la vieillesse, un naufrage pour la gauche ?

par

À s’en tenir à la dernière présidentielle, on serait tenté de penser que l’évolution démographique de l’électorat français introduit, dans le paysage politique, un biais désespérant. Ce serait se tromper plusieurs fois : oublier les fluctuations historiques du vote des seniors, croire qu’il n’y a pas là de discours politique à construire, et oublier surtout que le troisième âge a aussi ses changements de générations.

Quelles perspectives politiques le vieillissement de la population française ouvre-t-il à la gauche ? Largement impensée, cette question est pourtant cruciale à l’heure où les générations du baby-boom viennent gonfler massivement les rangs des retraités. Se pencher dessus, c’est d’abord relever le succès écrasant remporté par Nicolas Sarkozy chez les plus de 65 ans lors de la dernière élection présidentielle. C’est aussi constater la permanence d’un tropisme droitier chez les plus âgés. Mais c’est également déconstruire cette notion d’âge pour comprendre ce qu’elle mobilise en termes de comportement politique. Or cette démarche donne à voir qu’il y a moins une loi d’airain du vieillissement en matière de sociologie électorale que des dynamiques mêlées et contradictoires qui se jouent autour de l’âge, notamment autour de la notion de génération. De telle sorte que la gauche ne saurait renoncer à reconquérir au moins en partie la terre de mission que constitue pour elle le troisième âge.

vote vieux, vote de droite

Le premier regard est plutôt déprimant pour la gauche. Car le constat qui s’impose est celui d’une France âgée qui s’est prononcée très massivement en faveur de Nicolas Sarkozy lors de l’élection présidentielle de 2007, et continue de le soutenir aujourd’hui. Au premier tour, le candidat de l’UMP a attiré sur son nom les suffrages de 44 % des électeurs âgés de 65 ans et plus, contre 21 % à Ségolène Royal (et 29 % pour l’ensemble des candidats de gauche). Cette tranche d’âge représentait ainsi la première composante de l’électorat sarkozyste. Au second tour, cette écrasante domination n’a fait que se confirmer : 64 % des 65 ans et plus ont choisi Nicolas Sarkozy, contre 36 % à Ségolène Royal, une proportion s’élevant jusqu’à 68 % contre 32 % au-delà de 70 ans. Le candidat de droite n’atteint en fait sa moyenne nationale (53 %) qu’au-dessus de 50 ans. Avec un corps électoral de 65 ans et plus, supérieur à dix millions de personnes, on peut ainsi établir que si cette catégorie de la population n’avait pas eu le droit de vote, Ségolène Royal aurait été élue présidente de la République !

Or ce penchant du troisième âge pour la droite ne se limite pas à l’élection de 2007. Il s’est confirmé depuis. Les plus de 65 ans sont ainsi la seule tranche de la population à conserver une opinion majoritairement positive de l’action présidentielle dans les derniers baromètres de popularité, et en février, leurs intentions de vote pour les élections européennes de juin 2009 allaient, selon l’IFOP, à 36 % à l’UMP, contre 25,5 % pour l’ensemble du corps électoral. Et il n’y a là que confirmation de tendances anciennes. Lors des présidentielles passées, les plus âgés ont toujours voté en majorité à droite.

Cette tendance lourde n’est pas un simple effet du vieillissement, mais découle des évolutions sociologiques qui accompagnent celui-ci. L’avancée en âge est, selon plusieurs dimensions, génératrice d’un effet conservateur. La première cause en est la désinsertion sociale qu’implique la retraite. La sortie du monde du travail et le repli sur le foyer produisent mécaniquement un recul de l’inscription dans les rapports sociaux de production et partant, des valeurs de gauche. On retrouve ici le même effet qui faisait pencher le vote des femmes à droite, lorsque leur taux d’activité était inférieur à celui des hommes. Le vieillissement véhicule également un « effet-patrimoine » très défavorable à la gauche. L’accumulation de possession, qui culmine au-delà de 50 ans, est en effet génératrice d’une demande de sécurisation des biens et d’attitudes politiquement conservatrices. En 2007, 70 % des retraités étaient propriétaires d’un bien immobilier, ce qui n’a pu que les rendre sensibles aux propositions de Nicolas Sarkozy en la matière. Enfin, le troisième âge a jusqu’ici cumulé des facteurs contrariants pour le vote de gauche, comme un niveau de pratique religieuse plus élevé que le reste de la population, ou encore un taux d’activité professionnelle moindre chez les femmes.

La force de Nicolas Sarkozy aura été de savoir surfer sur ces tendances lourdes. L’étude longitudinale du « Panel électoral français » du Centre d’étude de la vie politique française (Cevipof) et du ministère de l’Intérieur montre bien que, par les thématiques privilégiées et la construction de son image avant et pendant la campagne présidentielle, le candidat UMP a maximisé les gains dans la partie la plus âgée et la plus à droite de l’opinion, compensant ainsi ce qu’il perdait parmi les jeunes, du fait notamment de sa gestion de la crise des banlieues en 2005. Plusieurs de ses thèmes de campagne étaient particulièrement ciblés en direction des plus âgés, à commencer par celui de la sécurité. Les enquêtes post-électorales (sondages « jour du vote » Ipsos et Sofres) ont ainsi montré que par rapport au reste du corps électoral, les plus de 65 ans sur-invoquaient la sécurité comme motif de leur vote, et qu’ils étaient beaucoup plus nombreux (74 % contre 57 % dans l’ensemble de la population) à souhaiter que la société française évolue vers « plus d’ordre et d’autorité ». Mais au-delà de cette question, c’est l’ensemble du discours sarkozyen qui était à même de séduire la France âgée : avec la « contre-révolution » soixante-huitarde, mais aussi la suppression des droits de succession, l’accent mis sur la propriété et jusqu’aux prises de position pour l’allongement de la durée du travail, toujours populaires chez les retraités. Au total, la réaffirmation de la fierté identitaire de la droite a eu un large effet mobilisateur sur une tranche de la population qui penche de ce côté-là. Ce qui pourrait expliquer qu’avec 17 % de votants en plus entre 2002 et 2007, les 65 ans et plus sont la tranche d’âge qui a connu le sursaut de mobilisation le plus fort à l’occasion de la dernière élection présidentielle. Il y a donc bien eu une stratégie politique de l’âge chez le candidat Sarkozy, à laquelle s’est ajoutée une image personnelle en phase avec les attentes des plus âgés. Ces derniers valorisent particulièrement la « stature présidentielle » du candidat et la confiance que l’on peut lui accorder pour remplir la fonction. Or toutes les enquêtes ont montré que Nicolas Sarkozy répondait incomparablement mieux que Ségolène Royal à cette attente légitimiste.

l’effet génération au secours de la gauche

Faut-il alors en conclure que la vieillesse est un continent perdu pour la gauche, laquelle serait vouée aux basses eaux électorales par un « pouvoir gris » croissant sous l’effet des tendances démographiques ? En réalité, ni le passé ni — encore moins — l’avenir n’autorisent un tel renoncement. Le passé tout d’abord : la gauche n’a pas toujours réalisé des scores aussi faibles qu’en 2007 au sein du troisième âge. En 1988, François Mitterrand rassemblait au premier tour 33 % d’entre eux, soit dix points de plus que Ségolène Royal vingt ans plus tard. Dans une moindre mesure, le Lionel Jospin de 1995 affichait également de meilleures performances. Un effet de période, celui de la droitisation de l’ensemble de l’électorat, a ainsi permis à Nicolas Sarkozy d’accroître de onze points le score de Jacques Chirac au premier tour en 2002 dans ces catégories. Pour massive qu’elle ait été, la préférence des plus âgés pour la droite lors du dernier scrutin présidentiel ne saurait être tenue pour invariante. À quoi l’on peut ajouter que Barack Obama, tout en réalisant ses meilleurs scores chez les jeunes, est parvenu à « limiter les dégâts » chez les plus de 65 ans dont il a rassemblé 40 % des suffrages.

Mais c’est bien davantage l’évolution à venir de la composition des tranches les plus âgées de la population qui interdit de considérer comme close la question de leurs choix politiques. En effet, si l’âge reflète l’inscription dans un cycle de vie — l’âge de ses artères — il est aussi affaire de génération. Or les recherches récentes sur l’évolution des attitudes politiques des cohortes d’âge, menées notamment par Vincent Tiberj au Cevipof, montrent qu’un puissant « effet génération » est à l’oeuvre au sein de l’électorat, qui vient contrecarrer, voire dépasser, l’effet apparemment conservateur du vieillissement. Il apparaît tout d’abord que ce dernier est en mutation. La fermeture traditionnellement affichée par les plus de 65 ans sur les questions sociétales et de moeurs est en recul régulier et n’est plus de mise dans les générations suivantes, qui affichent depuis leur jeunesse une plus grande tolérance en la matière, se rapprochant des positions portées par la gauche. La baisse de la pratique religieuse, l’élévation du niveau d’éducation et la participation élargie à l’activité économique sont autant de facteurs qui viennent réduire, dans les « nouvelles générations de vieux » , le conservatisme traditionnellement attaché à l’âge. Mais cette tendance n’est pas liée qu’aux mutations qui affectent le vieillissement. Elle est aussi l’effet de la première socialisation politique des générations qui vont arriver au troisième âge. L’enseignement des études par cohortes est ici spectaculaire. Les circonstances ayant marqué l’entrée dans la vie politique des individus apparaissent durablement formatrices de leurs représentations et de leurs choix ultérieurs, tout autant que les effets d’âge et de période. Et c’est ici que 1968 revient ironiquement au visage de celui qui a consacré sa campagne présidentielle à en décréter l’épuisement. Car tout indique que les classes d’âge qui intègreront la catégorie des 65 ans et plus à l’occasion de la présidentielle 2012 — soit celles qui avaient 20 ans en 1968 — diffèrent profondément dans leurs attitudes politiques des « vieux » précédents. Une étude menée par Guy Michelat et Vincent Tiberj [1] sur le vote des cohortes d’âge montre ainsi qu’alors que la droite bénéficie d’une avance d’au moins dix points sur la gauche parmi les cohortes nées avant 1942, la gauche est systématiquement en tête, selon une marge équivalente, parmi les groupes nés de 1948 à 1961, dont la socialisation politique a été bornée par mai 68 et l’élection de François Mitterrand. Il y a bien un « effet 1968 » , générationnel, qui continue à se faire ressentir quarante ans plus tard, qu’expriment un progressisme accru et une propension au vote à gauche largement supérieure à celle du troisième âge actuel.

La force de l’ « effet-période » en 2007, et plus encore la mutation de la vieillesse et l’effet génération ouvrent ainsi des perspectives électorales renouvelées pour la gauche, après des décennies de large domination de la droite parmi les plus âgés. Il ne s’agit que d’un terreau favorable, et les gains ne seront que partiels et très progressifs, mais leur perspective réelle interdit de considérer le troisième âge comme une catégorie définitivement hostile. Le défi sera au contraire de cesser d’en faire un impensé politique pour la gauche. Il faudra pour cela savoir parler de façon ciblée. Or que ce soit sur les retraites, la santé, la solidarité intergénérationnelle, l’éducation ou l’épargne, les sujets ne manquent pas pour élaborer une parole de gauche à même d’attirer les plus âgés. Pour peu que l’on ne désespère pas des vieux, les années à venir pourraient même constituer une opportunité historique en la matière.

Notes

[1« Gauche, centre, droite et vote. Permanence et mutation d’une opposition » , Revue française de science politique, vol.57, n°3-4, juin-août 2007, pp. 371-392.