générations, civilisations

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La relation entre les générations n’est pas de différence ou d’opposition mais de syncope. La jeunesse actuelle le sait, d’un passé fait de ruptures qu’elle n’a pas toutes vécues ; elle partage ainsi avec les autres âges de la vie le sentiment que notre civilisation est maintenant plus suspendue que pesante, qu’elle exige, non plus de se satisfaire de son héritage, mais de muter dans l’urgence.

Les générations ne se succèdent pas toujours comme elles le font dans les récits bibliques, et elles ne se résument pas toujours à la formule : « X engendra Y qui engendra Z ». Elles ne sont pas toujours simplement des engendrements, elles ne sont donc pas toujours des générations. Comme dans toute génétique, d’ailleurs, il se produit des mutations, des sautes, des recombinaisons. C’est ce qu’on appelle l’histoire : ce qui fait événement, perturbation, syncope dans la succession des générations.

Il est possible de dire que la « génération » qui a aujourd’hui environ vingt ans a été engendrée, et surtout a grandi dans des conditions qui en font une génération plus en rupture de succession que celles qui la précédent. Il suffit de se remémorer quelques dates entre 1989 (le mur), 2001 (les tours) et 2008 (les bulles), mais mieux encore, il faut se rappeler que cette période a vu se produire des transformations comme celle que signale l’expansion de l’étrange syntagme « ressources humaines » en même temps que la décomposition accélérée des gauches politiques européennes, la recomposition frelatée de toutes sortes de religiosités ou de mythologies identitaires et un accroissement exponentiel des écarts de moyens tant entre les personnes qu’entre les entreprises et les collectivités nationales ou autres.

La génération des vingt ans d’aujourd’hui (comme bien sûr les plus jeunes qui la suivent) ne peut décidément pas se situer comme une « génération » reliée à sa provenance et ouverte sur l’éclosion de sa nouvelle identité. Quelque chose sans doute lui a été ôté de la possibilité de s’éprouver comme « génération », ou bien elle ne peut le faire que dans un rapport qui n’est plus exactement « de générations ». Ce ne sont plus les parents ni les grands-parents qui forment les repères sur le fond desquels on accède à sa vie et à son âge propres. C’est d’un changement de monde qu’il s’agit.

La période dont je parle a sans doute formé le dernier moment d’une courbe amorcée autour de 68 (et dont les événements d’alors furent les signaux puissants et mal compris) : cette courbe dessinait un infléchissement décisif, et irréversible, de ce qui jusque là s’était toujours inscrit — de génération en génération depuis assez longtemps — sous les signes majeurs d’une histoire plus ou moins douée de sens et en tout cas d’avenir, de l’espérance d’un progrès tant social et humain — voire moral ! — que technique (ce dernier favorisant le premier) et de manière générale du projet sans doute déjà troublé mais encore consistant d’une émancipation de l’humanité.

On peut sans doute le dire d’une manière très simple : depuis environ le milieu du xixe siècle, et en dépit des révélations accablantes que furent les deux guerres mondiales, chaque génération pouvait se représenter qu’elle allait faire mieux que la précédente. Chacune pouvait penser qu’elle saurait tirer les leçons des échecs en portant plus avant les succès. Déjà 68 a su faire entendre une autre attente, une autre exigence : celle d’une rupture. C’est d’ailleurs pourquoi 68 ne fut pas révolutionnaire : la révolution, c’est la rupture dans la refondation, dans la reprise inauguratrice, voire créatrice d’un temps nouveau. Après 68, mais beaucoup plus sensiblement et massivement après 1989 nous sommes entrés dans la rupture suspensive : suspens de progrès, suspens de confiance, suspens du sens même qu’il y avait à être « une nouvelle génération ».

Peut-être pourrait-on dire que depuis ce moment-là les générations ne se savent ni ne se sentent « générées » mais plutôt déposées, lâchées, sinon larguées, sur le bord d’une route qui elle-même s’interrompt pas très loin en avant ou va se perdre dans une région confuse privée de routes, de pistes, de signaux.

Il s’en suit au surplus que ce savoir et ce sentiment ne sont pas l’apanage des « jeunes ». On le partage, de quelque génération qu’on soit, pourvu qu’on soit sensible à ces fractures profondes, à ces tremblements ou à ce malaise qu’on ne peut nommer autrement que Freud le fit il y a quatre-vingts ans — c’est-à-dire aussi quatre fois vingt ans. On peut aujourd’hui avoir 80 ans et connaître un désarroi, une perplexité ou un étourdissement qui ne doivent rien au grand âge (lequel d’ailleurs recule déjà bien au-delà), ni par conséquent à la trop bien connue laudatio temporis acti, mais tout à la perception d’une rupture et d’une sorte d’abandon de l’histoire du monde, des hommes et de la nature.

Sans doute aujourd’hui ne peut-on même plus — pour peu qu’on ne soit pas hébété ou somnambule — se faire nostalgique d’un temps passé parce que le passé n’apparaît plus comme le temps d’une génération, au sens actif d’un engendrement, qui certes peut être suivie de vicissitudes mais qui n’en ouvre pas moins une vie neuve, capable de recommencements (de réengendrements). Il apparaît plutôt comme à la fois trop passé — trop loin, trop coupé de nous — et comme trop peu passé — trop collé à nous. Trop loin, comme est loin toute la charge d’attentes et d’appels qu’ont pu porter les mots « communisme », « socialisme », « humanisme », trop près, comme nous colle à la peau le filet inextricable des contraintes techniques et des contradictions morales que nous héritons de nos inventions électro-atomico-biologiques. Trop loin comme sont éloignées la « raison » et la « science » dans leurs gloires conquérantes, trop près comme ces mêmes « raison » et « science » sont posées devant nous, lourdaudes, empêtrées, en suspension d’avenir. Trop loin comme est le sens grec de « démocratie », trop près comme est le sens moderne et incertain du même mot.

En 1936, Husserl publiait sa Krisis— « la crise des sciences européennes ». Ce qui pour lui était crise, c’est-à-dire à la fois phase aiguë de maladie et moment propice à intervention thérapeutique, n’est plus crise pour nous, mais état continu, installé, de ce qui peut difficilement être distingué comme « pathologie » d’une condition supposée saine ou normale.

En vérité, il s’agit d’autre chose que d’une crise, et de même il s’agit d’autre chose que d’un phénomène de génération. Nous sommes entrés dans une mutation de la civilisation comparable à celle qui fit apparaître le monde méditerranéen des Phéniciens puis des Grecs ou à celle qui fit disparaître, quelque seize siècles plus tard, ce même monde au profit de ce qui allait devenir le nôtre.

À pareille échelle, les générations n’ont plus le même sens que dans la proximité de leurs engendrements et enchaînements. C’est l’histoire elle-même qui n’enchaîne plus. Il se produit une disjonction du cours plus ou moins continu qu’on croit pouvoir lui attribuer aussi longtemps qu’on peut penser ou qu’on croit pouvoir le faire en termes de succession, de passage ou même de transformation, voire de révolution (qui est encore une transmission). Nous ne sommes plus dans une durée de la transmission, du transfert — de la tradition en sa valeur active — mais dans une syncope de la métamorphose. C’est le temps de la civilisation qui se trouve out of joint comme le dit Hamlet.

Sans doute Shakespeare est-il le témoin d’une conscience de rupture, d’interruption ruineuse — Hamlet ou Lear en sont parmi d’autres des figures remarquables — et qui doit donner à penser que le sentiment de la fracture du temps et de l’ordonnance du monde est récurrent dans le monde moderne, constitutif peut-être du « moderne » en tant que tel. Constitutif même déjà du monde grec alexandrin, puis romain chrétien. Une apocalypse est toujours suspendue sur l’Occident. Aujourd’hui pour la première fois ce sentiment n’est plus celui d’un Occident plus ou moins obscurément adossé à ou inscrit dans un reste du monde plus vaste, un océan donnant au loin sur des terrae incognitae, un ciel perdant ses sphères de cristal mais encore planté de repères brillants. Notre sentiment est de n’être au milieu de rien que du vide intersidéral. Que cette représentation puisse encore elle-même être suivie d’une nouvelle façon de « faire monde », de traverser le vide avec un sens nouveau, ce n’est pas impossible : mais ce n’est pas non plus « possible » au sens de ce dont on entrevoit une amorce, une esquisse. Et cela, pour le moment, ne nous fournit pas, semble-t-il, le ressort de faire surgir pour dire notre disjonction une forme qui comme celle de Shakespeare a la puissance d’un monde en soi. On objectera que ce monde de Shakespeare — celui de Cervantès, celui de Montaigne aussi — c’est à nous qu’il est loisible de le saisir comme tel, et que nous ne pouvons pas savoir quelles formes ni quelles forces naissent autour de nous, en nous peut-être et par nous, malgré nous…

En tout état de cause, dans le temps de la disjonction, s’il n’est pas juste de penser en termes de générations, d’âges et donc aussi de « déclin » ou de « renouveau » (de « décadence » ou de « renaissance », de « dégénérescence » ou de « régénération » — toutes évaluations qui supposent une mesure, une valeur de référence), il n’est pas pour autant exclu de parler de vieillesse et de jeunesse. Non pas au sens des âges de la vie, mais au sens de ce qui se ferme ou de ce qui s’ouvre.

Est-il suffisant de distinguer deux sens de ce couple « jeune/vieux » ? Ce n’est pas certain. Pourquoi la jeunesse aurait-elle l’apanage de l’ouverture ? Pourquoi la vieillesse celui de la fermeture ? La vieillesse est aussi ce qui voit plus loin, aussi bien en arrière qu’en avant, et cela peut l’ouvrir. Vieillesse peut vouloir dire « expansion », et jeunesse, « précipitation » — ou bien même la seconde peut faire « bourgeonnement », mais la première « déclosion ».

Quoi qu’il en soit, à quelque génération que notre âge d’état-civil nous fasse appartenir aujourd’hui, et que nous soyions « vieux » ou « jeune », nous pouvons nous fermer ou nous ouvrir. Non pas à un « avenir » comme à ce qui procède d’un engendrement, mais à une « venue » comme à ce qui surgit de l’inconnu et en tant qu’inconnu. À une survenue. Être jeune aujourd’hui c’est être disposé à une survenue : à un imprévisible qui ne va pas enchaîner, qui ne va ni nous succéder, ni hériter de nous, ni non plus nous désavouer et nous destituer, mais qui simplement vient d’un ailleurs entier, inentamé. Il nous revient de savoir nous y disposer, nous y exposer.

post-scriptum

On me demande quel rapport nous pouvons entretenir aujourd’hui avec les termes de « malaise » et de « crise » qui donnent les repères d’une conscience des années 1930 que l’après-guerre a pensé pouvoir oublier dans le nouvel élan d’une civilisation meurtrie mais en voie de guérison. Il faudrait d’abord préciser que ces termes étaient jusqu’à un certain point des termes prudents par rapport à un terme comme celui de « déclin » (Spengler) et à d’autres de la même veine (dégénérescence, décadence) qui en appelaient, eux, à des régénérations, à des reviviscences ou à des restaurations elles-mêmes pensées sur fond d’apocalypse imminente. On reconnaît une toile de fond des fascismes. Par rapport au déclin auquel on ne peut que céder ou bien réagir au sens le plus courant de la « réaction », le malaise ou la crise laissent ouvert ou indéterminé le pronostic. Au demeurant, les sentiments de Freud et de Husserl diffèrent beaucoup : le premier ne se départit pas d’un pessimisme en même temps exempt de toute « réaction », le second au contraire met l’analyse de la « crise » au service d’une confiance renouvelée dans cela — la raison européenne — qui traverse la crise. On pourrait ainsi dire que pour Freud la succession des générations reste plutôt indifférente (« il faut attendre », dit-il…), tandis que pour Husserl, en dépit du scepticisme auquel la crise oblige, l’humanité ne devrait pas manquer de renouer le fil de l’histoire ouverte avec le logos.

Ni l’une ni l’autre de ces attitudes ne peut être entièrement la nôtre. Ni l’attente sur fond de désenchantement, ni la volonté qui s’arrache au doute. Nous sommes dans une situation telle que nous devons penser autrement qu’en des termes qui présupposent leur contraire perdu ou détérioré : le contentement opposé au malaise, l’énergie vivante opposée à la crise. Ce à quoi nous avons à faire est d’un autre ordre qu’une perturbation. Il y a disparition du donné. Sous nos yeux, la nature et l’histoire, l’ « homme » même et son « monde » s’effacent sans qu’il nous soit permis de qualifier ce phénomène de malaise ou de crise, de malheur ou de déclin. Il s’agit plutôt de ce que j’ai plus haut désigné du terme de « mutation ». Il m’est déjà souvent arrivé de l’employer. Une mutation est une transformation qui ne se laisse pas qualifier en bien ou en mal. Elle se dérobe aussi à l’inscription dans un processus continu. Les mutations génétiques surviennent au continuum d’un génome. Certaines sont létales, d’autres produisent de nouvelles possibilités de vie.

Nous pouvons aussi parler de mue. Dans la mue de la chrysalide ou dans celle de la voix adolescente, il y a simultanément maintien d’une identité et métamorphose de sa manifestation. La mue est un phénomène privilégié pour penser la coïncidence d’une continuité et d’une rupture, en y pensant en même temps la solidarité de la chose en soi et de la manifestation. La chose en soi, ici, c’est « nous », ou l’humanité, ou le monde — nature et histoire : autant de noms qui trahissent l’impossibilité de dire ce qu’est cette chose. Kant l’a dit en ouvrant le temps présent : on ne répond pas à la question « qu’est-ce que l’homme ? ». Nous pouvons répéter son affirmation dans la réponse : l’homme est un mutant. Le monde en totalité est mutant, mutation et mue. La manifestation — larve ou papillon, voix labile ou voix timbrée — révèle autre chose de la chose même, une autre vérité, ni meilleure, ni pire. Nous sommes en mue, nous laissons une peau, une voix, sans encore voir ni entendre celles que la métamorphose engendre.