une clinique de l’ordre examen des controverses autour de l’ordonnance du 2 février 1945

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Les réformes pénales contemporaines en matière de délinquance juvénile rompent-elles avec la philosophie de l’ordonnance de 1945, ou se fondent-elles, au contraire, sur une lecture plus fine et plus complexe du texte fondateur ? C’est ce que prétendent les partisans de la « pédagogie de la responsabilisation », qui, en affirmant l’hybridation intrinsèque de l’éducation et de la sanction, risquent de faire le jeu d’une répression accrue envers les jeunes, et de cautionner le développement des structures de contention : centres fermés, prisons pour mineurs.

Les controverses sur l’ordonnance du 2 février relative à « l’enfance délinquante » se nourrissent en particulier de la focalisation politique sur une délinquance juvénile qui augmenterait inexorablement. Ainsi, alors que les professionnels de la justice des mineurs (magistrats, éducateurs, psychologues) sont nombreux à exiger d’en revenir aux « fondements » de cette ordonnance qui avait posé « le primat de l’éducatif sur le répressif », une commission mise en place par la Chancellerie et présidée par le juriste André Varinard a rendu au mois de novembre 2008 un rapport proposant une refonte, en profondeur, de ladite ordonnance. Celle-ci a déjà été plusieurs fois modifiée depuis 2002, mais l’ancienne Garde des sceaux, Rachida Dati, disait, le 17 janvier 2008, qu’elle n’était « plus adaptée à la délinquance actuelle ». Si le récent projet de mise en œuvre d’un « code pénal des mineurs » déçoit certains partisans d’une plus grande fermeté en raison de l’abandon de quelques mesures phares préconisées par la commission Varinard, il reprend tout de même la plupart des soixante-dix propositions de cette commission, ce qui relance les controverses au sein d’un champ de la justice des mineurs devenu électrique. Ces controverses engagent diverses représentations de la délinquance juvénile et alimentent le débat sur ses causes et les manières de les traiter ou, en amont, de les prévenir. De fait, les représentations véhiculées ne sont pas les mêmes quand sont utilisées les expressions de « juge des enfants » et de « tribunal pour enfants », qui sont celles de l’ordonnance de 1945, ou celles de « juge des mineurs » et de « tribunal des mineurs », consacrées par le nouveau « code pénal des mineurs » [1]. Ce sont alors les énigmes propres à la notion d’enfance et les bases sémantiques d’une justice paternaliste, soucieuse d’une manière de « dire le droit » consistant à « dire le bien » pour l’enfant coupable, qui se diluent dans l’usage devenu systématique de la notion juridique de minorité. L’analyse des mises en forme savantes de la délinquance propre à la jeunesse [2] permet de mettre en lumière les principaux déplacements qui se sont opérés dans nos représentations de la jeunesse délinquante : l’émergence d’un regard sur la délinquance juvénile comme régularité statistique s’est accompagnée d’un renouvellement du regard savant sur les irrégularités individuelles propres aux jeunes délinquants, l’imbrication entre ces deux regards venant soutenir les profondes transformations politiques que connaît la justice des mineurs.

Au cours de la seconde moitié du xxe siècle, l’objet « délinquance juvénile » a glissé d’une « délinquance pathologique », soutenue par les savoirs médico-psychiatriques sur « l’enfance inadaptée », en plein essor dès la première moitié du xxe siècle, à la prééminence d’une « délinquance d’exclusion ». Alors que la profession de psychologue s’imposait progressivement à l’Éducation surveillée depuis les années 1940 et surtout à partir des années 1960, accompagnant l’émergence d’une action éducative fondée sur les apports de la psychologie clinique et de la psychanalyse, les causes de la délinquance juvénile étaient de plus en plus perçues comme environnementales et sociales. L’irrégularité propre aux jeunes délinquants s’était alors déplacée : ceux-ci n’étaient plus considérés comme des « anormaux » à « rééduquer », mais comme des « êtres souffrants » que l’on devait « réparer » par une action éducative appropriée. Depuis, deux changements d’envergure ont modifié cette représentation. Le premier, sur le plan des politiques publiques, a contribué à faire de la délinquance juvénile, non plus une « irrégularité » individuelle, mais une « régularité » sociologique et statistique, les « jeunes des quartiers » devenant un avatar des « nouvelles figures du risque » définies sur la base d’une représentation renouvelée de l’insécurité. En effet, dès les années 1980, mais plus encore dans les années 1990, le développement des thématiques de « l’exclusion » et de la « marginalité urbaine » a impliqué un renouvellement des politiques et des mesures sociales dont les principes se devaient d’être plus pragmatiques, ajustés à des situations locales singulières. Divers rapports rendus au début des années 1980, en particulier le rapport Bonnemaison intitulé « face à la délinquance : prévention, répression, solidarité », sont à l’origine des lois encadrant la nouvelle politique et ont conduit, comme le souligne l’ancien président du tribunal pour enfants de Paris, Alain Bruel, lors d’une audition au Sénat du 27 mars 2002, à « une vision totalisante, insensible à la nuance et à la prise en compte de la personne telles qu’elles peuvent apparaître dans une démarche d’individualisation ». Le second changement, sur le plan de la doctrine juridique, a contribué, dès les années 1980, à reposer la question de la « responsabilité » des jeunes délinquants. Quand certains insistent, en brandissant « l’exposé des motifs » de l’ordonnance du 2 février 1945, sur la « présomption d’irresponsabilité pénale » qu’elle contient, d’autres, en particulier Christine Lazerges (professeur de droit et coauteur en 1998, avec Jean-Pierre Balduyck, d’un rapport sur la « délinquance des mineurs » commandé par Lionel Jospin) soutiennent que l’affirmation de l’irresponsabilité pénale résulte d’une mauvaise interprétation de l’ordonnance, le principe d’imputabilité de l’infraction étant inscrit à son article 2. Il est cependant peu contestable qu’historiquement s’est construite une lecture « protectionnelle » de la délinquance juvénile, à partir du complément à l’ordonnance de 1945 fourni par l’ordonnance du 23 février 1958. Celle-ci, en autorisant la prise en charge « au civil » des enfants et adolescents dits « en danger », a constitué une ressource pour permettre aux professionnels de la justice des mineurs de s’attarder sur des symptômes moins formels que ceux répertoriés dans le code pénal, et de se pencher sur des situations qui pouvaient devenir génératrices, à terme, de délinquance. Cette lecture « protectionnelle » constitue toujours le ferment de l’éthos professionnel d’une majorité des éducateurs et des psychologues de la Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ), même si elle a été concurrencée par la résurgence, au cours des années 1980, d’une interprétation insistant sur l’ambiguïté de l’ordonnance de 1945.

C’est alors qu’est apparue une version « responsabilisante » du traitement de la jeunesse délinquante à partir de l’idée d’une « pédagogie de la responsabilisation » [3]. C’est autour de cette pédagogie qu’ont émergé de nouvelles figures de l’irrégularité de la jeunesse délinquante, et qu’ont été pensées de nouvelles manières de la prendre en charge. Dès le début des années 1980, les réflexions sur le rapprochement entre « sanction » et « éducation » se multiplient et s’imposent dans le champ de la justice des mineurs par le biais d’une commission de réforme du droit pénal des mineurs, dite commission Martaguet de 1983. Même si elles réaffirment l’autonomie de l’action éducative vis-à-vis des peines à finalité répressive, les discussions de cette commission ont porté sur la part de contrainte et de sanction que doit néanmoins contenir toute action éducative. Apparaît notamment le concept « d’incitation à la réparation ». Cette mesure de « réparation », qui a finalement été introduite par une loi du 4 janvier 1993 « portant réforme du code de procédure pénale et du droit des mineurs », est représentative du changement engagé au cours de ces années. À travers divers ouvrages écrits dans la seconde moitié des années 1990, Maryse Vaillant, ancienne psychologue à la PJJ, développe l’idée qu’en répondant à un acte délictuel précis, la réparation permettrait d’instaurer une « juste sanction » située « entre laxisme et répression » [4]. De la délinquance à la découverte de la responsabilité, Paris, Gallimard, 1999.) . Le jeune délinquant se verrait confronté au « monde de la Loi » (dont on ne sait jamais bien si elle est pénale ou symbolique) tout en étant « reconnu responsable de ses actes et capable d’en répondre ». Il s’agit alors de rompre avec l’idée que les jeunes délinquants sont « des victimes à aider, à restaurer, à réparer » pour qu’ils puissent, au contraire, « réparer » (la victime, la société) pour « se réparer » (psychiquement). La responsabilité n’est alors plus seulement abordée comme le résultat de l’action éducative, elle en est également le moteur. En outre, devenant un élément incontournable de la formation des éducateurs à la PJJ dans les années 1990, les réflexions de Pierre Legendre ont permis de justifier les vertus psychanalytiques d’une intériorisation des règles juridiques. Cet usage de la psychanalyse pour imposer de nouvelles normes mélange subrepticement, ce que dénoncent d’autres psychanalystes, tels Franck Chaumon et Michel Tort, différents types de « sujets » : le sujet de droit, sujet politique et le patient, sujet de la psychanalyse.

Cette « pédagogie de la responsabilisation » s’est depuis imposée sur un versant plus comportementaliste. Prenons comme exemple les réflexions de Dominique Youf, actuellement directeur du département recherche, études, développement du Centre national de formation et d’études de la PJJ, qui mène depuis plusieurs années une réflexion sur les fondements de « l’éducatif » à partir d’une lecture de l’ordonnance de 1945 et de ses insuffisances. Dans un article publié en 2006 [5], Dominique Youf critique la « conception réductrice de l’éducation » des années 1970 selon laquelle l’infraction « était considérée comme le symptôme d’une souffrance qu’il fallait traiter », ce « qui impliquait une définition précise de l’action éducative comme thérapeutique » se fondant « essentiellement sur la psychanalyse et la thérapie familiale ». Il évoque au contraire l’importance de l’intériorisation des règles par les jeunes pris en charge : « Le jeune délinquant n’est pas d’abord la victime d’une situation sociale, psychique, familiale qu’il ne maîtrise pas, il est un sujet responsable qui doit apprendre à suivre des règles, c’est-à-dire à devenir autonome. » Cette conception de « l’éducatif » s’oppose à l’entretien individuel où le sujet est accueilli dans sa singularité et le « soin par la parole », et promeut la vie collective et les activités en commun des jeunes délinquants : ce que les acteurs de la justice des mineurs nomment communément la pédagogie du « faire avec ». Cette pédagogie du « faire avec » a reçu la caution du psychiatre, conseil à la direction de la PJJ, Michel Botbol, qui a passé au crible de sa critique les « entretiens individuels », technique caractéristique des prises en charge des jeunes délinquants en « milieu ouvert » et inspirée, selon lui, par la psychothérapie individuelle. Selon Michel Botbol, le principe de « l’adhésion » du jeune à la mesure éducative, exigeant de l’adolescent qu’il avoue à lui-même et aux autres le besoin qu’il a des autres, prend valeur de persécution, renforce les conflits qui l’agitent entre son besoin d’indépendance et son incapacité à faire face aux défis de cette indépendance (ce qu’il nomme le « conflit narcissico-objectal ») et augmente les passages à l’acte délictueux. Au contraire, les « médiations concrètes » que constituent les diverses activités a priori non thérapeutiques auxquels participent ensemble les éducateurs et les jeunes délinquants, permettraient aux premiers d’imposer leurs valeurs, leurs savoirs, et leurs lois, tout en contournant dans le « plaisir partagé » les obstacles que rencontrent les seconds aux prises avec leur psyché.

En définitive, ces différentes doctrines, pédagogiques, psychologiques ou psychanalytiques, peuvent servir de justifications, parfois même explicites, à la décision politique de l’ouverture de nouvelles structures de prise en charge à fort degré de contention. Ainsi les réflexions de Michel Botbol lui permettent d’insister sur les ressources thérapeutiques que peut offrir le cadre institutionnel contraignant de ces structures. Dans un article co-écrit avec Luc-Henry Choquet, responsable du pôle recherche à la direction de la PJJ, les auteurs reviennent ainsi sur les bénéfices des conceptions de l’éducation et du soin qui intègrent les outils de la sanction et de la contrainte [6]. Ils fustigent les conceptions éducatives qui, fondées sur le modèle de l’entretien individuel, opposent frontalement éducation et répression. Ils souhaitent alors en revenir à « l’ambiguïté créatrice » entre éducation et répression ménagée par l’ordonnance de 1945, et qu’une « fausse » lecture protectionnelle aurait réduit à l’état « d’oxymore ». Avançant l’idée que ce renouvellement de la « clinique éducative » constitue « un des bénéfices latéraux qui pourra être tiré du renouvellement de l’approche du droit pénal des mineurs », ils se félicitent de « l’introduction de mesures plus répressives et contraignantes » dans ce droit de la place donnée « aux obligations de faire et de ne pas faire ainsi qu’aux peines conditionnelles », de « la création de centres éducatifs renforcés, fermés » et de « l’introduction significative » des services éducatifs de la PJJ dans les établissements pénitentiaires.

Ces différents regards sur la genèse individuelle des comportements propres aux jeunes délinquants diffèrent des constructions de la délinquance juvénile comme un « risque statistique » qui insistent en priorité sur la sécurité des personnes au détriment de la réinsertion des délinquants. Ils peuvent cependant offrir une justification savante a posteriori à la mise en place d’un dispositif institutionnel qui, dans le même temps, répond aux impératifs de la « culture du contrôle » et permet de réaffirmer la spécificité du traitement des jeunes délinquants par rapport à celui des délinquants adultes. Au risque de nous détourner de réflexions alternatives qui accepteraient d’interroger les failles des méthodes éducatives fondées sur l’entretien individuel, tout en refusant de leur opposer, de façon systématique, des réponses qui font le jeu du « tout répressif ».■

Post-scriptum

Nicolas Sallée prépare un doctorat de sociologie à l’Université Paris X-Nanterre sur les renouvellements des modes de gouvernement des mineurs délinquants.

Notes

[1Voir notamment « Quel futur pour les jeunes délinquants ? Entretien avec Laurence Bellon, Anne Devreese et Marc Tomolillo », Vacarme n°47, www.vacarme.org/article1747.html.

[2Nous utiliserons ici, pour désigner le champ social visé par ces textes le vocable de la « jeunesse » moins étroit juridiquement que celui de la « minorité », en lieu et place de celui d’« enfance », mal adapté dans le vocabulaire actuel pour désigner la tranche d’âge visée. Nous nous autoriserons toutefois à parler de « justice des mineurs », vocable consacré pour parler de « justice juvénile ».

[3Philip Milburn, Quelle justice pour les mineurs ? Entre enfance menacée et adolescence menaçante, Toulouse, Erès, 2009.

[4Maryse Vaillant, La réparation.

[5Dominique Youf, « L’évolution de la justice des mineurs », Les Cahiers français, n° 334, 2006.

[6Michel Botbol et Luc-Henry Choquet, « La prise en compte de la contrainte dans l’action éducative à l’égard des mineurs délinquants. Une lecture renouvelée du droit pénal des mineurs », Cahiers philosophiques, n° 116, décembre 2008.