de la langue à la parole

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Les candidats se sont exprimés, on a compté les voix, les urnes ont parlé : la démocratie électorale aime à se penser comme une grande scène de la parole. Prenons-la au sérieux : dans l’espace de la délibération, quelle place fait-on aux langues des migrants ou des nomades, à toutes ces manières de parler qui ne sont pas celles de la nation ? Aucune, sinon l’enclos ethnique dans lequel les politiques linguistiques enferment les « langues minoritaires ». Éléments pour une démocratie du langage.

Mirandese, bas-allemand, ladin, frioulan, fryslân, pomak, meänkieli… Depuis plus d’une décennie, de nouvelles langues sont mises au jour par l’entremise de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenneimposée par le Conseil de l’Europe en 1992. Résultant d’un repérage systématique des « minorités linguistiques », la liste des langues européennes ne cesse de s’allonger. À l’orée du XXIe siècle, nous sommes de la sorte conviés à une orientation nouvelle de l’appréhension des phénomènes de langage dont l’ancrage historique est sans mal discernable. En effet, si des pratiques langagières multiples s’enchevêtrent depuis toujours au sein de territoires dont l’histoire a pu déplacer les contours, les États-nations se sont constitués, au gré de ces fluctuations, à partir du contingentement des conduites plurielles. Nommer les formes, les différencier, les catégoriser puis les hiérarchiser, tels ont été les principaux processus d’homogénéisation linguistique qui ont déterminé l’émergence des langues nationales et officielles.

Depuis les temps reculés des Serments de Strasbourg, considérés comme le plus ancien texte en langue française, en passant par l’ordonnance de Villers-Cotterêts en 1539, conférant au français le statut de langue administrative et judiciaire commune à l’ensemble du royaume en remplacement du latin, la langue a connu une mise en normes progressive. Le XVIIe siècle, en même temps qu’il couronne l’avènement d’une littérature nationale, s’est donné pour tâche d’associer au lustre du royaume celui d’une « langue plus parfaite déjà que pas une des autres vivantes [1] ». Il s’est alors agi de forclore la langue dans une identification qui faisait d’elle le miroir de la pensée, en même temps que, de la sorte réifiée, elle permettait au pouvoir royal de mener sa politique d’unification du royaume et de prestige diplomatique. La création de l’Académie française en 1635 s’est inscrite dans ce contexte de l’épanouissement d’un imaginaire collectif autour d’une élite se poussant du col : génie, raison, universalité… autant d’éloges vibrants quant au rayonnement d’une « langue françoise » qui, abordée sous les auspices de la raison, a fait en définitive l’objet d’une idéalisation baroque.

Un siècle plus tard, pour en finir avec une captation aristocratique, la Révolution française a voulu que soit élaboré un langage commun reposant sur le droit donné à tous de comprendre la langue des biens-nés : « Les révolutionnaires de 1789-1795 ont assigné une vocation démocratique à l’écriture créée dans les temples et les palais [2]. » En instituant le « droit à la libre communication », la Déclaration de 1789 a investi le champ du langage comme terrain de l’égalité. Le but n’a dès lors pas été de faire valoir les vertus de « la langue de la liberté », mais d’uniformiser celle-ci afin de restaurer l’égalité des Français devant elle par le recours à une même norme et des usages communs. L’émancipation a revêtu l’aspect d’une participation au débat politique par le biais du jus solis et d’un accès à la citoyenneté favorisé lui-même par la lecture des journaux, déclarations et autres textes officiels : alors que « l’Ancien Régime pouvait se satisfaire d’une population tenue à l’écart du français de l’État, […] la République [avait] besoin de l’adhésion des populations [3] ». Après que l’Assemblée révolutionnaire, créatrice de la libre communication, a eu pour premier souci d’assurer l’égalité avec par exemple le Bureau des traductions, et malgré l’interférence avec les « langages bigarrés des campagnes [4] », s’est peu à peu installé dans l’idéal scolaire républicain un monolinguisme national porteur d’une instruction publique entendue comme fédérative. Quant à la démocratisation de la langue au XIXe siècle au moyen de ce que Renée Balibar a appelé son « élémentation », c’est-à-dire un apprentissage des rudiments visant à créer une langue d’État non discriminatoire, elle n’a pas davantage réglé le problème des inégalités : les « niveaux » de langage à l’intérieur de la langue sont venus créer de nouvelles stratifications et hiérarchisations sociales. L’homogénéisation, la démocratisation ou l’élémentation du langage, malgré la volonté d’en faire la « langue imposée-reconnue d’en bas [5] », ont toujours émané d’une instance de pouvoir. Le fantasme d’une langue de l’ordre et de la norme a été par la suite reconduit pour trouver un prolongement dans la mission civilisatrice des colonisateurs, laquelle, tout en imposant le français, a hiérarchisé en second les langues africaines ravalées au rang d’exotismes sous le prétexte de valorisations paternalistes et au nom de l’équation « langue = ethnie = âme d’un peuple ».

une charte pour les langues

Le modèle de l’équivalence entre une langue et un État, qui a jusqu’à maintenant prévalu malgré ses aléas, se voit aujourd’hui largement contesté. Or le paradoxe veut que cette contestation se fonde elle-même sur une conception homogène de toute entité territoriale. À la nation sont ainsi substituées la région, l’ethnie ou la communauté.

En France, la remise en cause d’un archétype national prend forme avec la propagation de revendications régionales héritées de la prohibition des « patois » et « dialectes ». Commune à l’Europe tout entière, cette volonté de reconnaissance des langues minoritaires au sein d’un État a récemment conduit à la légitimation internationale du « droit au plurilinguisme et au multiculturalisme » : elle naît avec la création de l’Union européenne et prend une ampleur sans précédent à l’aube de ce XXIe siècle.

Le point d’ancrage du tournant politique auquel nous assistons date, sans conteste, de 1992, lors de l’élaboration finale de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, promulguée par le Conseil de l’Europe. Conforme aux préoccupations antérieures d’autres organisations mondiales comme l’Unesco ou l’ONU, l’objectif de la charte est d’emblée explicite : sauvegarder et promouvoir les « idéaux et les principes qui sont [le] patrimoine commun » des États membres de l’Union, contribuer à « développer les traditions et la richesse culturelle de l’Europe », promouvoir le plurilinguisme et les valeurs de l’interculturel afin de construire une Europe « fondée sur les principes de la démocratie et de la diversité culturelle, dans le cadre de la souveraineté nationale et de l’intégrité territoriale [6] ».

Le lien entre territoire, patrimoine, culture et langue s’affiche comme principe dès le préambule, les auteurs de la charte évitant toutefois, pour des raisons politiques, de citer explicitement les locuteurs de ces langues, c’est-à-dire les groupes ou communautés qui s’y rattachent, précaution dilatoire qui reste malgré tout un enjeu de discussions majeures, notamment pour la France qui n’a pas ratifié la charte. En effet, si les droits sont associés aux langues, comment en exclure les locuteurs qui sont en fait les premiers visés par ces droits ? Du côté des États-nations, la question est bien moins celle des langues que des conséquences de la reconnaissance de populations dont les revendications touchent un ensemble de pratiques dites culturelles mises en opposition avec la culture officielle imposée par l’État au nom de l’égalité des citoyens devant la loi. Ce débat, qui oppose schématiquement en France les défenseurs du multiculturalisme et les défenseurs de l’universalisme des Lumières, se traduit de manières très diverses ailleurs. La variété des positionnements se développe toutefois autour d’un socle discursif commun à partir de l’orientation sémantique uniforme des notions de culture, de communauté et plus récemment de minorité référées à des entités closes émanant d’un terroir.

Le 7 mai 2008, la France, pourtant grande résistante à la charte, se soumet pour la première fois aux impératifs européens : un débat sur les langues régionales est inscrit à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale. Alors que des dissensions demeurent, il suffit d’à peine quinze jours pour qu’un « amendement surprise » (n° 605), comme le nomment les journalistes, apparaisse dans le débat sur la révision de la Constitution nationale : il prévoit que soit ajouté, dans l’article 1 de la Constitution, après « La France est une république indivisible, laïque, démocratique et sociale » : « Les langues régionales appartiennent à son patrimoine. » Il s’ensuit, dès le 16 juin 2008, une levée de boucliers du côté de l’Académie française, qui voit en ce changement une « atteinte à l’identité nationale ». Deux jours après, le Sénat refuse finalement d’inscrire la reconnaissance des langues régionales dans la Constitution française.

Paradoxalement, les arguments des camps adverses reposent sur les mêmes énoncés implicites. Ils renvoient à un régime discursif dont l’homogénéité est instructive : la langue est un objet, un patrimoine que la politique, qu’elle soit nationale ou régionale, doit instrumentaliser. Si pendant longtemps le nationalisme a permis de maintenir une et une seule langue officielle en France, l’affaiblissement du nationalisme d’État conduit aujourd’hui à changer de perspective sous l’influence des nouvelles doxas européennes dont les mots d’ordre sont diversité, multiculturalisme, droits des minorités, droits de l’homme.

ethnos versus demos

Le débat autour de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires remet au goût du jour les paradigmes linguistiques hérités de la formation discursive classique. En réaffirmant le lien entre langue et identité, la charte a pour fonction de réglementer, par le droit, les pratiques langagières. Elle définit une « pluralité » linguistique à finalité démocratique qui, loin de solliciter les vertus attachées à l’émancipation, entérine définitivement l’idée selon laquelle une langue correspond à un groupe donné.

C’est ainsi que le rapport du Groupe des intellectuels pour le dialogue interculturel, initié par la Commission européenne en 2008, préconise « une gestion sage et imaginative de la diversité linguistique [pouvant] contribuer de manière significative au dialogue des cultures et à leur coexistence harmonieuse ». De son côté, le projet Euromosaïc a pour rôle de mettre en évidence « le potentiel de production et de reproduction des communautés linguistiques et minoritaires [7] », à partir d’enquêtes menées auprès de groupes linguistiques délimités par avance et censément représentatifs. Des homogénéités préexistent à d’autres, et font de la division entre les entités une simple question de degré et le seul enjeu de leur redistribution.

Ce type de dispositif autour de la langue repose en définitive sur l’unité de groupes (nation, ethnie, tribu, etc.) que cette assignation à la langue actualise : il en est à la fois la cause et la conclusion. Autrement dit : ce discours vient à l’appui de ce qu’il promeut et c’est parce qu’il est proféré qu’il a tout lieu d’être admis. Il ne se contente pas de prescrire, il conditionne. C’est en ce sens qu’il doit à la notion d’ethnos de supposer un découpage de communautés linguistiques attenantes. Un partage du linguistique s’opère de la sorte sous la forme d’un recensement des langues, qui ne tient pas compte de l’extrême mobilité des rapports entretenus au sein et entre chacune d’elles. Il convient d’une clôture des langues au nom d’une mise en scène de la différence, sorte d’inventaire des langues coupées de leur dynamique historique, muséifiées, et dont le comparatisme « interculturel » est la conséquence. Ce passage par l’ethnos induit une vision plane, forme de cartographie des langues et des populations associées, donnant de celles-ci l’aspect d’entités closes, délimitées, ancrées dans un territoire et tendanciellement pures. Cette mise entre frontières est de celles qu’on reconnaissait sur le planisphère en classe primaire : une couleur pour chaque pays, représentation géographique tapissée d’une toponymie toute prometteuse. Mais la rêverie prend ici fin car, soucieux de dresser l’inventaire des pratiques, ce découpage marque une inflexion politique : le souci démocratique s’oriente vers la promotion d’une diversité tributaire d’un relativisme constitué sur l’essence qui, en dernier ressort, favorise un retour à la langue comme « âme » des peuples et voue cette reconnaissance à la surenchère identitaire.

la parole démocratique

La cartographie linguistique, telle que les dirigeants européens la dessinent, est sans correspondance avec la réalité des pratiques langagières : d’une part la charte ignore les langues des migrants comme elle néglige celles des nomades (nulle mention du calo en Espagne, du turc en Allemagne ou de l’arabe en France), d’autre part elle présente un découpage du monde qui fait fi de la parole émanant du demos. Cette parole s’oppose à l’institution de la langue en ceci qu’elle ne suppose aucune homogénéisation a priori de sa forme et aucune fermeture aux multiples autres éléments venus du dehors, aucun emplacement déterminé d’avance. Elle rend possible, dans l’instantané d’une conversation, l’expression d’énoncés inopinés. Extérieure au sujet parlant, et tout aussi peu objet d’appropriation, la parole se rapporte au locuteur en tant qu’il construit son propre cheminement à travers les mots venus de toutes parts. Précaire et toujours renouvelée, la parole traverse le sujet, le constitue depuis sa relation aux autres, aux mots des autres. Faire le choix de la parole suppose ainsi de concevoir les pratiques langagières non pas du point de vue de l’appartenance prétendument attachée à une forme et une seule, mais comme le lieu de la transversalité même. En ce sens, elle suppose un devenir langagier toujours plus imprévisible porté par les « existences suspensives » qu’évoque Rancière. Si les individus sont innombrables, si l’ensemble des êtres parlants portent en eux-mêmes « le pouvoir de l’un-en-plus [8] » et fondent ainsi la figure du demos, c’est bien que l’identification de chacun à une place, à un terroir ou à un groupe relève d’un fantasme d’assignation. La labellisation des identités régionales, nationales ou ethniques, comme des langues qui leur sont attachées, rompt avec le mouvement même du sujet dont la voix porte jour après jour la promesse d’un dehors toujours renouvelé. Cette promesse peut parfois être dotée d’un nom ou de plusieurs comme ce fut le cas pour la lingua franca, sorte de « no man’s langue [9] » mêlée d’italien, de portugais, d’espagnol et d’arabe, parlée entre Levant, Maghreb et Europe pendant plus de quatre siècles. Cette langue d’avant les homogénéisations nationales, la « langue de personne [10] », n’est pas un cas isolé : partout dans le monde, se font et se défont les expériences de la parole démocratique et émancipatrice.

En France, des étrangers sont à nos côtés. Ils ne vivent pas moins avec nous que nous ne vivons avec eux. Nous sommes à leurs côtés. Aller les uns vers les autres est une noble tâche. C’est plus que cela même : un véritable enjeu linguistique de la démocratie. Cet attachement à une transversalité langagière suppose, par exemple, de convenir d’une complexité égale entre bambara et français, ainsi que d’une réciprocité de leurs influences. Cela implique d’être toujours « tous ce que nous ne sommes pas [11] » : des juifs allemands, tout autant que des jeunes de banlieue, des ouvriers sans papiers ou des grévistes antillais. Cela suppose de laisser libre la parole, dans son imprévisible devenir : « Est du demos celui qui parle alors qu’il n’a pas à parler, celui qui prend part à ce à quoi il n’a pas de part [12]. »


ka kuma demokrasi la / parler de la démocratie

« Bon, la démocratie, c’est quoi… Bon, tout le monde est à égalité, tout le monde peut être éligible : si Dieu te donne la chance, tu peux le devenir. Tout le monde a le droit de s’exprimer ; exprimer tout ce qui est bien pour le développement du pays.

La démocratie, à mon avis, c’est juste des paroles, sinon, ici, ce n’est pas une vraie vraie vraie démocratie.

Toi tu es blanche, française peut-être, bon, tu vas dans notre pays, tu fais tout ce que tu veux, personne chez nous ne peut t’empêcher de faire quoi que ce soit, mais ici, nous, on ne peut pas faire la même chose. Si tu n’as pas de papiers, tu ne peux rien faire ici. Et si tu réfléchis bien, dans le temps, notre pays et la France étaient une seule et même colonie, le moment Soudan français, c’est la France qui nous a colonisés. Si on dit que nous devons galérer dans ce pays-ci, et si la démocratie existe, pourquoi devons-nous souffrir encore, avec ou sans papiers ? Si tu calcules bien, les premières guerres qui se sont passées ici, nos grands-pères les ont faites : donc la démocratie, c’est des mots pour ceux qui n’ont pas les moyens, afin de les soulager. Sinon… »

M. S., ouvrier sans papiers, travaille depuis 2002 en France. Enregistré entre bambara [13] et français par Cécile Canut, à Montreuil, le 28 avril 2009.

Post-scriptum

Cécile Canut est, notamment, l’auteure de Une langue sans qualité, Lambert Lucas, 2007.

Notes

[1Lettre de M. de Serizay au cardinal de Richelieu du 22 mars 1634, in Paul Pellisson et Joseph d’Olivet, Histoire de l’Académie française, Paris, Didier et Cie, 1858, p. 22.

[2Renée Balibar, L’Institution du français. Essai sur le colinguisme, Paris, PUF, 1985, p. 27.

[3Sonia Branca-Rosoff, « Renée Balibar : de l’institution des langues à leur universalisation », in Sonia Branca-Rosoff (ed.)L’Institution des langues, Paris, Maison de l’Homme, 2001, p. 4.

[4Renée Balibar, L’Institution du français, op. cit.,p. 148.

[5Ibid.

[6Charte européenne des langues régionales ou minoritaires http://conventions.coe.int/Treaty/F....

[7Europa, le portail de l’Union européenne : http://europa.eu.

[8Jacques Rancière, Aux bords du politique, Paris, Folio Gallimard, 1998, p. 114.

[9Jocelyne Dakhlia, Lingua franca, Histoire d’une langue métisse en Méditerranée,Paris, Actes Sud, 2008, p. 207.

[10Ibid.

[11Gérard Bras, Les Ambiguïtés du peuple,Paris, Pleins Feux, 2008, p. 58.

[12Jacques Rancière,op. cit., p. 233.

[13Pour des raisons techniques, la transcription phonétique en bambara n’est pas reproduite ici, elle est disponible dans l’édition imprimée du numéro 48, page 27.