l’université française existe-t-elle ?
par Lise Wajeman
Du printemps 2009, l’histoire des mouvements sociaux retiendra ce paradoxe : rarement, dans le champ universitaire, une mobilisation aura à ce point « pris » ; et rarement, pourtant, elle aura trouvé si peu de prises, se heurtant moins à un refus qu’à une forme d’indifférence, de la part d’un gouvernement apparemment prêt à se passer d’interlocuteurs. En tenant l’université pour quantité négligeable, le pouvoir, passé maître dans l’usage politique de l’agenda, nie celles et ceux qu’il entend gérer : comment, dans ce contexte, imaginer à la rentrée un retour à la normale ?
PhédresseJ’ai gâché dans les facs, dans leur noir labyrinthe,Un plâtre que Médée apporta dans Corinthe.De quoi m’ont profité ces inutiles soins ?On me haïssait plus, je ne brûlais pas moins.Misérable ! Et je vis ? Et je soutiens la vueDe ce sacré Sarkos dont je suis descendue ?Que diras-tu, mon maître, à ce spectacle horrible ?Je crois voir de ta main briser l’urne terrible.Je crois te voir, cherchant un supplice nouveau,Toi-même des campus devenir le bourreau.Phédresse, tragédie, pastiche de J.-Ph. Grosperrin [1]
Enfin. Il y a eu sans aucun doute une forme de soulagement à voir se déployer cet hiver et ce printemps une contestation universitaire profonde, massive, réunissant — tant bien que mal — enseignants, chercheurs, étudiants, personnel administratif. Le gouvernement nommé par Sarkozy est ainsi parvenu à susciter ce qui semblait depuis quelques années improbable, un mouvement collectif de contestation dans lequel le personnel du supérieur s’est largement engagé. Il y a une sorte d’ironie tragique (comme toujours) à ce que cette mobilisation ne se soit pas étendue au lycée, Xavier Darcos ayant désamorcé à temps la protestation contre la réforme — reportée mais toujours prévue — des classes de seconde. Cette ironie tient au fait que la contestation des politiques menées par les gouvernements de droite dans l’éducation nationale est surtout venue, ces dernières années, des enseignants du secondaire et des étudiants : les premiers — qui ont très chèrement payé les grèves de 2003 — comme les seconds — qui n’ont pas obtenu grand-chose du mouvement anti-LRU de 2007-2008 — n’avaient reçu que peu de soutien du personnel du supérieur. C’est au tour des universitaires, aujourd’hui, de regretter que le mouvement ne se diffuse pas plus largement dans les collèges et lycées, alors que la réforme des concours d’enseignement va très largement modifier les conditions d’exercice dans l’éducation nationale, ouvrant la voie à une précarisation généralisée. Mais c’est aussi leur désintérêt pour les réformes du primaire et du secondaire, l’absence de mobilisation d’ensemble contre la LRU que paient les universitaires aujourd’hui, et qui explique que le mouvement ne semble pas constituer une menace suffisante pour contraindre le gouvernement à renégocier ses réformes.
Certes, le décret pris le 23 avril, qui régit le statut des enseignants-chercheurs, n’est pas exactement le même que celui qui avait été initialement rédigé, mais la logique entrepreneuriale globale qui doit désormais régir les universités est établie. Elle l’est en fait depuis la création de l’AERES, agence d’évaluation et de distribution de moyens, et le vote, il y a deux ans, de la LRU. Il s’agit, dans les deux cas, de mettre les personnels et les établissements en concurrence, et de briser les formes de gouvernance collégiale qui régissaient jusqu’à maintenant les organismes de recherche et d’enseignement publics du supérieur, au profit de l’édification du seul modèle politique que ce gouvernement semble connaître : tout pouvoir au président. La collégialité « à la française » n’empêchait en rien les dérives et les coups d’État ; mais il est frappant que le modèle qui lui est substitué se réclame de l’efficience d’un capitalisme pourtant ébranlé par la crise, alors que, justement, un pays comme les États-Unis, vers lequel lorgne le gouvernement, ne se réfère pas à une logique patronale lorsqu’il s’agit d’organiser les universités, préférant des systèmes qui préservent l’indépendance des choix scientifiques.
La contestation dans le supérieur cette saison est donc une sorte de surgeon tardif de la mobilisation de l’année dernière ; si le mouvement est plus large cette fois-ci, c’est que les nouveaux décrets ont des applications immédiates qui touchent de près aussi bien les étudiants (avec l’invention du « contrat doctoral », les nouvelles modalités des concours d’enseignement, dites « masterisation »), les enseignants (qui seraient désormais soumis aux aléas d’une gestion locale et non plus nationale), que les personnels administratifs qui subissent déjà durement les effets de « l’autonomie ». Ce surgeon a cependant une qualité remarquable : il est incroyablement vivace. La mobilisation dure depuis des mois maintenant, et il n’est pas sûr aujourd’hui qu’elle s’achève avant la fin de l’année universitaire. Et pourtant, et c’est proprement inouï, pour la France du moins, la contestation n’est absolument pas entendue par le pouvoir politique. Alors que les manifestants et grévistes ne cessent de marteler qu’ils souhaitent que le supérieur soit réformé, mais pas comme l’entend Nicolas Sarkozy, le président et ses ministres n’envisagent depuis le début la protestation que selon les termes d’une logique sempiternellement égale à elle-même : si vous récusez ma réforme (qui ferait de vous des hommes modernes, dynamiques, etc.), c’est que vous refusez la réforme (car vous êtes d’abominables réactionnaires). Cette logique binaire, qui suppose en fait que le général (le changement) s’abolisse dans le particulier (le changement comme l’entend Sarkozy) n’est évidemment qu’une des modalités de la rengaine thatchérienne, TINA : There Is No Alternative. Le principe n’a rien de surprenant, venant d’un gouvernement qui se targue d’incarner le bon sens, et l’université n’est pas la première à en éprouver les douloureuses conséquences. Il reste cependant une forme de sidération devant la situation telle qu’elle se présente aujourd’hui, début mai. On a abondamment célébré l’année dernière l’anniversaire de mai 68, mais il semble bien que ce soit cette année que se joue la farce : la fronde, pourtant exceptionnellement consensuelle au sein de l’université, échoue, et elle échoue parce qu’elle ne trouve pas les moyens d’établir un rapport de forces, parce qu’elle reste confinée dans une solitude qui lui est imposée par le trop grand silence (médiatique, politique) qui l’entoure. Comme le dit un slogan en vogue : « la masterisation rend sourd », et il n’y a pire sourd que celui qui ne veut entendre.
Les grévistes ont pourtant fait beaucoup pour être audibles. Tentant de déjouer, de manière préventive, le discours sarkozyste qui fait de tout opposant aux réformes actuelles un suppôt de l’archaïsme, le mouvement universitaire, moins porté par les syndicats que par des associations récentes comme Sauvons L’Université, ne s’est pas privé de s’emparer de techniques de lutte empruntées aux mouvements minoritaires. Ainsi, les enseignants et chercheurs se sont servis de leur capacité d’expertise : c’est la voie qu’avait initiée Sauvons La Recherche en présentant à Nicolas Sarkozy, quelques mois après son élection, un rapport rédigé à la suite d’états généraux de la recherche, visant à présenter des pistes de réformes possibles. C’est la même voie qu’emprunte la très sérieuse Qualité de la Science Française, qui propose des analyses circonstanciées, rédigées par un professeur de droit, des décrets concernant l’Enseignement supérieur. Mais le mouvement n’a pas négligé non plus sa visibilité : les manifestations parisiennes ont été égayées par le spectaculaire cortège de l’INALCO, qui faisait défiler un Président-Roi-Manager dépoussiéré par des cireurs de bottes stagiaires et des enseignants-flatteurs, fidèles à la royale devise « Qui m’aime m’essuie », car « Pouvoir sans savoir c’est toujours pouvoir ». On a vu aussi un impressionnant petit groupe d’hommes en noir à oreillettes traverser les défilés, parodiant une contre-manifestation porteuse des voix du capitalisme désinhibé, aux cris de « CNRS = URSS ». Dans beaucoup d’universités, les grèves ont été l’occasion de cours alternatifs, donnés dans des lieux publics : les géographes ont organisé des cours sur le cours (Mirabeau) à Aix-en-Provence ; on peut lire en ligne une analyse des discours satiriques contre la réforme proposée par une enseignante à Bordeaux [2]. À cet égard, la mobilisation aura été l’occasion, pour le meilleur, de renouer des liens qui s’étaient défaits, entre le personnel universitaire et les étudiants ; elle aura permis aussi d’ériger une noble figure en héroïne de la défense des savoirs et de ses plaisirs contre la réduction à l’universelle rentabilité, la Princesse de Clèves.
La rencontre entre le mouvement universitaire et la Princesse n’est pas le fait du hasard, elle a bien imprudemment été provoquée par le roi : Sarkozy est revenu, au cours de plusieurs déclarations successives, sur sa détestation du roman de Mme de La Fayette [3]. De ce point de vue, la mobilisation, par le biais de lectures publiques, commentaires et études du roman, aura réussi à faire entendre l’affirmation « Je lis La Princesse de Clèves » comme un slogan et une revendication politique, ce qui est indéniablement délectable. La Princesse est ainsi devenue l’évident visage d’un mouvement qui a d’abord cherché à séduire, à plaire au-delà des murs de l’université. L’enjeu était de s’attirer une sympathie publique, en espérant que cela conduirait le gouvernement à revoir ses positions affichées de fermeté. Recourir à la fiction (il y a eu d’autres lectures, de Gargantua notamment) permettait aussi de déplacer le terrain de l’affrontement : il ne s’agissait plus seulement de faire entendre un discours raisonné, mais de s’embarquer collectivement dans le roman. C’est tout ce qui reste à faire quand on affronte un interlocuteur qui s’en tient obstinément au mensonge. Ainsi, Valérie Pécresse n’a cessé d’affirmer que la réforme du CAPES permettrait d’améliorer la formation des futurs enseignants en portant la durée des études à cinq ans, alors que la titularisation se fait déjà à Bac + 5. Il s’est donc agi de dénoncer les contre-vérités diverses assénées par le gouvernement, mais aussi de proposer un autre monde possible, qu’offrait un texte du XVIIe siècle.
Et pourtant : cela n’a pas suffi. Ni l’argumentation, ni la fiction n’ont eu raison du ressassement monodique auquel s’adonnent le président et ses ministres. Ce dont l’échec du mouvement, sous sa forme actuelle, et alors qu’il se poursuit, vient témoigner, c’est d’abord de cette nouvelle donne, inédite : si l’université échoue à se faire entendre, si elle ne parvient pas à imposer un rapport de forces, c’est qu’elle est d’ores et déjà disqualifiée comme interlocutrice. Ce que la surdité gouvernementale vient dire, c’est que l’université française ne compte pas, n’existe pas. Qu’elle n’existe pas dans le champ économique, c’est ce que Sarkozy s’échine à croire, qui ne connaît la rentabilité qu’à court terme, et ne voit de salut que dans la plus grande ouverture de la recherche et de l’enseignement publics au capital privé. Qu’elle n’existe pas dans le champ politique, restreint ici à la question du pouvoir, est une évidence. Ce n’est pas à l’université que se fabriquent les élites, mais dans les classes préparatoires, puis dans les grandes écoles ; les restrictions diverses qu’impose Xavier Darcos dans l’enseignement primaire et secondaire participent d’une logique voisine : ce sont, à terme, dans les écoles privées (mais subventionnées) qu’iront se former les bons élèves ; il s’agit globalement de disqualifier une bonne partie de l’enseignement public. Quant à se demander si l’université existe ou non dans le champ du savoir, ce n’est pas le problème du gouvernement. Ce que l’échec de la mobilisation met au jour, ce n’est pas tant que le pouvoir actuel est sourd, c’est qu’il est aveugle : ce n’est pas qu’il n’entend pas ce qu’on lui dit, c’est qu’il ne reconnaît pas que quelqu’un parle.
Peut-être alors que tout commence aujourd’hui : car la question n’est plus tant de savoir quelle université nous voulons mais si nous voulons une université. Il va donc falloir rappeler au Président que l’université existe, en tentant de l’affronter là où il ne peut se permettre d’ignorer l’adversaire. Car s’il feint de ne rien entendre, le gouvernement n’a pas réussi pourtant à faire taire les protestataires. En somme, si le mouvement n’a pas gagné, il n’a pas exactement perdu : rien n’empêche de continuer une lutte sans résultat, mais sans trêve. Il n’y aura pas de retour à la normale. Il faudra mener une lutte pied à pied lorsque les réformes devront être appliquées dans les établissements. Mais il s’agira aussi de rechercher une solidarité des luttes souvent invoquée, peu effective, en allant investir des conflits de nature plus directement économique, en opérant une jonction avec d’autres mouvements de protestation, dans les hôpitaux, chez les magistrats. Il sera temps alors de créer des solidarités qui n’ont pas encore réussi à s’établir, avec les chercheurs du CNRS, qui d’ailleurs pour beaucoup pourraient être reversés à l’université, mais aussi avec les enseignants des classes préparatoires. La réforme du supérieur a été pensée sans prendre en compte les classes préparatoires, alors que ces dernières s’adressent aussi à des étudiants, qui entreront à la faculté en deuxième ou troisième année, en ayant cependant reçu une formation bien plus complète et plus chère : ce clivage, si français, est resté stratégiquement implicite du côté du gouvernement ; il appartiendra aux enseignants de l’expliciter.
Certes, le mouvement va se poursuivre, mais ce qu’il doit affronter est suffisamment menaçant pour que l’on s’inquiète de la suite : un pouvoir qui croit se confondre avec la loi et la vérité, une tyrannie en somme. Car la démocratie peut fort bien s’accommoder de la tyrannie, entendue, avec Pascal, comme « désir de domination, universel et hors de son ordre » : « Ainsi ces discours sont faux, et tyranniques : je suis beau, donc on doit me craindre, je suis fort, donc on doit m’aimer, je suis... Et c’est de même être faux et tyrannique de dire : il n’est pas fort, donc je ne l’estimerai pas, il n’est pas habile, donc je ne le craindrai pas [4]. » De ces déplacements, le pouvoir démocratique est coutumier, mais ce gouvernement-ci semble ne pas connaître d’autre logique. À cet égard, l’analyse du décret adopté le 23 avril en Conseil des ministres est saisissante : la rédaction ménage en effet, de façon que l’on suppose volontaire (mais peut-être est-ce aussi un effet de la précipitation alliée à l’incompétence), des imprécisions qui laissent des marges interprétatives, de sorte que le texte a les apparences d’un « décret parfaitement conforme aux attentes de la communauté universitaire » (François Fillon sur France Inter, le 22 avril), alors qu’il est resté, au fond, parfaitement conforme à ce qu’avait combattu la dite communauté universitaire. Que la rédaction de la loi ne vise pas la clarté mais la confusion afin de duper son lecteur est assez effrayant. Ce gouvernement avait déjà pratiqué les lois inutiles, redondantes, ou inapplicables ; la loi traîtresse est d’un genre nouveau qui ne laisse pas d’inquiéter.
Post-scriptum
Ce texte, achevé le 17 mai 2009, s’est nourri des suggestions, propositions, formulations de Bérenger Boulay, Marie-Pierre Gaviano, Sophie Rabau & Vanessa Van Renterghem.
Notes
[4] Pascal, Pensées, éd. P. Sellier, LGF, 2000, fragments 92 et 91.