dix films

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Filmer la démocratie. Filmer une question abstraite, arrachée aux experts et aux hommes politiques. Ne pas y répondre trop vite, la poser à tous, partout dans le monde. Pourquoi la défendre quand elle a fini de nous séduire ? Comment la filmer quand elle se défile, quand elle enfreint ses principes ? Comment la montrer en train de se faire ? Retour sur le projet documentaire Why Democracy ?, dont ce fut la tentative.

Dix films documentaires, dix films d’auteur au style personnel, issus du monde entier, posent la question : Why Democracy ? (« La démocratie pour tous ? » dans sa déclinaison française). D’emblée, au regard de ce que j’ai appris de la production télévisuelle, l’expérience m’a semblé curieuse. Le projet associe plus de 40 chaînes et producteurs dont la BBC Storyville en Angleterre, ITVS aux Etats-Unis, El Arabia à Dubaï, IBA en Israël, NDTV en Inde, Arte en France. Les dix films ont été diffusés la même semaine en octobre 2007, visant 300 millions de téléspectateurs. Dix films sur l’idée de démocratie, ancrés dans ses pratiques là où elle est en souffrance : en Inde où dépérit l’idéal égalitaire prôné par Gandhi, en Afghanistan ou en Irak, où la démocratie torture. Le projet inclut aussi 18 courts, des forums de conversations et un site internet, qui reçut plus de 7 millions de visites pendant la semaine de diffusion, et reste actif depuis [1].

Genèse : STEPS, une petite organisation de professionnels du documentaire basée au Cap en Afrique du Sud, veut expérimenter un processus de production collectif et susciter une conversation générale sur la démocratie ; un séminaire est organisé en 2004 au Cap avec pour objet « comment fait-on un film politique ? » ; Nick Fraser, de la BBC, propose pour sujet la démocratie ; Don Edkins, de STEPS, souhaite ouvrir le projet à des réalisateurs venus d’ailleurs. « Nous n’avions pas d’idée préconçue, m’explique-t-il. Nous avons beaucoup parlé de ce que signifiait la démocratie pour nous. C’est un sujet qu’on laisse volontiers aux experts et aux hommes politiques. »

Sacrées caricatures est une enquête menée par Karsten Kjaer, citoyen danois un peu inquiet, suivi par une caméra : les émeutes suscitées par les caricatures du prophète étaient-elles spontanées ? Provoquer tant de haine, est-ce un prix trop élevé pour la publication de douze dessins ? Le film utilise des images génériques, les manifestations, les flashs qui crépitent à Paris lorsque Charlie Hebdo gagne son procès. Mais on voit surtout Kjaer. Il serre la main de personnalités au Danemark et au Moyen-Orient, tire soigneusement de son cartable les dessins, interroge respectueusement ses hôtes. Le cinéaste semble vouloir mettre des visages sur les positions de principes. Devant son écran, tard dans la nuit, assailli par les mails qui fusent après le scandale et alors que les ambassades danoises sont attaquées, le journaliste du Jyllands-Posten qui a publié les dessins décide d’accepter la publication de caricatures évoquant la Shoah. La direction du journal refuse de le suivre. Le visage du journaliste, face à la caméra, trahit le désarroi. Puis la caméra suit Kjaer alors qu’il rencontre ceux qui dans le monde musulman ont contribué à organiser la colère : le mollah qui avait relayé le message accepte de voir les dessins et donne son interprétation de celui qui lui déplaît le plus, un Mahomet dont le turban est sur le point d’exploser. Où commence la défense des valeurs et principes ? Où l’agression, morale et physique ? Où la manipulation ? Le film s’achève sur le témoignage d’un agitateur professionnel en Iran, actif lors des manifestations les plus violentes à Téhéran, un homme simple et ouvert qui suit les directives pour gagner son pain et que les dessins n’émeuvent pas. « Nous avions tout de suite décidé que nous ne pouvions pas faire Sacrées caricatures sans montrer les dessins, raconte Don. El Arabia ne s’y est jamais opposé. »

Six personnes sont au coeur du projet et travaillent sur deux fronts. D’un côté, le financement et les chaînes, dont le nombre augmente au fur et à mesure ; « c’est le marché américain qui a été le plus difficile, précise Don : là-bas seulement cinq des dix films trouveront acquéreurs. » De l’autre, la réalisation et le choix des films : « nous avons dû trier parmi six mille propositions. Une vingtaine de films ont été lancés, dix ont été sélectionnés. Faire la part entre les egos et le droit de parole de tous n’est pas toujours aisé. Faire un film, en fin de compte, reste une expérience autocratique. »

Dîner avec le Président est le film d’une cinéaste née à Karachi, élevée aux États-Unis. Au fil de plusieurs rencontres qui traversent la société pakistanaise, Sabiha Sumar se pose la question suivante : nous, libéraux, devons-nous soutenir un militaire ? Elle filme le général Musharaf, qui l’a invitée à dîner. En manches courtes et à table, en famille, l’homme tient un discours progressiste. Selon lui, en dépit de son uniforme, il protège l’indépendance législative et juridique, il défend la liberté du vote. Si le peuple élit les islamistes, il se rendra à sa volonté. L’hôte apparaît bon fils et moque un peu sa mère lorsque celle-ci fait son éloge : « si vous l’écoutiez, mon frère, son ainé, est un génie. » Sabiha Sumar filme aussi ses amis, membres d’une classe moyenne urbaine prise de doute : Musharaf est le produit d’un coup d’État et s’appuie sur les militaires ; en même temps, il encourage le travail parlementaire. Elle filme également dans un village. Elle pose ses questions avec l’air toujours sérieux et inquiet de quelqu’un qui fait son devoir. Elle va tête nue, l’air réfléchi, fluette dans ses saris. Aux chefs tribaux, elle demande : « Croyez-vous en la démocratie de Musharaf ? » Ils répondent : « Nous croyons en la démocratie tribale, ici. » S’ensuit une conversation sur le Coran et la liberté des femmes : « Seriez-vous libres si vous étiez tenus entre quatre murs ? » leur lance-t-elle. Elle s’essuie le front lorsqu’ils quittent l’assemblée. Plusieurs hommes se serrent autour d’elle : « Cela changera, ce sont les chefs qui empêchent que les choses changent, mais nous sommes mécontents. » Plus tard, la caméra ne quitte pas le visage des camionneurs Pathan (à l’arrière des camions, collées sur ces portes en bois ciselé, des photos de femmes, sans voile). « Voterez-vous pour les islamistes ? » Le premier dit : « Nos femmes ne se montrent pas. Nous devons voter pour les islamistes, ils sont de notre tribu. » Et le second ajoute, sans colère, un regard triste : « Quand nous vous regardons, nous vous envions. Nous aimerions que nos frères et soeurs puissent être éduqués comme vous pour ne pas devenir camionneurs. »

Je suis ébahie. L’approche documentaire est toujours précaire, puisqu’elle oblige celui ou celle qui l’entreprend à se limiter à ce qui peut être filmé. Elle peut simplifier une situation ou la sentimentaliser. Pas ici. Je retiens ce qu’il y a de simplicité à vouloir filmer des conversations qui n’auraient peut-être pas lieu si la caméra et cette femme n’étaient pas là. Le dernier mot revient au plus pauvre. À une famille blottie autour d’une assiette et de quelques chappattis, à même la terre devant leur abri, elle demande : « Que feriez-vous si vous étiez élu Président ? »

« Nous sommes pauvres. Nous nous en remettons à Allah. »

La première année a presque entièrement été consacrée à la sélection des projets. Les choisir, mais aussi les susciter. « Regrettant l’absence de cinéastes asiatiques parmi les premiers reçus, nous avons organisé trois conférences à Pékin, Bombay et Tokyo », explique Don. Parmi les propositions chinoises qui affluent, celle de Wenjun Chen détonne. Là où de multiples projets cherchent du côté des atteintes aux droits de l’homme, le réalisateur s’interroge sur le désir démocratique et souhaite poser la question à des enfants.

Votez pour moi suit une élection de délégués de classe, organisée pour le film. Les professeurs expliquent l’enjeu du scrutin, les enfants — huit ans — jouent le jeu, et les parents travaillent ardemment, dans la nuit, après les devoirs, à diriger leur petit, enfant unique, vers la victoire. Chen Chen obtient de ses amis qu’ils huent les autres candidat/es. L’une d’elle, surprise, éclate en sanglots sur l’estrade. Poussé par un père policier, le vainqueur l’emporte en promettant efficacité et intransigeance, distribuant sans états d’âme cadeaux aux électeurs et attaques cinglantes contre ses adversaires, trop mous pour endosser de vraies responsabilités. Satire sociale ou comédie de la démocratie, le film touche les Chinois et les Occidentaux. Lu sur le site internet du projet : « Les élections de mon enfance ! », « Un tableau triste, mais réaliste de la démocratie en action », « J’étais un des petit gardes du Président Mao et les gens n’ont pas changé. » Et sur le site d’Arte : « Prendre la désignation d’un délégué de classe pour dire qu’on en apprend ceci ou cela était mal choisi, un jeu d’enfant n’est pas un échantillon représentatif ! »

Au-delà de la télévision, le projet expérimente plusieurs pistes destinées à poursuivre cette conversation sur la démocratie [2]. Metro Newspapers a filmé la réponse de personnalités à dix questions : « Que signifie la démocratie pour vous ? » Kofi Annan, ex-secrétaire général des Nations unies évoque son expérience de la démocratie au village, en Afrique : « il existe un désir démocratique. » Les débats qui ont suivi sur le forum, dans le sillage des dix questions, en témoignent à leur manière. Il y est question de la Bolivie et des pays sub-sahariens, de notre confort et des révolutions. « Pourquoi commencer une révolution ? », « Est-ce qu’une révolution doit engager la masse ou peut-elle commencer petit, là où je vis ? »

Je m’étonne qu’une si petite organisation ait pu animer une telle entreprise. « La collaboration est née d’un projet de films sur le VIH [3], raconte Don. Nous avions appris à travailler avec des équipes sans expérience pour créer un regard sud-africain sur le virus. Au fur et à mesure, et avec 38 films, STEPS a associé des chaînes et obtenu que plusieurs films passent à la télévision. » Un laboratoire décisif de l’articulation entre le singulier et le collectif : « avec des films sur le VIH nous avions appris à créer des outils qui permettent à chacun d’exprimer ses questions pour pouvoir faire siens des films personnels. » Puisqu’elle est née d’un précédent, je veux croire que cette aventure de production documentaire, un peu magique, en annoncera d’autres. Don acquiesce, mais pour faire le prochain pas, il lui faudra d’abord enjamber sa propre fatigue.

Une journaliste braque une minuscule caméra sur la foule. On se presse pour entrer dans le bureau de vote. « À quoi bon ! Ils ne nous laisseront pas entrer. » Les doigts encrés de ceux qui en sortent s’agitent. À la fin de la journée, la caméra surprend le bourrage des urnes. Égypte nous vous surveillons, ce sont trois femmes qui ont tout lâché pour devenir l’oeil du citoyen sur le fonctionnement des institutions. Elles organisent une mobilisation pour la défense des juges contre les manipulations du gouvernement égyptien. « Si nos juges sont attaqués, nous sommes derrière vous », leur dit-on. Les moyens sont limités, mais le résultat au-delà de toute attente : les juges sont protégés. Puis cela retombe, l’argent manque et l’épuisement menace. Mais après le temps du découragement, les trois femmes reprendront malgré tout leur veille démocratique.

Notes

[2Les films et les outils pédagogiques sont disponibles sur demande auprès de STEPS International : info@whydemocracy.net

[3Le site du projet sur le VIH : www.steps.co.za