la démocratie sexuelle contre elle-même les contradictions de la politique d’« immigration subie »

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Rien ne ruine autant le crédit de la démocratie que les mauvaises causes qu’on lui demande de bénir. On l’invoque régulièrement pour faire taire la contestation : « Le pouvoir n’est pas dans la rue ». Elle sert désormais à justifier des politiques xénophobes. Quand la défense de la liberté et de l’égalité dans les questions sexuelles est mise au service d’un discours sur le conflit des civilisations et d’une fermeture des frontières, comment reprendre la main ? Démontage des contradictions de la politique d’« immigration subie ».

En France, dans les années qui ont suivi le bicentenaire de la Révolution et la première affaire du « voile » en 1989, la question minoritaire se posait fort simplement — du fait même qu’elle ne se posait pas, ou plutôt, parce qu’il n’était pas légitime de la poser. La rhétorique dominante de la République ne donnait alors droit de cité ni aux questions sexuelles, ni aux questions raciales, également renvoyées dans la vie privée. Leur politisation ne semblait concevable que dans l’altérité radicale d’une autre culture politique : la « rhétorique de l’Amérique » visait ainsi à préserver une singularité, voire une exception française. En retour, la critique minoritaire de l’exclusive républicaine pouvait donc porter indifféremment sur les questions sexuelles et raciales, pareillement interdites de séjour dans l’espace public français.

La donne a changé à la fin des années 1990, avec les débats autour du PaCS et de la parité, en matière de sexualité et de genre, ouvrant la voie aux controverses sur les « minorités visibles » jusqu’alors invisibilisées au même titre que les minorités sexuelles par la rhétorique républicaine. La remise en cause de l’assignation des questions minoritaires à la sphère privée n’a pourtant pas signifié la fin de cette rhétorique, mais plutôt sa mutation. En effet, la dernière querelle du « voile », qui a débouché sur la loi de 2004, a montré comment les questions sexuelles, naguère encore exclues de l’espace public, y trouvaient dorénavant toute leur place : s’il importait toujours, au nom de la République, de prohiber le « voile », c’était dorénavant en tant que symbole d’oppression sexuelle, et au nom de la liberté des femmes et de l’égalité des sexes. Ceux-là mêmes qui dénonçaient dans les années 1990 l’intrusion des revendications féministes ou homosexuelles dans la sphère publique comme une américanisation de la civilité française se faisaient ainsi, dans les années 2000, les chantres d’une République politisant les questions sexuelles, soit ce que j’ai proposé d’appeler la « démocratie sexuelle ».

La démocratie sexuelle, c’est l’extension du domaine démocratique aux questions sexuelles — soit l’introduction des valeurs de liberté et d’égalité dans un domaine auparavant relégué à la vie privée, maintenu à l’abri de l’histoire et de la politique dans une culture, voire une nature, intemporelle. Il est pourtant deux manières bien différentes d’appréhender ce projet démocratique. D’un côté, on donne aux mots de liberté et d’égalité un sens a priori : le combat politique porte alors seulement sur l’exigence (ou le refus) de s’y conformer. De l’autre, on en fait l’enjeu même de la politique : la signification des valeurs démocratiques se déploie ainsi dans l’histoire, pour ne se découvrir qu’a posteriori. Cette distinction est d’importance : en effet, si la seconde version définit la démocratie sexuelle comme un projet critique, qui interroge sans fin l’ordre sexuel, la première apparaît bien davantage comme un projet normatif, qui évalue les sociétés à l’aune de normes démocratiques posées une fois pour toutes.

La tension entre ces deux projets n’est pas seulement théorique : elle est inséparablement politique. Cela devient manifeste en France au cours des années 2000, non seulement avec le retour de la querelle du « voile », mais aussi dans une série de controverses, depuis les « tournantes » réputées symptomatiques d’une barbarie propre aux banlieues, jusqu’aux mariages forcés, à la polygamie et aux mutilations génitales censément héritées de cultures « étrangères » : c’est toute la gamme des violences sexuées, sexuelles et sexistes qui se trouve prise dans une rhétorique racialisée de l’altérité qui dessine en creux l’image d’une France attentive aux droits des femmes et intransigeante en matière d’homophobie. Bref, loin de toute réflexivité critique, voici la République française, érigée en modèle de démocratie sexuelle, qui impose son procès de civilisation.

Cette nouvelle configuration rhétorique ne concerne pas seulement la France : elle révèle toutes ses implications géopolitiques dans le contexte de l’après-11 septembre. C’est alors que la thèse développée par Samuel Huntington après la chute du Mur de Berlin sur le « conflit des civilisations », dans Foreign Affairs en 1993, est reformulée en termes de « conflit sexuel des civilisations », dix ans plus tard, selon l’argument de Ronald Inglehart et Pippa Norris dans Foreign Policy : c’est en effet dans les valeurs sexuelles, nouveaux emblèmes de la démocratie, que résiderait le « vrai » conflit culturel. Autrement dit, on définit d’un même coup, à l’échelle internationale (non moins qu’à l’échelle française, on l’a vu), « eux » et « nous » : la démocratie sexuelle serait tout autant au centre de l’identité occidentale qu’elle s’avérerait incompatible avec l’identité des « autres », tout particulièrement islamiques.

L’instrumentalisation des questions sexuelles dans un projet impérialiste n’est sans doute pas nouvelle — l’histoire nous le rappelle. En Inde, l’expansion coloniale britannique trouvait ainsi sa justification au xixe siècle, selon la formule de Gayatri Spivak, dans l’idée que « les hommes blancs sauvent les femmes de couleur des hommes de couleur ». Et sans doute, aujourd’hui comme hier, une telle invocation n’est-elle pas toujours dénuée d’une certaine mauvaise foi — c’est au nom de l’émancipation des femmes qu’après le 11 septembre 2001 Laura Bush a soutenu l’intervention lancée en Afghanistan. Dans la politique du président George W. Bush, la contradiction est patente entre le combat contre les droits des femmes, en particulier dans le domaine reproductif, et la guerre au nom du féminisme.

Les choses se compliquent pourtant si l’on considère l’Europe et non plus les États-Unis — soit une variante du « conflit des civilisations » qui participe moins d’un projet d’expansion que d’une logique de « containment ». Pour lutter contre l’immigration, « l’Europe forteresse » se réclame aussi de la démocratie sexuelle : l’exigence d’intégration y est aujourd’hui définie par l’acceptation préalable de valeurs censées définir l’identité nationale — au premier rang desquels, dans chaque pays, la liberté et l’égalité sexuelles. Aux Pays-Bas, les candidats à l’immigration venus du Tiers-Monde sont soumis à des tests culturels qui introduisent en particulier à la culture sexuelle néerlandaise, avec des images de femmes dénudées et de couples d’hommes qui s’embrassent. En Allemagne, les immigrés musulmans doivent répondre à des questions sur le sexisme et l’homophobie, et se voient interroger sur leurs réactions éventuelles, au cas où leur fils se déclarerait homosexuel…

La configuration européenne du « conflit des civilisations » a toutefois des conséquences en retour sur l’identité nationale qu’on ne rencontre pas aux États-Unis : tout se passe en effet comme si, pour mieux s’opposer à « eux », il devenait nécessaire de redéfinir ce que « nous » sommes. Nicolas Sarkozy justifiait ainsi en 2007, dans l’un des spots télévisés de sa campagne présidentielle, l’annonce de la création d’un ministère de l’Immigration et de l’identité nationale : « La France n’est pas une race, la France n’est pas une ethnie, la France est une communauté de valeurs ». Et d’illustrer ces valeurs : « Les femmes, en France, sont libres, comme les hommes, libres de circuler, libres de se marier, libres de divorcer. Le droit à l’avortement, l’égalité entre les hommes et les femmes, ça fait partie aussi de notre identité. » Autrement dit, dans le discours du champion de la droite, le droit à l’avortement fait désormais partie de l’identité nationale française.

La volonté de se démarquer des « autres » entraîne donc les politiques à embrasser, au moins en partie, les valeurs de la démocratie sexuelle. Sans doute la démocratie hétérosexuelle française n’a-t-elle pas (encore ?) conduit le président français à suivre l’exemple des Pays-Bas pour se rallier à l’ouverture du mariage aux couples de même sexe : en France, la lutte contre l’homophobie relève surtout de la politique extérieure — Rama Yade, dont le secrétariat d’État aux droits de l’homme est rattaché au ministère des Affaires étrangères, le signifie par son combat pour la dépénalisation de l’homosexualité. Il n’empêche : à la différence des États-Unis, la démocratie sexuelle oblige ceux qui, en Europe, l’instrumentalisent en matière d’immigration et d’identité nationale, à s’y rallier — jusqu’à un certain point — pour mieux « nous » définir par opposition à « eux ». Pour ceux qui s’en réclament, cette rhétorique a bien des effets contraignants, et des conséquences qui ne sont pas seulement rhétoriques.

C’est précisément pourquoi l’invocation de la démocratie sexuelle à des fins racistes ou xénophobes confronte aujourd’hui ses partisans à des alternatives douloureuses : comme s’il leur fallait choisir entre deux combats — l’antisexisme ou l’antiracisme ? — et privilégier une cause au détriment d’une autre — les femmes (voire les homosexuels), ou bien les « Musulmans » (et les « Noirs ») ? Il est vrai qu’on peut fort bien, à l’instar de Christine Delphy, refuser ce « faux dilemme » : les femmes de couleur ne sont-elles pas affectées par le racisme, non moins que par le sexisme ? L’intersectionnalité nous engage effectivement à penser le croisement des logiques sexuelles et raciales et leur imbrication dans une « double oppression ». Toutefois, il importe également de prendre au sérieux l’injonction qui nous est faite de choisir notre camp — pour y voir non pas un vrai dilemme, mais un problème réel : l’alternative a beau être fausse, elle n’en a pas moins une efficacité pragmatique. Il ne suffit pas d’en dénoncer la fausseté pour lui substituer une vision plus vraie de la réalité ; il n’est pas moins indispensable de développer des stratégies spécifiques pour ne pas tomber dans le piège bien réel qui nous est tendu.

Comment résister à la récupération de la démocratie sexuelle dans la lutte contre l’immigration sans renier ce combat — autrement dit, sans jeter le proverbial bébé avec l’eau du bain ? En Allemagne, les associations gaies et lesbiennes proposaient une solution non dénuée d’humour : pourquoi ne pas interroger aussi les Allemands sur leurs réactions face au coming out de leur fils — y compris le premier pape allemand ? Ce n’est pas s’interdire d’évoquer l’homophobie des immigrés, mais éviter d’occulter celle des Allemands « de souche ». De même, en France, il est légitime de parler des viols collectifs dans les banlieues, à condition de ne pas se complaire dans l’exotisme des « tournantes » : il faut discuter aussi des violences envers les femmes, dont les enquêtes ont établi qu’elles touchent toutes les classes sociales — sans nier, par exemple, le harcèlement sexuel à l’Université. La limite de cette stratégie de généralisation (chez « eux » comme chez « nous »), c’est qu’elle n’évite sans doute pas la question de la hiérarchisation (n’est-ce pas pire chez « eux » que chez « nous » ?).

Aussi voudrait-on ici suggérer une seconde stratégie, qui vise à mettre le doigt sur une contradiction inhérente à l’instrumentalisation de la démocratie sexuelle pour restreindre l’immigration dite « subie ». En effet, la distinction posée par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, entre immigration « choisie » et « subie » a vocation à séparer le bon grain de l’immigration de travail de l’ivraie de l’immigration familiale. C’est se placer du point de vue de la France (qui choisit ou subit), et non du point de vue des immigrés (dont on pourrait dire sinon qu’ils subissent l’émigration économique, et qu’ils choisissent une vie familiale). Autrement dit, c’est renverser la perspective : au lieu de partir d’un droit à la « vie privée et familiale », également partagé par « eux » et par « nous », on soumet de plus en plus le regroupement familial et les mariages binationaux à la suspicion, au contrôle mais aussi à l’appréciation préfectorale. Une liberté fondamentale, reconnue par le droit français et européen, est désormais soumise à l’arbitraire administratif dès lors qu’il s’agit d’étrangers.

Or Nicolas Sarkozy, pour définir l’identité nationale par opposition à l’immigration, n’avait-il pas déclaré qu’en France, « les femmes sont libres de se marier, libres de divorcer » ? On voit la contradiction : en France, ce sont seulement les femmes françaises qui peuvent prétendre à ces libertés ; les immigrées en sont privées — non pas du fait de leur culture d’origine, mais en raison de la politique menée par l’État français, par exemple lorsque la police intervient le jour des noces pour procéder à une expulsion, avant que le mariage n’ouvre des droits au conjoint étranger, ou bien lorsqu’une femme étrangère renonce à divorcer d’un époux violent pour ne pas perdre ses droits au séjour.

La contradiction redouble d’ailleurs : en effet, la politique d’immigration n’affecte pas seulement les étrangers, mais aussi les Français. C’est vrai en particulier pour ce qui concerne les couples binationaux : dans ce cas, les Français eux-mêmes, hommes ou femmes, voient leur liberté de mariage restreinte et contrainte. C’est au nom de la démocratie sexuelle que nous fermons la porte à l’immigration — en soupçonnanta prioriles immigrés d’être étrangers à ses valeurs ; mais pour garder la porte close, il nous faut enfreindre les valeurs de la démocratie sexuelle — non seulement pour « eux », mais aussi, en retour, pour « nous ». Mettre au jour ces contradictions internes, c’est ainsi développer une stratégie qui permet de dénoncer l’instrumentalisation de la démocratie sexuelle au nom même de ses valeurs.

Post-scriptum

Éric Fassin publiera prochainement The Empire of Sexual Democracy (Zone Books).