Vacarme 49 / cahier

Girly Man

par

Traduit de l’américain par Abigail Lang.

« Appelle ça un corsaire si tu veux, mais je
crois que son pantalon a rétréci ou qu’elle
a soudain grandi. » Le bus est arrivé tard,
reparti tôt — quand tous nos soucis étaient les
leurs. Traînant devant le portail d’une autre ta-
pette à mouche, friture d’opossum, esquive de
biais. « Mon ballon est coincé, et j’ai besoin d’aide
pour le chercher. » Comme si les arbres embrasaient le
ciel et la chaudière carburait aux faits perdus.
Sois en sûr, de crainte qu’il ne soit sûr de toi
que le soleil n’a jamais touché ni la brume
trahi. Changeant les contes en jetons
au moment même où la bouche d’incendie se met
au vert. Ivre d’absence de promesses, gros de larmes.
Pantacourt ? Est-ce que ce n’est pas quand tout s’écoule ?

Perdu dans un bonheur noyé

« Les choses sont ce qu’elles sont, mais nous ne sommes jamais
ce que nous sommes » dit-elle en emballant les sand-
wichs dans du plastique et en fourrant les larmes
dans une flûte.
« Non, ce sont les choses. Elles changent
heure par heure devant nous tandis que nous restons
qui nous sommes et où nous étions. »
« Les choses sont
solides ; nous vacillons, fondons, recombinons. »
« Ou ce que nous voyons ne fait pas plus partie
de nous que le bébé qui fait signe depuis la
forêt : échardes dans le vide pour saisir l’éclat,
nous appelons les étincelles le paradis.

Les bras du maçon

Les bras du maçon sont croisés
en un nœud. Ils barrent d’une crête
un corps mou, fripé. Les bras
du maçon, impassibles et placides, sont
décalés par rapport à l’expression
interrogatrice sur le visage
du maçon. Les bras du maçon sont
lourds et s’enfoncent dans un fauteuil
à oreilles, un sofa élimé,
un manège acariâtre, un télescope
dithyrambique. Les bras du maçon
sont moulés, mouchetés, en miroir, en fusion,
empêtrés dans des histoires non assuméesde sentiment d’infériorité. Les
bras du maçon partent flotter
dans l’air en suspens ; rayonnent, grâce à
une loi profonde, en cascades
d’ardoise, en balises de ruse brisée.
Il sont rapiécés, pénétrés, pilonnés,
parqués ; réfractaires à ce qui a été,
oublieux de ce qui va venir.
Les bras du maçon disparaissent
derrière un nuage, puis reviennent
effet de flou, jour crépusculaire, diaphane
de biais. Les bras
du maçon refusent de révéler le secret
de la maison du maçon.
Les bras du maçon abjurent
les révélations, résument les coutures
négociées d’un rêve déchiré, permis
à d’aucuns, propre à aucun.
Les bras du maçon courtisent
l’indifférence, reflètent la clôture.
Les bras du maçon s’arment contre
le déni, esquivent les serments, absorbent
l’abjection. Dans l’instant
torturé entre jamais
et néanmoins, ils se dissolvent
dans le formaldéhyde
du désir perdu du cœur.
Les bras du maçon fondent
un moment dans le vif-argent
de solides immatériels :
perception comme échappée aux chartes
lest, point de mire. Sombrant dans
l’ombre, les bras, genoux,
cou, bouche, cuir chevelu, tibias,
estomac, yeux du maçon
se mêlent en houle, nues,
sable, cristal, fourchent, tournent,
soufflent, béent, pendent, glissent.
Les bras du maçon sont
des sortilèges d’une coexistence parallèle,
l’emblème de l’incalculable amalgamé.
Ils font profil bas en
silhouette poisseuse, s’envolent quand
ils sont terrassés, chantent en locutions
au rythme apparent de l’imbrication
incurieuse. Echappée en solo marquée par
des vieilleries, des torrents en loques, des braises
d’obsolescence, les bras
du maçon fredonnent un air morne et sombre.
Les bras du maçon brisent
le silence du cœur
du maçon. Les bras du maçon
sont en tout point aussi denses que la brume
vague qui obscurcit l’étreinte
tout équipée du regard du maçon.
Les bras du maçon
sont le prolongement imparfait
des pensées du maçon.
Aucun océan ne les contient, aucune
forêt n’est aussi profonde, aucun ciel
aussi continu que le continent
borné des bras
du maçon. Les bras du maçon
ne signifient rien, mais ne cessent
jamais d’avoir un sens. Même le plus petit grain de sable s’accorde
à leurs contours. Les bras
du maçon sont la preuve empirique de
l’existence de l’âme
du maçon. Les bras du maçon se perdent
dans les tristes et opulentes illusions pâles de la rêverie,
se remettent vite du regard détourné
ou de la répartie vive pour voguer
vers le paradis velouté de la vulnérabilité.
Les bras du maçon sont un produit
de l’imagination des épaules
du maçon. Portés par l’incapacité,
suffisants pour l’aspiration, ils sont
la destination finale de promesses
sans défenses et d’aspirations muselées.
Les bras du maçon blêmissent
de reniement. Sans préparation,
les bras du maçon embrassent
les pulsions échouées et la générosité
versatile que l’époque incarcère.
Atlas de l’avenue délaissée
des ultimes déviations, héraut
des rumeurs à contretemps et des ailes
souvent solitaires, les bras du maçon sont
estampillés par l’artifice du symbole
et de la projection. Les bras du maçon
bercent l’âme du monde perdu.

Tout le whisky du paradis

Pas pour tout le whisky du paradis
Pas pour toutes les mouches du Vermont
Pas pour toutes les larmes du sous-sol
Pas pour un million de voyages sur Mars
Pas même si tu me payais en diamants
Pas même si tu me payais en perles
Pas même si tu me donnais ton anneau minuscule
Pas même si tu me donnais tes boucles
Pas pour tout le feu de l’enfer
Pas pour tout le bleu du ciel
Pas pour un empire à moi tout seul
Pas même pour la tranquillité de mon âme
Non, jamais, je ne cesserai jamais de t’aimer
Tant que mon cœur continuera de battre
Et même après dans mes mots et mes chansons
Je recommencerai une nouvelle fois à t’aimer

Post-scriptum

Charles Bernstein vit à New York et enseigne à l’Université de Pennsylvanie.

Les trois premiers poèmes ci-dessus sont extraits de Girly Man, paru en 2006 chez University of Chicago Press. Au printemps 2010 paraîtra chez Farrar, Straus & Giroux All the Whiskey in Heaven : Selected Poems. Pour plus d’information : http://epc.buffalo.edu.