éducation civique

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S’il est un autre domaine, avec le travail, au seuil duquel la démocratie piétine, c’est l’école. On a certes beaucoup oeuvré pour la démocratisation scolaire, c’est-à-dire pour que l’accès à l’enseignement ne soit plus réservé aux élites sociales. Et on s’est beaucoup soucié de faire de l’école un lieu d’apprentissage de la citoyenneté : élection de délégués, octroi de droits et de devoirs (surtout de devoirs), éducation civique. On n’en a pas pour autant inventé une école démocratique.

Le fonctionnement de l’école est-il démocratique ? Certes, dans une institution traversée par la césure professeurs/élèves, redoublée par celle majeurs/mineurs, on ne peut dire un homme une voix. L’école veut-elle devenir démocratique ? Les professeurs souhaitent être entendus et reconnus par leur hiérarchie et par leurs élèves. Ces derniers, s’ils remettent rarement en cause le caractère inégalitaire de la situation d’enseignement, souhaitent pouvoir en contester les dérives arbitraires. L’école aspirerait donc à être une démocratie, entendue comme état de droit. Mais lui suffit-il de respecter la loi — en s’efforçant par exemple de conformer au droit administratif le déroulement des conseils de disciplines — pour réaliser ses aspirations démocratiques ? Qu’en est-il de la dimension délibérative et agonistique de la démocratie ? La participation aux débats sur la gestion de l’établissement, la mise en commun et la discussion des dispositifs pédagogiques, ou encore la collégialité des choix d’orientation ne sont pas des revendications qui rallient les foules enseignantes, collégiennes, ou lycéennes. Prendre la parole, s’affronter autour d’enjeux collectifs pour finalement décider, appartiennent pourtant à la nature du régime si l’on en croit le programme d’histoire de seconde qui demande que le chapitre sur le citoyen à Athènes serve à insister sur « le fonctionnement concret de la démocratie » [1].

Arrêtons-nous sur deux pratiques scolaires dites démocratiques, d’un côté l’élection des représentants d’élèves, modalité de délégation d’un pouvoir, de l’autre le journal lycéen, lieu d’exercice des libertés publiques, qui illustrent l’embarras de l’école à rassembler deux facettes de la démocratie, état de droit et lieu de débats.

L’élection de représentants des élèves est une conquête du mouvement lycéen de 68, qui a brisé le huis clos des conseils de classe et des conseils de discipline. Alors que les rétributions symboliques de la fonction sont minces, l’élection suscite un enthousiasme et une attention renouvelés. Annonce des candidatures, vote à bulletin secret, compte et décompte des votes, proclamation des résultats, les élèves veillent à ce que chacune de ces étapes soit exécutée selon des normes strictes validant seules la procédure. L’attachement à cette tradition est fort, sa suppression inimaginable. Pourtant les représentants des élèves, élus comme s’ils allaient s’exprimer à la tribune d’une assemblée, voient leur possibilité de prise de parole dans les conseils de classe et de discipline réduite à la portion congrue. Si leur présence oblige les adultes à autoréguler leurs propos, la communauté éducative prévient tout risque de débordement sur le front de ces représentants. Les formations des délégués visent autant à avertir les élus de ce que leur fonction comporte d’obligation de transmission à leurs mandants qu’à exercer un contrôle serré sur leur intervention.

La création d’un journal lycéen est une initiative généralement plébiscitée par le corps professoral, animé par des motivations pédagogiques — les élèves écriront — et parfois plus politiques — les adolescents formeront leur esprit critique. Le journal doit être l’un des véhicules par lequel la presse, essentielle au fonctionnement de la démocratie, fait son entrée dans l’école. Mais souvent sa liberté éditoriale rencontre une limite : les grilles du lycée. Dessins soulignant les particularités physiques d’un professeur de latin, poèmes comparant un conseiller principal d’éducation à un chef d’État en exercice, dénonciation du privilège qu’ont les enseignants de doubler dans la queue de la cantine, nombreux sont les motifs qui ont valu à de jeunes rédacteurs de se voir rappeler par des proviseurs, 1. Que les nouveaux films à l’affiche, la lutte contre la toxicomanie et les droits de la femme en Arabie saoudite seraient des sujets plus dignes d’intérêt pour le journal, et 2. Que la liberté de la presse existe mais pas la libre critique du corps enseignant.

À voir les mouvements contradictoires qui parcourent l’élection des délégués comme la publication des journaux lycéens, il apparaît que c’est moins une école démocratique que l’on cherche à construire, qu’une école de la démocratie : un lieu et un moment où acquérir la discipline que requiert la participation électorale, où intérioriser les normes qui permettent la civilité des débats, en un mot, où apprendre à devenir un citoyen. Si les textes mettent l’accent sur la pratique démocratique — les principes généraux des instructions pour l’Éducation citoyenne juridique et sociale au lycée définissent la citoyenneté comme « la capacité construite à intervenir, ou même simplement à oser intervenir dans la cité » [2] — celle-ci est tellement encadrée par les adultes qu’elle est vidée de sa capacité à faire surgir l’imprévu. Pour s’en persuader, il suffit de voir comment ces fragiles institutions de la démocratie scolaire volent en éclats quand elles se trouvent prises dans un mouvement lycéen qui recherche l’émergence d’une parole collective, réclame des lieux pour se réunir, et négocie directement avec la direction des établissements.

On pourrait en rester là et se satisfaire de ce mélange et de cette intermittence : parce que la représentation et l’expression des élèves, encadrées par les textes officiels, ont d’autres vertus plus immédiates et moins morales que l’apprentissage de la citoyenneté, comme l’élan qu’ils créent et les discussions qu’ils suscitent ; parce que la fréquence des mouvements lycéens donne l’assurance de voir surgir, avec leurs rituels — AG, manifestations — et leurs désordres, des moments plus intensément démocratiques.

Pourtant, trois raisons au moins plaident pour ne pas remettre à plus tard la démocratie scolaire. La première est de circonstance : depuis plusieurs années, l’école et les familles font l’objet d’une offensive idéologique qui vise à promouvoir un mode de relation autoritaire entre adultes et enfants tout en jouant de la mise en concurrence des deux institutions, scolaire et familiale. Populaire, littéralement réactionnaire, cette littérature de l’Autorité est devenue un genre prolifique mêlant humour et effroi, conseils pratiques et descriptions catastrophistes, aristocratisme scolaire et pessimisme social (exemples parmi les publications les plus récentes : Tombeau pour le collège, de Mara Goyet, Pourquoi et comment j’enseigne le b.a-ba, de Rachel Boutonnet, et bien sûr Éduquer ses enfants, l’urgence aujourd’hui, d’Aldo Naouri). Avec la critique du mouvement de mai 68, Nicolas Sarkozy en a fait la matrice politique de ses discours sur la jeunesse et l’Éducation nationale. Dans un tel contexte, il ne faut pas seulement défendre la démocratisation scolaire et les réformes qui ont permis d’élargir l’accès à l’enseignement, mais aussi développer une défense orgueilleuse des pratiques démocratiques de transmission du savoir.

La seconde raison est politique. Des révoltes lycéennes du XIXe siècle à aujourd’hui, le refus de l’arbitraire et de la brutalité, la revendication d’une parole plus libre et d’une élection des représentants, sont les marques d’un souci démocratique qui s’exprime de façon récurrente dans les mobilisations des élèves et de façon plus quotidienne dans l’exigence de « respect » adressée aux enseignants. On peut y lire en négatif les pratiques d’humiliation, la violence symbolique subie et l’insuffisance des contre-pouvoirs.

La troisième raison est pragmatique. La complexité des tensions qui agitent l’école et la société ne se résoudra pas dans une utopie militaire et quelques blouses grises : cette rêverie d’élèves en uniforme, debout lorsque le professeur entre dans la classe, révèle une fascination pour les mécanismes d’obéissance, et surtout une méconnaissance des nouvelles manières d’apprendre. Ce n’est pas un surcroît d’ordre et de brutalité, mais un surcroît de démocratie, d’attention à la parole des uns et des autres, d’égalité de traitement entre élèves, qui doit soutenir l’école.

Par réaction, par correction politique et par conviction, il importe donc de démocratiser l’école. D’abord, en refusant que les droits des élèves à participer au jeu démocratique soient conditionnés par leurs devoirs scolaires (présence, ponctualité, travail). Ensuite, en favorisant l’ouverture de champs où les élèves pourraient inventer leurs propres modalités de décisions — heures de vie de classe sans enseignant, salles de réunion gérées par les élèves, assemblées consultatives rassemblant toute une classe bien différentes des conseils de classe. Enfin, en ouvrant à la discussion les modalités de décision de l’organisation du temps scolaire, des programmes, et même de l’orientation. Dans ces expériences peut-être imparfaites, aux résultats peut-être incertains, pourrait s’amorcer la réalisation d’une démocratie qui transforme l’école tout en autorisant des investissements personnels de nature et d’intensité différentes.

Notes

[1Journal officiel, 10 juillet 2002.

[2Bulletin officiel de l’Éducation nationale, 31 août 2000