »

Ce discours d’utopie a fleuri dans le Tout monde d’Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau. Ceux-ci ont d’abord rédigé une adresse à Barack Obama : L’Intraitable beauté du monde. Renouant avec une esthétique de la politique qui passe par cette capacité à voir la beauté comme ressource dans les moments les plus désespérés, ils délaissaient cependant l’idylle politique au profit d’une vigilance politique à venir. Puis, au plus fort des revendications guadeloupéenne et martiniquaise, ils ont rédigé un Manifeste. Cette forme qui hésite entre l’annonce littéraire et l’annonce politique ne proposait rien moins qu’« une vision du politique enchantée par l’utopie ». « Ouvriers et petits patrons, consommateurs et producteurs, portent quelque part en eux, silencieuse mais bien irréductible, cette haute nécessité qu’il nous faut réveiller, à savoir : vivre la vie, et sa propre vie, dans l’élévation constante vers le plus noble et le plus exigeant, et donc vers le plus épanouissant. Ce qui revient à vivre sa vie, et la vie, dans toute l’ampleur du poétique. » Ils soulignaient face au capitalisme contemporain « l’impérieuse nécessité d’un autre imaginaire politique, économique, social et culturel. »

Enfin en France, les érudits, savants et intellectuels avaient majoritairement renoncé depuis plusieurs décennies à la valeur des échanges littéraires, parlant une langue non plus poétique mais scientifique. Or le discours de mépris du président Sarkozy à l’égard de la littérature en général et de la Princesse de Clèves en particulier leur a soudain rappelé que la littérature était leur planète, une vraie ressource commune. Et chacun de défendre par des lectures en plein air, avec cette princesse, le droit à la culture et celui de l’échanger avec sa guichetière. Et certains de reprendre l’ouvroir de littérature potentielle comme ouvroir de littérature politique. L’humour et l’ironie étaient revenus, l’inutilité retrouvait ses droits, l’utopie, indissociablement politique, savante et littéraire semblait bien chercher une nouvelle place dans le pâle soleil de l’hiver.

Signes de dégel, donc : la possibilité, réouverte, d’envisager avec fierté ce que nous laisserons derrière nous, comme un mouvement appelant à être prolongé ; le vacillement de la limite entre la fiction et la vie même (ou peut-être la réinvention de cette fiction suprême : « la vie même », comme ce qu’un imaginaire seul peut embrasser et soutenir) ; l’abaissement des frontières entre spécialités et la possibilité retrouvée d’affirmer un horizon de savoir par-delà les formes de sa circulation académique. Reste à montrer – à construire, à comprendre ou à inventer – comment cette sortie de la « période froide » des utopies absentes peut nous permettre d’affronter un autre réchauffement, nullement métaphorique celui-là. Une utopie manque encore, capable de se porter à la hauteur du global warming, tant il est vrai que l’on ne saurait à la fois s’imaginer un futur et consentir à le voir d’avance hypothéqué : l’heure est venue, de rêver sérieusement l’avenir.