la vie ne s’apprend pas en prison rencontre entre Odile Barral et Valérie Lauret

Membre du conseil syndical du Syndicat de la magistrature, Odile Barral a été juge des enfants avant de devenir juge d’instance et juge des tutelles. Valérie Lauret a été directrice de prison avant d’intégrer l’École nationale de la magistrature en 2007 et d’exercer à la cour d’appel de Poitiers. À la croisée de ces deux expériences, une inquiétude : à l’heure d’un durcissement pénal dont la loi sur les peines plancher et le rapport Varinard témoignent, qu’en est-il de « l’enfance irrégulière » au tribunal aujourd’hui ?

Valérie Lauret Freud disait que l’éducation, la politique et la psychanalyse étaient des métiers impossibles. Devenir juge des enfants, c’est aussi s’engager à travailler avec des « impossibles ». Quels ont été vos objets de réflexion et d’engagement ? Sur quoi vous êtes-vous appuyée ?

Odile Barral Je suis entrée dans la magistrature après avoir entendu pendant mon adolescence les récits d’anciens détenus qu’accueillait ma mère, visiteuse de prison. J’ai donc découvert la justice pénale du côté des condamnés, et j’ai choisi les fonctions de la magistrature qualifiées de « sociales » : l’application des peines, le service des mineurs, l’instance et les tutelles, parce que, ce qui me passionne, c’est le travail d’écoute et la possibilité d’influer parfois sur la vie des autres par des décisions de nature à les aider. Je suis membre et militante du syndicat de la magistrature depuis mon entrée dans ce métier. C’est un lieu de résistance qui aide à ne pas baisser les bras et à progresser dans la réflexion lorsque la politique législative et gouvernementale va à l’encontre de notre conception de la justice.

VL La loi du 5 mars 2007 impose un « barème » d’une peine d’emprisonnement minimale (peine plancher) pour les prévenus récidivistes. Comment le juge peut-il entendre, en prenant en compte sa singularité, la répétition d’un acte « irrégulier » chez un enfant ? S’agit-il de résister à la première incarcération ?

OB La grande majorité des mineurs jugés au pénal ne récidive pas car il s’agit de passages à l’acte ponctuel ; il faudra donc un peu de temps pour mesurer les effets de cette loi, surtout au deuxième niveau de récidive (situation où le juge ne peut écarter la peine plancher qu’en cas de garanties exceptionnelles de réinsertion) puisque le mineur doit déjà avoir été condamné deux fois. Le juge des enfants et ses services concentrent leurs efforts sur le petit nombre de jeunes qui commettent beaucoup d’actes et mettent en échec les solutions éducatives.

Je vais vous raconter le cas de Fabien : il arrive à l’audience après avoir été incarcéré par un juge d’instruction pour avoir lancé avec le compagnon de sa mère en état d’ivresse des cocktails Molotov dans les rues de leur quartier. Il habite une paisible commune. S’il est incarcéré, contrairement aux six autres jeunes qui comparaissent le même jour pour vol de voiture et n’ont peu ou pas du tout d’antécédents judiciaires, c’est à cause de la gravité de l’affaire et du fait qu’il est déjà connu des services de police. Après avoir longuement statué, le tribunal décide de différer l’incarcération et donc de ne pas révoquer intégralement le sursis pour ne pas compromettre le seul projet de Fabien : partir en bateau avec d’autres jeunes dans le cadre d’un Centre d’éducation renforcée. Les six autres sont condamnés à des suivis éducatifs, des peines avec sursis, ou du travail d’intérêt général.

Fabien a grandi sans père. Sa mère n’a jamais voulu laisser de place éducative ou affective aux pères successifs de ses enfants ; elle a mis à la porte avec la même détermination les professionnels de l’enfance envoyés par le conseil général et la justice. Une fois passés les affrontements judiciaires autour de la résidence des enfants, le père n’a pas insisté et les relations de Fabien avec sa mère n’ont commencé qu’au parloir de la prison. Au sein de la fratrie, les relations sont tellement tendues qu’il a même donné un coup de couteau à son frère aîné, pour se défendre, dit-il.

VL Selon vous contre quoi se défendait Fabien ? Comment entendre ce que disent souvent ces enfants dans les affaires de violences physiques : « c’était pour me défendre » ?

OB Le fait de « se défendre » renvoie plus largement au « mal-être » de ce jeune, pour lequel aucun adulte n’a assumé de rôle parental identifié. Les frères sont régulièrement mis à la porte par la mère qui vient les rechercher dans les placements d’urgence où les gendarmes et les services sociaux les ont conduits. L’indifférence apparente de Fabien à son sort signe son impossibilité d’exprimer quoi que ce soit de sa souffrance. Il a plusieurs fois mis sa vie en danger. Face à tant de détresse, les services éducatifs ont cherché pendant des mois une prise en charge éducative sur un bateau, le seul rêve jamais exprimé par Fabien étant de devenir marin.

VL En réponse à une infraction, peut-on encore répondre par une prise en charge éducative de ce type sans qu’elle soit galvaudée par des remarques telles que : « on ne va quand même pas l’envoyer en vacances pour le remercier d’avoir été violent » ? La politique actuelle est de plus en plus axée sur la répression ; comment dans ces conditions garder son caractère éducatif à la sanction ou à la peine sans produire chez ces enfants une souffrance supplémentaire ?

OB On oublie parfois que la répression ne peut suffire à aider un enfant à changer de voie. Les assesseurs avec lesquels statue en collégialité le juge des enfants étaient dans le cas de Fabien très favorables au projet, la question étant plutôt de savoir s’il allait tenir le coup. Il n’y a eu aucune opposition du parquet qui y voyait la possibilité d’éloigner cet enfant de ses dérives habituelles.

Cet exemple montre que les trajectoires des quelques jeunes dits « délinquants multiréitérants » sont pétries d’histoires d’abandons, d’incohérences et de violences intra-familiales, d’adultes ne pouvant jouer un rôle repérant. D’où la nécessité de prendre le temps d’évaluation et de réflexion au cas par cas en évitant une course aux « solutions ». D’ailleurs, sur le terrain, les professionnels s’inquiètent moins d’un accroissement supposé de la délinquance que du parcours chaotique d’un très petit nombre de jeunes ballotés entre l’hôpital psychiatrique et la prison, et de la difficulté à leur trouver des réponses adaptées.

VL On sait que le juge des enfants peut être saisi de deux manières que le droit français distingue : l’une, qui tire son fondement de l’article 375 du Code civil, implique qu’un mineur non émancipé soit en danger et invite alors le juge des enfants (son action restant subsidiaire à celle qui doit préalablement être menée par le conseil général) à dire si le danger est assez grave pour que soit mis en place un contrôle judiciaire d’une action dite éducative. L’autre trouve son origine dans le Code pénal, soit dans l’acte de l’enfant constituant une infraction ; le juge peut alors prononcer une mesure ou une sanction éducative qui aura une nature pénale et, selon la gravité de l’infraction, le convoquer devant la collégialité d’un tribunal pour enfants afin que le prononcé d’une peine soit envisagé.

Dans le cas que vous nous avez présenté, le juge des enfants a-t-il connu Fabien dans le cadre d’une protection civile ? Par ailleurs, que pensez vous de la séparation des fonctions pénales et civiles du juge pour enfants prévue par le rapport Varinard ? Le risque n’est-il pas d’aboutir à réduire l’enfant à son acte lorsqu’il passe devant le tribunal ?

OB La situation de Fabien et de sa fratrie a donné lieu à plusieurs interventions en assistance éducative qui ont échoué en raison de l’opposition de la mère. Avec le recul, il me semble qu’un plus grand soutien au père aurait dû être tenté. Pour protéger l’enfance, il faut tout faire pour mieux accompagner les séparations ; prendre en charge plus tôt les drames de l’inceste et de la maltraitance, soutenir les parents que la maladie psychique ou la détresse sociale empêchent d’élever leurs enfants tout en préservant ces derniers.

Le fait que le magistrat soit chargé du dossier d’assistance éducative et des dossiers pénaux permet bien sûr une meilleure connaissance de la situation familiale. C’est d’ailleurs une institution originale en Europe ; en France, le juge des enfants a une double mission : celle de protéger les enfants en danger (dans le cadre de l’assistance éducative) et celle de sanctionner les mineurs délinquants (en prenant les décisions en fonction des infractions commises). La dissociation des fonctions envisagée par le rapport Varinard me paraît donc un grave appauvrissement.

Simultanément, il convient de souligner que la montée de l’activité pénale des juges réduit le temps qu’ils peuvent consacrer à la protection de l’enfant en danger, et donc le temps nécessaire à l’audition d’une famille et à la réflexion autour d’un dossier. Dans les grands tribunaux notamment, l’accroissement des défèrements des mineurs (présentés au juge des enfants immédiatement après leur garde à vue) pèse sur le juge de permanence, puisqu’ainsi saisi par le ministère public, il ne peut que juger cet enfant au pénal : il n’a aucune possibilité de classer l’affaire. Cette frénésie est encore amplifiée par l’obligation de résultats martelée aux professionnels.

VL Est-ce à dire qu’il est de la compétence du parquet de décider si le passage à l’acte renvoie à la nécessité d’une punition et non d’une protection de cet enfant ? Que décide le juge des enfants ?

OB Le juge des enfants reste maître de la décision qu’il prend mais sa marge de manœuvre est influencée par les données que je viens d’évoquer et par ce que va imposer ou non le parquet, les pratiques étant toutefois très variables selon les tribunaux.

VL Aujourd’hui se creuse un décalage entre ce qu’est un enfant « socialement » et « juridiquement » : on est de plus en plus et de plus en plus tôt « responsable pénalement », alors que socialement la durée de l’enfance « s’étire ». Qu’est-ce que cela modifie ?

OB À notre époque où, socialement, se généralise une sorte de « droit à l’adolescence » très prolongée, nos gouvernants veulent abaisser l’âge de la minorité pénale au motif que « les mineurs d’aujourd’hui ne sont plus les mêmes qu’en 1945 ». Ce qui revient à dire que certains, souvent plus défavorisés socialement, seront responsables pénalement de plus en plus tôt. C’est une injustice dont les jeunes des quartiers défavorisés sont conscients. Cette injustice porte les germes d’une explosion sociale : en effet pour ces jeunes en difficultés sociales et familiales, pas d’indulgence, « tolérance zéro », on pourchasse la moindre infraction. Et peu à peu, l’obsession du mineur dangereux, rebattue par le discours politique et médiatique, prend le pas sur l’aide aux mineurs en danger.

VL Cette mise en avant du mineur dangereux (pour les autres) risque de faire oublier – par exemple dans le cas de Fabien – sa propre mise en danger dans ses actes. Or si ces deux fonctions civiles et pénales reposent sur un seul et même juge, ne pensez-vous pas que c’est parce qu’à l’origine, on entendait bien que les actes de l’enfant s’inscrivent dans une histoire singulière ?

OB Une grande part de la délinquance des mineurs porte la marque de conduites à risque, voire d’autodestruction. En France, c’est cette double mission du juge des enfants qui lui permet de comprendre la dimension particulière et répétitive de la délinquance adolescente, qui témoigne d’un malaise profond. Le rôle du juge est donc à la fois de mettre en place les dispositifs d’évaluation et d’analyse des raisons du comportement du jeune, d’incarner l’autorité chargée de rappeler que la souffrance n’autorise pas à transgresser la loi et que l’infraction entraîne une réponse sociale, de décider des mesures d’aide aux familles en difficulté, et de protéger le droit de l’enfant à l’enfance. Au fond, il veille à remettre les enfants à leur place d’enfants. Or de plus en plus d’enfants sont très tôt dans la position de décider ou de croire qu’ils décident, par exemple dans le cadre de séparations parentales. Cette illusion d’une forme de toute puissance, par exemple pour des adolescents qui changent de lieu de résidence au fil de leurs conflits avec leurs parents, ne leur permet pas de mûrir et de grandir.

VL Lorsque le juge intervient au civil, nous savons que le ton, la manière de dire peuvent paraître répressif mais quelque chose fait cadre. De même, nous n’ignorons pas qu’une sanction peut soulager l’enfant qui demande à être arrêté dans ses débordements, et qu’une peine prononcée peut avoir la faculté d’un écho bienveillant pour lui. Comment ne pas tomber dans un manichéisme simplifié qui dirait : il y a l’enfant en danger qu’il faut protéger et l’enfant dangereux qu’il faut punir alors même que la plupart du temps ces deux enfants ne sont qu’une seule et même personne ? Comment un magistrat à qui on demande d’être la bouche de la loi peut-il résister à cette évolution sécuritaire ? Comment les enfants comprennent-ils ces deux fonctions différenciées du juge des enfants ?

OB Même si la justice des mineurs et les services de protection de l’enfance comptent certainement parmi les lieux de plus forte résistance à la dérive sécuritaire, tous les professionnels sont pris dans cette obsession du pénal : les magistrats et leurs partenaires ne travaillent pas dans un monde abstrait protégé des pressions extérieures. Le tournant a été pris depuis que la question de la délinquance des mineurs est redevenue un enjeu de politique locale, alors même que la gauche était au pouvoir. Puis, en mai 2002, on a assisté à un durcissement de la législation et des pratiques avec le développement de la comparution immédiate pour les majeurs. L’incarcération des mineurs a proportionnellement moins augmenté que celle des majeurs qui s’est s’emballée du fait des procédures de jugement rapide et, depuis fin 2007, du fait de la loi sur les peines plancher. Mais une autre conséquence grave de ce passage plus rapide à la voie pénale de mineurs de plus en plus jeunes est que cela risque de miner la crédibilité de la parole des adultes : condamner un mineur de quatorze ans à un sursis avec mise à l’épreuve et avec l’obligation de respecter un placement, c’est condamner le juge à devoir révoquer au moins partiellement ce sursis lorsque le jeune n’aura pas respecté ce placement ou à se mettre lui-même en contradiction avec ce qui a été dit antérieurement.

L’essence de la fonction de juge des enfants repose sur la conviction de l’effet d’une parole authentique inscrite dans un cadre légal, qu’il s’agisse d’une intervention en assistance éducative ou au pénal. Et il est tout à fait possible pour un mineur de comprendre cette double dimension. Le propre même des jeunes adolescents perdus de 14 à 16 ans est l’impossibilité d’anticiper les conséquences de leur acte et de relier au manquement commis l’incarcération qui va en découler. La prise en charge de ces jeunes implique donc d’abord la plus grande patience et la plus extrême modestie et non pas la recherche tonitruante de solutions hâtives, ignorantes de la sagesse populaire qui sait « qu’il faut bien que jeunesse se passe ».■