anomalies enfance et anormalité

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Tout serait simple si l’enfant incorrigible était à la fois un enfant parmi d’autres et un anormal parmi d’autres. Mais il est plutôt une figure clef de l’anormalité, ancrant celle-ci dans le passé de chacun. Ainsi placé, l’enfant peut souffler latéralement à Michel Foucault tout un cours au Collège de France et semer le désordre dans l’histoire du contrôle des déviances.

C’est pas les pièges qui manquent, dans ce vaste royaume de Tachycardie ! Pièges à enfants, pièges à oiseaux, pièges à… mais… vous ne m’écoutez pas ? Vous regardez le monde ! Hé hé. Evidemment, ça vaut la peine d’être vu.
– Jacques Prévert et Paul Grimault, Le Roi et l’oiseau, 1952.

Michel Foucault, vous avez des enfants ?
– Jacques Chancel, Radioscopie, 3 octobre 1975.

Puérilité. Le cours de Michel Foucault intitulé Les anormaux [1] a un objet précis : l’articulation, au tournant du XIXe siècle, du savoir psychiatrique sur l’appareil judiciaire, donnant au premier barre sur le second et lui conférant un pouvoir social directement proportionnel à sa pauvreté théorique – aussi le cours s’ouvre-t-il sur la lecture de quelques exemples d’expertise médico-légale particulièrement indigents, risibles, « grotesques ». Ainsi lit-on, à propos d’un prévenu et à titre de démonstration, des énoncés de ce type : « les êtres de son espèce ne se sentent, en somme, jamais très bien assimilés au monde où ils sont parvenus ; d’où leur culte pour le paradoxe et pour tout ce qui crée du désordre » (p. 4). C’est que, suggère Foucault, l’expertise judiciaire a porté jusqu’à nous un étrange cas « d’involution au niveau de la normativité scientifique et rationnelle », de « décrochage » vis-à-vis des exigences de rigueur qui définissent l’ordinaire de la recherche psychologique ou médicale, décrochage précisément dû à la fonction politique dont ce discours s’est trouvé doté, comme si ses nouvelles responsabilités sociales l’avaient conduit à retomber en deçà de lui-même, et autorisé à oublier les conditions nécessaires pour prétendre au titre de savoir. Noter ce point : étrangement, dans ce cours où le motif de l’infantile jouera un rôle-clef, où ses schémas d’interprétation (fixation, régression) se verront un à un rapportés à leur matrice politique, ce sont les catégories mêmes du retour et du retard que Foucault mobilise pour penser le statut des discours qui, fouillant dans le passé des sujets, entendent statuer sur leur dangerosité, leur sensibilité à la sanction pénale, leur caractère curable ou réadaptable. D’emblée, donc, retour à l’envoyeur : la traque de l’anomalie est une science puérile, attardée, retombée en enfance.

Irrégularité. Explorant les bas-fonds de l’expertise médico-légale, c’est un certain régime historique de l’anormalité que Foucault cherche à mettre au jour : non un laxisme accru, ou une sévérité nouvelle, mais une transformation dans la perception sociale et scientifique de la déviance. Centrée sur le XIXe siècle, l’analyse de cette transformation voit sa date de fin curieusement battante ; on souligne tout au plus, au passage, que cela « va durer durant près d’un siècle, c’est-à-dire jusqu’à aujourd’hui », (p. 287) (un pied dedans, un pied dehors, peut-être y sommes-nous encore, peut-être n’y est-on déjà plus ?) La singularité de ce régime tient, selon Foucault, à ce que l’anomalie y devient la règle : d’une part, le vieux partage de la loi et de ce qui la nie cède le pas devant une distribution d’écarts n’impliquant jamais, si loin qu’elle se prolonge, de différence de nature de sorte que tout (jusqu’à la plus aberrante inconduite) est désormais de l’ordre du normal, ou du normalisable ; mais d’autre part, on dirait aussi bien que tout est désormais suspect, tant dans cet univers où l’exception ne joue plus son rôle de contre-épreuve, chaque conduite, grosse d’un écart peut-être voué à se creuser, se colore potentiellement d’une nuance d’inquiétude, éveille le soupçon d’une dérive possible. C’est cette transformation que Foucault résume à travers le passage, dans l’expertise pénale, de « l’acte “monstrueux” problématisé au début du XIXe siècle » à « l’individu dangereux » qui viendra occuper la scène quelques décennies plus tard (p. 308) : enfance de l’anomalie, d’un procès l’autre, quelque part entre 1826 et 1867.

Si la question posée dans cette série de cours est bien celle de l’irrégularité, celle-ci doit s’entendre en un sens bien spécial. Intitulant son cycle « les anormaux », Foucault n’entend pas dénoncer la manière dont les sociétés modernes tentent de mettre au pas la trajectoire spontanément erratique des sujets et des vies ; il désigne, au contraire, la naissance d’une sensibilité nouvelle où les anomalies, prises dans la même étoffe que les comportements communs, ne sont plus circonscrites dans un au-delà du normal, et par là même rassurent autant qu’elles inquiètent. À ce souci de l’irrégulier s’alimentent les réponses les plus diverses, de l’ambition de lui faire droit à celle de défendre la société. Cela ne veut pas dire, bien sûr, que ces réponses se valent. Mais cela veut dire qu’un conflit des interprétations opposera désormais réformateurs diligents, critiques des institutions, superviseurs paranoïaques ou intellectuels spécifiques autour de ce même, et double, énoncé : l’irrégularité est partout / il n’y a pas de hors-norme.

Variations. Foucault va donc énumérer les « anormaux » autour desquels, peu à peu, le souci moderne de l’irrégulier s’est affiné et cristallisé : à la fois cas historiques réels, et figures instituées par les discours médicaux et juridiques – « le grand monstre, le petit masturbateur et l’enfant indocile » (p.275). L’ordre de cette litanie, ressassante au fil des séances, ressemble à celui des personnages d’un conte ou d’une charade. Le premier, le grand monstre, figure la menace rare où se conjuguent « l’impossible et l’interdit » ; il constitue, au seuil du XIXe siècle, une forme archaïque de l’exception que le nouveau régime de l’anomalie va à la fois dépasser et conserver – la modernité ne croira plus aux monstres mais justifiera sa vigilance de conjurer, en chaque peccadille, la possibilité du monstrueux. À cette hantise désormais diffuse répond le second personnage, le petit masturbateur, porteur d’un écart d’autant plus menaçant qu’il est plus répandu, comme un secret universel : ce sera le mot d’ordre des campagnes anti-masturbatoires, que de s’alarmer, comme d’une découverte, de ce que tout le monde sait, et que tout le monde fait. Face à ces effrois adverses, la troisième figure-type de l’anormalité – l’enfant indocile – paraît alors incarner une forme mixte ; celle, intérieure-extérieure, d’un « incorrigible » justifiant d’autant plus les efforts pour le corriger qu’il apparaît imperméable à toute correction. L’enfant indocile est ici le lointain descendant du monstre, comme lui au-delà de toute rectification possible ; mais il est tout autant héritier direct de l’onaniste, non seulement en ce qu’il habite l’ordinaire des institutions éducatives plutôt que de rôder à leurs confins, mais en ce que son caractère inassimilable se manifeste comme tendance, et polarise en ce sens l’activité disciplinaire plutôt que de la décourager, et là même où elle devrait baisser les bras – face aux incorrigibles, le « système normatif d’éducation » trouve à se renforcer dans la mesure exacte où il s’avoue impuissant.

On pourrait encore décliner autrement la charade : des trois anormaux, mon premier est menaçant, « vit au pays des ogres » (p. 101), mon second menacé, l’épuisement le guette ; mon troisième – l’enfant – est pris dans l’indécision d’être à la fois menace pour les autres et pour lui-même : les trois figures de l’anomalie signalent alors cette réversibilité, fondamentale depuis le XIXe siècle, entre « dangereux » et « en danger », et la facilité avec laquelle l’assistance se convertit en protection.

Partout et nulle part. Dans cette litanie, quelle place pour l’enfance ? On la croirait d’abord circonscrite et synthétique, troisième forme unissant les deux autres ; on la découvre bientôt débordante. Henriette Cornier, Papavoine ou la femme de Sélestat, criminels monstrueux qui fournirent ses modèles à la première forme de l’anormalité ? Pas d’ogres sans petit Poucet : l’une a coupé le cou de la petite fille de ses voisins, l’autre assassiné deux enfants qu’il ne connaissait pas, l’autre encore tué, cuit, mangé sa propre fille avec une soupe aux choux. Les campagnes anti-masturbation du milieu du siècle, et qui installèrent la hantise domestique d’un mal aussi dangereux qu’infime, et aussi tu que partout répandu ? Ce mal concerne au premier chef non seulement les adolescents, mais les enfants, jusqu’aux plus jeunes (« il faut surveiller les enfants dès le berceau » – Memento du père de famille, 1860), précocité qui fait du combat contre l’onanisme le vecteur « d’un nouveau rapport parents-enfants », d’une « nouvelle économie des rapports intra-familiaux » (p. 310). De sorte que lorsque Foucault s’excuse, lors de sa dernière séance de l’année, de n’avoir pas encore traité du troisième terme de sa généalogie, et de devoir tracer de l’enfant indocile la « figure en pointillés » (p. 275), il n’a jamais cessé d’être question d’enfance.

Cette mention, pourtant, ne cesse d’être étrangement latérale. Car il est tout aussi clair que des enfants, on cherchera vainement dans l’histoire que Foucault retrace, la présence, sinon indirecte et réfractée : leurs corps démembrés viennent rehausser, à titre de victimes, l’horreur à laquelle la monstruosité se laisse reconnaître ; si l’épuisement dû à leurs passions coupables est sollicité, c’est avant tout pour culpabiliser les parents (« c’est leur absence de soin, c’est leur inattention, c’est leur paresse, c’est leur désir de tranquillité qui est finalement en question dans la masturbation des enfants », p. 230) ; et leur parole est à ce point soumise aux canons du discours édifiant qu’elle disparaît sous la prosopopée (« Qu’ils sont barbares, les parents, les maîtres, les amis qui ne m’ont pas averti des dangers où conduit ce vice ! », ibid.). Etrange passe-passe d’un cours où la focalisation sociale sur l’enfance et ce qui la menace (ce qui, en elle, menace) est constamment soulignée, mais où l’enfance elle-même semble glisser et fuir à chaque détour de page, entr’aperçue sous les discours et les enjeux qui, la surchargeant, la recouvrent. On pourrait y lire une idiosyncrasie de Foucault : chez lui, les exemples enfantins ne viennent étrangement jamais, jusque dans les pages de Surveiller et punir consacrées aux disciplines éducatives, qu’en appui de démonstrations dont l’essentiel est déjà joué ailleurs, en prison ou à l’hôpital, comme s’il fallait constamment conjurer les images d’innocence que toute thématisation directe de l’enfance risque de porter avec elle. Mais on pourrait tout autant, dans cette présence absente, lire une élision propre aux institutions elles-mêmes – tant il est vrai que le souci de l’enfance, et l’appui péremptoire qu’il apporte aux initiatives les plus diverses, s’y alimente peut-être d’un essentiel oubli des enfants.

Naissance de l’infantile. Introduction, écrit Foucault, « non pas tellement de l’enfant que de l’enfance » (p. 287) : c’est peut-être pourquoi, là même où (aux dernières pages du cours) s’annonce enfin l’analyse de l’enfant indocile, c’est encore d’autre chose, et d’adultes, qu’il sera question. Avec l’invention de l’infantile, une frontière s’efface, une dispersion s’opère : analysant une minable affaire d’attouchement sur une fillette, Foucault soutient qu’aux dernières années du XIXe siècle, l’enfance disparaît dans sa différence en se distribuant désormais tout au long des conduites adultes, conduites qu’elle teinte d’un soupçon de désordre susceptible de donner lieu à toutes les pathologies, et qu’elle offre par là même au jugement en normalité psychique. Là où, cinquante ans plus tôt, la monstruosité d’une Henriette Cornier se soutenait de son incompréhensible distance vis-à-vis de l’enfant qu’elle fut, et de l’enfant qu’elle tua, l’anormalité de l’ouvrier agricole coupable d’attouchements est tissée d’intimités suspectes – vis-à-vis de sa victime, mais vis-à-vis surtout de ses propres instincts arrêtés dans leur développement : « nous le trouvons puéril, sans consistance morale » notent les psychiatres (p. 284). N’être pas sorti de l’enfance, être encore ce que l’on était autrefois devient le suprême facteur de risque et le pivot du diagnostic, ouvrant au souci de l’irrégulier un champ illimité. D’une part, « se trouveront soumises à l’inspection psychiatrique toutes les conduites de l’enfant, dans la mesure du moins où elles seront capables de fixer, de bloquer la conduite de l’adulte, et de se reproduire en elle. Et inversement, seront psychiatrisables toutes les conduites de l’adulte dans la mesure où elles peuvent, d’une manière ou d’une autre (…) être rabattues et rapportées sur les conduites de l’enfant » (p. 288). D’autre part, la présence d’une pathologie avérée cessera d’être indispensable à l’intervention psychiatrique, celle-ci devenant « pouvoir médical sur du non-pathologique » : il suffira, pour devoir s’y soumettre, d’avoir été enfant. La charade se boucle : mon premier est monstrueux, mon second onaniste, mon troisième infantile – mon tout est anormal, l’anormal est en tous.

L’enfance « piège à adultes » (p. 287), la psychiatrie partout ? On pourra juger ces thèses aujourd’hui hors d’âge, démenties par la misère, à vous faire regretter les asiles, d’une médecine mentale désormais contrainte de laisser ses malades à la rue. S’y décèlent pourtant trois suggestions, qui valent encore d’être entendues. La première : l’enfance n’est pas, pour le souci de la déviance, une conquête tardive, province sur laquelle de surcroît on aurait, il y a peu, plaqué l’accusation de dangerosité – de ce souci et de ce soupçon, l’enfance constituerait bien plutôt la condition de développement, le vecteur de généralisation. Deuxième hypothèse : il n’y a pas à choisir entre la déploration de la misère psychiatrique et le soupçon envers l’extension aux plus jeunes des visées normalisatrices, portées par un pouvoir mi-médical mi-social. S’il est vrai qu’en s’adossant à l’infantile, l’ambition de guérir s’est convertie en celle de « fonctionner simplement comme protection de la société contre les dangers définitifs dont elle peut être la victime de la part de gens qui sont dans un état anormal » (p. 298), c’est alors d’un même pas que l’on peut contester qu’il y ait si peu de monde pour les malades, et autant autour des berceaux. Troisième leçon enfin : il est peut-être vrai que l’enfance, devenue clef de voûte d’une traque de l’anomalie ordonnée au souci de la défense sociale, est un piège à adultes. Ainsi décrite, elle apparaît aussi, surtout, comme un piège à enfants.■

Notes

[1Michel Foucault, Les Anormaux, Seuil/Gallimard, coll. « Hautes études », 1999.