dérangements à propos du « Voyage à Tokyo » d’Ozu

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« Fonder une famille » : l’expression semble obliger le lien familial à s’enraciner au-delà de lui-même, et à soutenir à son tour l’ordre de la communauté entière — à n’être que le point où la société s’ancre dans l’ancestral. En filmant la dissolution de la famille japonaise, en laissant s’effilocher ces amarres lointaines, le cinéma d’Ozu ouvre au contraire une question : celle d’une coexistence des générations commise à s’inventer dans l’horizon sans horizon de leur commune présence au monde.

C’est comme ça. La vie est ainsi, et c’est bien comme c’est. Son-na mon yo, kore de ii no yo. Tokyo est comme ça. Et les enfants aussi, comme ça. Les perdre, c’est très dur, mais vivre avec eux, ce n’est pas facile non plus. Ils ne sont pas toujours aussi gentils qu’on le voudrait. Ils sont quand même plus gentils que la moyenne.

En fait, nous avons de la chance.

Ces paroles, disséminées dans Voyage à Tokyo d’Ozu, sont celles de grands-parents qui semblent venir au monde, avec un étrange retard qui fait qu’ils en reviennent, dans un sens laissé manquant par la formule inverse : ne pas en revenir. Ils y viennent et en reviennent comme on va voir ses enfants et qu’on en revient. Ils sont tristes de les avoir vus installés dans une ville dont ils n’ont pas vu l’âme, persuadés de les avoir dérangés, et cependant heureux de les avoir vus, au point d’être prêts à mourir, c’est-à-dire, peut-être, à renaître, à revenir au monde, comme le veut le cycle de la vie dans cette partie du monde. Il y aurait ainsi dans ce voyage, d’Onomichi à Tokyo et retour, dans ce « récit de Tokyo » devrait-on traduire, bien plus qu’une simple histoire de famille.

Mais en même temps, quoi d’autre ? Car il ne s’agit pas d’en dire trop sur Ozu, alors que lui ne dit presque rien. Certes, il répond quand on l’interroge. Pourquoi cette position toujours basse de la caméra ? Parce qu’elle permet de filmer des décors sans se soucier des câbles qui traînent sur le sol. Et pourquoi ces plans fixes ? Parce que le trépied de la caméra, une fois abaissé, est trop large pour tenir sur un chariot. Rien n’engage à l’interprétation ; alors quand Ozu dit que son film montre « comment le système familial japonais se décompose » [1], on est forcé de s’en tenir à ces mots, tout en ressentant la fragilité de la prise. Car en quoi la décomposition de la famille japonaise dans les années 1950 nous concerne-t-elle ? On se l’est demandé, dès les années 1950, et surtout au Japon. Le pays vient de vivre une guerre sur son sol, la défaite, la tutelle américaine et une autre guerre, celle de Corée. Et pendant ce temps, Yasujiro Ozu, auteur avant-guerre de comédies brillantes et de drames sociaux, se consacre de film en film à la dissolution de la famille japonaise. Les jeunes cinéastes pensent honnêtement qu’il n’a plus rien à dire. Sa compagnie, la Shochiku, renonce à diffuser son oeuvre à l’étranger. Son décorateur se plaint de la position basse de sa caméra, qui l’oblige à tout plafonner.

Pourquoi, vingt ans après, ce film s’est-il imposé dans toute son évidence ? On peut avancer qu’Ozu a su vraiment filmer, à travers la famille japonaise, le Japon lui-même, articulé en trois générations : celle, traditionnelle, de l’avant-guerre (les grands-parents), celle de la guerre, de la concentration urbaine, de l’occidentalisation (les parents) et celle de l’après-guerre (les enfants). Mais la famille est décidément trop opaque pour servir de filtre et le Japon demeure irrémédiablement à l’arrière-plan. Les difficultés trans-générationnelles se réfugient entre les séquences, dans les images de cheminées qui servent de transition. Ou elles se concentrent dans la manière de vivre de la génération qui sert de transition. Mais alors, elles prennent une unique forme : l’incompréhension des deux autres générations, qui n’est ni accusation, ni pardon, mais incompréhension de toute difficulté. Ainsi les efforts que font ces parents pour éduquer leurs enfants ne sont pas simplement soumis à un devoir supplémentaire, celui d’accueillir leurs propres parents. Ils sont plutôt équilibrés par les efforts que font leurs parents pour ne pas être déçus par le manque d’hospitalité (et de réussite sociale) de leurs enfants. Et ces efforts ne valent ni plus ni moins que la mauvaise grâce énervante dont font preuve les petits-enfants. Impossible même de voir dans la position basse de la caméra la rémanence d’une conviction néo-réaliste, consistant à se tenir à la hauteur de l’enfance, donc de l’avenir. Ozu a abandonné cette technique (utilisée dans Cœur de Tokyo ) et maintient un angle de contre-plongée identique quelle que soit la taille des acteurs [2] : il filme donc toutes les générations de la même manière. Le premier plan de Voyage à Tokyo s’attarde bien sur un groupe d’enfants revenant de l’école, mais la caméra n’en retourne que plus vite au milieu familial…

L’intérêt de son cinéma se trouve-t-il alors plutôt du côté de la signification universelle de la famille ? C’est l’explication la plus courante, et pourtant elle se heurte à l’irréductibilité culturelle de chaque geste, de chaque parole. La dissolution de la famille japonaise est aussi indissociablement liée à la tradition nippone que la dissolution de la famille hégélienne à l’économie libérale ou la psychanalyse à ses sources juives et grecques. Elle l’est même plus, car Ozu est bien, de l’avis de tous, le plus japonais de tous les cinéastes japonais. Même s’il ne filme pas à la hauteur connotée d’un personnage assis sur un tatami, mais de plus bas, il peut consacrer des séquences entières à une cérémonie de deuil, une chanson d’enfance, un jeu populaire. La particularité du Voyage à Tokyo , c’est que tout ce cérémonial est présenté en séquences interrompues : la promenade du dimanche s’arrête à la fin des préparatifs ; celle des grands-parents sur le bord de la mer bascule en raison d’un malaise prémonitoire ; même quand Noriko, la belle-fille consciencieuse, s’apprête à servir dans les formes un verre de saké à ses beaux-parents, il faut qu’elle s’absente pour demander du saké à sa voisine, puis à nouveau pour lui demander des verres.

Cette interruption répétée, mais aussi cette irréductibilité des rites familiaux nous mettent sur la voie. Ozu ne filme ni le Japon, ni la famille, mais bien la famille japonaise, et sa dissolution ; mais c’est ainsi que son cinéma résiste à tout surcroît de sens, qui doterait la société d’une réalité, ou la famille d’une universalité. Il se concentre sur ce champ, ni réel, ni universel, du rite familial. Dans cet entre-deux, le sens lui-même se dissout : accueil des parents, service du thé ou des repas, préparation au bain : « Ah, c’est vrai, j’oubliais les peignoirs… — Ne te dérange pas, Fumyko, nous avons apporté les nôtres… »

Bien sûr les rites familiaux cachent la plus grande réserve de sens : ils peuvent soutenir et perpétuer le cycle des générations, évoquer une foule in absentia , faire des vivants les maillons d’une grande chaîne signifiante. Sans réduire l’Orient à ses dynasties despotiques, il reste qu’il a affaire à ses morts et à ses générations à venir autant que l’Occident, lequel ne peut, dans ce contexte, que lui offrir de nouveaux morts, ou qu’un avenir en trop. Seulement, il faut noter ici une particularité que le Japon partage avec la Chine : il a des siècles durant érodé la généalogie des dieux indiens, afin que le cycle même des naissances perde de son sens. Le Chan ou Zen repose encore sur une lignée patriarcale. Mais ce qui se transmet de maître à disciple, c’est l’inexistence de la transmission, ou le redoublement du vide : les apparences du monde ne sont rien en dehors de leur sens absolu, mais l’absolu n’est rien. Ne demeure alors que l’accueil sensible d’une succession d’images, l’évidence sereine d’une transition finie. Voilà précisément ce que l’objectif d’une caméra fixe peut saisir comme une chance optique, une chance de transparence, formulée au viie siècle par un sage sans maître : « Puisque tout est vide, clair et pur, où la poussière peut-elle se poser [3] ? » Saisissant cette chance dès ses films muets, Ozu multiplie les cartons pour ne pas charger l’image, surtout les visages, de signification. Il passe au parlant avec un temps de retard — le temps de réduire au minimum tous les moyens d’expressivité. Le générique dépose encore les noms propres sur une rude toile de jute ; mais ensuite le langage et l’image s’éliment jusqu’à la transparence, ne laissant que l’évidence frontale d’une présence plurielle, presque muette alors même que les répliques s’enchaînent. Dans sa direction d’acteurs, Ozu n’exige que des gestes et des mots, interdit toute interprétation. Quant à la direction des regards, la position de la caméra s’en charge : la contre-plongée les perd dans le vide [4].

Si l’articulation des présences est soumise aux étapes de dissolution de la famille, celle-ci n’est elle-même que dissolution réglée du sens. On a remarqué que chaque film d’Ozu coupe toujours, d’une manière ou d’une autre, une même grande séquence (mariage, éducation et mariage des enfants, naissance des petits-enfants, disparition des grands-parents) ; ce schème invariable rend arbitraire chaque coupure, et impossible la visée d’une signification totale [5]. À chaque fois compte le seul présent, ou son ouverture sur un horizon vide. L’horizon des répliques, ce peut être le sommeil : « Bon, on va se coucher ? — Si tu veux. — Alors bonne nuit. — Dormez bien ! — Je vous monte tout de suite de l’eau. — Bonne nuit. » Ce peut être aussi le comique, quand l’ordre des générations se dérange un instant et rétablit son évidence : « Dites-moi, maman, vous n’auriez pas encore un peu grandi, par hasard ? — À mon âge, mais c’est impossible, voyons. » Ce peut être la mort. Quand Tomi, la grand-mère, emmène son plus jeune petit-fils jouer sur un terrain vague, lui ne dit rien, elle presque rien : « Hein, dis voir, qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras grand ? Tu veux aussi être médecin, comme papa ? Le jour où tu deviendras docteur, moi, je me demande si je serai encore là… » Cette réplique respecte l’ordre des naissances et celui prévisible des morts, et l’établit comme ordre des préférences : moi, papa, toi (Plus tard Tomi et son mari s’avoueront qu’ils aiment plus leurs enfants que leurs petits-enfants). Ainsi, sur trois générations, il devient évident que la vie des enfants n’est pas la relève accomplissante qui donne sens à la mort des parents ; mais il devient aussi absurde de dire qu’un enfant qui naît est assez vieux pour mourir ; et inutile de puiser le sens d’un film dans une mort précoce. Toutes ces manières d’ajouter une signification historique, historiale ou dramatique au néant de la mort masque le sens de la vie, qui soutient les trois générations au-dessus du même vide. Même le fils perdu à la guerre ne fait pas pencher le film vers le mélodrame, ou vers l’histoire. Le poids de l’événement n’est pas rien, mais le devient, compensé par d’autres : pesée des soucis quotidiens pour ses frères et sa soeur, pesée des frères et soeurs pour son père : « Perdre ses enfants, c’est très dur, mais vivre avec eux, ce n’est pas facile non plus… » Même pour la mère et l’épouse, l’équilibre se rétablit bientôt : Tomi meurt à l’heure qu’une pensée sourde prévoyait, Noriko se libère d’un deuil auquel, dit-elle, elle ne pensait plus toujours.

Ni poussière, ni pesée de la cendre : la coexistence des trois générations rompt la chaîne signifiante des générations absentes, tant du côté du passé que de l’avenir. Car vivre, c’est se tenir avec ceux qui ont plus vécu, ou moins et plus, ou moins vécu : les trois générations s’appuient les unes sur les autres sans autre point d’appui. Autrement dit, ce non-sens qu’est la succession ou le cycle des vies fait que la différence des générations est bien la forme la plus évidente de contact, mais un contact lui-même dépourvu de tout autre sens, et donc de toute signification : sans compréhension possible. Et comme c’est ainsi que la famille touche à l’existence, le lien de filiation se distend devant l’évidence de l’incompréhension. Shigê parle à un moment de ses parents comme de gens qu’elle connaît « juste un peu comme ça », et les renvoie presque de chez elle, si bien qu’ils constatent : « Nous sommes des sans-abris. » Bien plus souvent, ce sont les grands-parents ou les parents qui voient dans leurs enfants les exemples d’une « jeunesse » étrangère : n’ayant pas vécu la même, ils ne vivent rien comme eux. Même l’expérience de la guerre se réduit à cela : « Heureusement, notre ville n’a pas été bombardée », dit le grand-père en parlant d’Onomichi (proche d’Hiroshima) et il le dit en plein Tokyo. Cette intraductibilité des âges évite l’excès du drame communautaire. Mais tout aussi bien ce sens vide entre générations ne les sépare plus, pas plus que l’intraductibilité des goûts qui leur fait, contre toute attente, aimer les mêmes plats, ou l’escalier invisible entre les pièces où elles vivent [6]. C’est pourquoi elles se dérangent sans arrêt et le disent, mais en même temps, elles le disent sans arrêt : elles ne se dérangent pas. Elles parcourent plutôt, à chaque instant peut-être, d’immenses distances pour s’arranger dans un petit espace, et composer avec le même vide.

Ozu le montre en abaissant la position de sa caméra : la contre-plongée emboîte dans le cadre une pièce emboîtant les personnages comme les éléments d’une composition équilibrée par l’oeil du cinéaste. La caméra ne vise alors au-dessus d’elle que l’évidence, la coexistence des générations comme chance partagée, composition parfaite, existence arrangeante.

Notes

[1Cf. Donald Richie, Ozu, Éditions Lettre du blanc, 1980, p. 254.

[2Ibid., p. 110-120.

[3Cité par Paul Magnin, Bouddhisme, unité et diversité, Éditions du Cerf, 2003, p. 481.

[4Kiju Yoshida, Ozu ou l’anti-cinéma, Actes Sud, 2004, p. 230.

[5David Bordwell, Ozu and the Poetics of Cinema, Princeton University Press, 1994, p. 84.

[6Cf. Shiguéhiko Hasumi, Yasujirô Ozu, Paris, Éditions de l’Étoile/Cahiers du cinéma 1998, p. 34 (sur les goûts et les âges) et p. 85-100 (sur l’escalier invisible). À propos des élèves qui rencontrent leurs anciens professeurs dans Tokyo (il s’agit d’autres films) S. Hasumi dit : « chacun pourrait rester cantonné dans sa génération, mais Ozu les fait coexister », ibid., p. 35.