Vacarme 49 / lignes

sida, l’Afrique entre les lignes

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Perçue comme une menace pour l’ordre mondial, la pandémie de sida a entraîné une réponse d’une envergure sans précédent. Bouleversant le contenu des politiques, redessinant la carte des financeurs qui dominent la scène internationale, la lutte contre l’épidémie a surimposé sa géopolitique à celle qui gouverne le monde. Ainsi, souvent présentée comme un continent oublié, parce que le plus éprouvé par le sida, l’Afrique apparaît plutôt comme investie par de multiples logiques, porteuses d’avancées autant que de chaos : sur fond d’un accès aux traitements aujourd’hui étendu et fragile, c’est l’écart entre les objectifs des politiques et les besoins des populations qu’il faut alors interroger.

Les modèles de réponse apportés à la question du sida en Afrique donnent à voir une diversité de forme des rapports de force internationaux entre pays, ou entre pays et organismes internationaux. Alors que certains pays paraissent irrémédiablement sous le joug de bailleurs de fonds qui cherchent à imposer leurs logiques et leurs attentes, d’autres sont amenés à affirmer, dans la confrontation qui se joue avec les pays riches, les organisations internationales ou les multinationales, des choix de politiques qui, comme l’accès universel et gratuit aux médicaments, engagent l’avenir de leur société. De son côté, la « société civile internationale », nouveau pouvoir non gouvernemental, s’incarne dans des mobilisations collectives qui se sont montrées capables d’influer sur les différents niveaux politiques d’interventions (international, national ou régional), de modifier les perspectives les plus fatalistes. Les politiques d’attribution et d’utilisation des ressources consacrées à la lutte contre le sida ont connu de fortes transformations au cours de la dernière décennie. Aujourd’hui, la crise financière et économique pose de façon aiguë la question de la cohérence, de l’efficacité et de la pérennité de ces politiques, au niveau de la sphère internationale comme des pays bénéficiaires (notamment des plus démunis et/ou des plus touchés par le sida comme les pays d’Afrique situés au sud du Sahara).

éléments de chronologie

Rappeler l’évolution des instances internationales vis-à-vis des politiques de lutte contre l’infection à VIH en Afrique subsaharienne permet de mettre en perspective les ripostes au sida, notamment l’accès aux traitements, selon les situations économiques, politiques et stratégiques qui ont contribué à les déterminer. Depuis le milieu des années 1990, de plus en plus de malades ont accès à une prise en charge. Cette démocratisation de l’accès aux antirétroviraux est le fruit de mobilisations civiles puis institutionnelles. Les patients africains ont longtemps été largement exclus de cette dynamique : en 2003, moins de 4% des patients africains en attente de traitement y avaient accès. Mais à la fin de 2008, un malade sur deux dans la région la plus touchée par le VIH/sida était sous traitement, soit près d’un million de personnes. Dans certains pays comme le Botswana, près de 85% des malades éligibles aux traitements y accède. Pourtant, à l’horizon de la crise actuelle et de ce qu’elle suscite, « la promesse de l’aube » portée par cette espérance nouvelle de voir l’ensemble des séropositifs africains dont l’état de santé le nécessite enfin traités, pourrait rapidement tourner au chant du cygne : sans un engagement politique rapide et conséquent des pays riches (en particulier les États-Unis et la France), dès 2010, l’accès aux traitements pâtira d’un manque de financement.

Donner accès aux traitements contre le sida sur le continent africain comme ailleurs est aujourd’hui considéré comme une évidence. Par le passé, des institutions et même des pays dont on pouvait attendre qu’ils soient sans ambiguïté en faveur du traitement – y compris les États africains – ont commencé par y être violemment opposés. En 1996, lorsque la Conférence de Vancouver révèle les trithérapies et leur efficacité, les premiers bénéficiaires sont les patients des pays riches. Au Sud, le Brésil est le pays qui s’engage le plus vite pour l’accès aux traitements à grande échelle. Sous la pression populaire, la nouvelle constitution de 1998 a inclus l’accès aux soins et aux médicaments parmi les droits des citoyens brésiliens. En 1999, le président Cardoso déclare le sida « urgence nationale » et ordonne la production locale de médicaments. Un an après la mise en place de cette mesure, la mortalité a décru de 50%. Pendant ce temps-là, sur le continent africain, la question du traitement est abordée sous l’angle des compétences biomédicales requises pour assurer le suivi des patients. La première réunion de formation de médecins africains sur cette thématique a lieu à Dakar en septembre 1997. En décembre de la même année, au cours de la Conférence internationale sur le sida et les maladies transmissibles en Afrique (Cisma) à Abidjan, le président français Jacques Chirac et son ministre de la santé Bernard Kouchner lancent l’idée d’un Fonds de solidarité thérapeutique international (FSTI) qui financerait l’achat de traitements. L’option retenue alors consiste à négocier avec les grands laboratoires pour obtenir des médicaments dits de marque à prix réduits. Mais la cherté des médicaments même à prix négocié limite l’échelle de la prise en charge à une infime minorité de patients. Dans les débats internationaux, l’opposition entre politiques de prévention et politiques de prise en charge fait rage ; on se demande dans quelle mesure les médecins et les structures sanitaires en Afrique seront capables de prendre en charge correctement les patients, et si les traitements montreront sur ces derniers la même efficacité que sur les malades des pays occidentaux. Le tri des patients est mis en place à travers la création de comités de sélection. Personne en revanche ne remet en cause jusque-là ni les monopoles des multinationales pharmaceutiques grâce aux brevets, ni les prix des traitements qui restent incroyablement élevés pour les pays africains.

Autour de 2001, cet ordre bascule avec le procès intenté par 39 grands laboratoires au gouvernement sud-africain accusé de ne pas respecter les règles internationales de protection de la propriété intellectuelle. Les controverses et mobilisations autour du procès offrent des opportunités inespérées. Les firmes pharmaceutiques sont amenées à retirer leur plainte, mais la mobilisation internationale perdure et la question des génériques et de la propriété intellectuelle occupe désormais l’espace des négociations internationales. De leur côté, les producteurs indiens de génériques font leur entrée sur le marché des pays africains ce qui entraîne une chute spectaculaire du prix des antirétroviraux dans les pays en développement. Lorsqu’en juin 2001, un haut responsable de l’agence américaine pour le développement international (USAID) déclare qu’il ne voit pas comment des gens qui ne savent pas lire l’heure pourraient suivre un traitement aussi exigeant que le sont les antirétroviraux, il réalise sans doute un peu tard que le vent a tourné. Ce dérapage fait le tour du monde de la lutte contre le sida et donne à ses protagonistes une nouvelle occasion de dénoncer les préjugés culturalistes. Dans le même temps, plusieurs projets pilote, en Haïti, au Burundi, au Cameroun ou au Malawi, achèvent de faire voler en éclats l’argumentaire culturaliste en démontrant un potentiel d’observance (suivi du traitement par le patient) au moins aussi bon dans les pays à faibles ressources que dans les pays riches.

Le 3 avril 2001, Kofi Annan présente à New York le « Rapport du Millénaire ». Intitulé Nous les peuples : le rôle des Nations unies au xxie siècle, ce document accorde une place prépondérante à la lutte contre le sida en Afrique et dans les pays du Sud, et témoigne alors de l’engagement personnel du secrétaire général de l’Onu comme des préoccupations institutionnelles de l’administration qu’il dirige. Kofi Annan souhaite lancer la création d’un fonds mondial pour lutter contre la pandémie. Renforts de cette dynamique, les chefs d’État africains se réunissent du 26 au 27 avril 2001 à Abuja, au Nigeria, pour une session spéciale de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) consacrée au sida et aux autres maladies infectieuses, en présence de M. Annan, du directeur exécutif de l’Onusida et de la directrice générale de l’OMS. Quelques semaines plus tard, près de 2 000 participants, dont des centaines de représentants d’organisations non gouvernementales, se retrouvent du 25 au 27 juin 2001 à New York, pour une session extraordinaire de l’Assemblée générale de l’Onu. De conférences internationales en sessions extraordinaires, de Bruxelles à Abuja, de Ouagadougou à Washington, de Yaoundé à New York, la question du sida en Afrique semble alors inscrite à l’ordre des priorités des relations internationales. Pourtant, ce foisonnement de rencontres met déjà en lumière la position assez équivoque qu’occupe la première victime de la pandémie du sida, l’Afrique subsaharienne elle-même. En effet, si le sous-continent subsaharien « frappé par le sida » occupe une place centrale dans les débats internationaux, dans les pays concernés la lutte contre la pandémie tient relativement peu d’espace dans les débats publics. Et si la question du sida en Afrique est au cœur des controverses mondiales sur les médicaments, très peu de mobilisations civiles et politiques sur le continent, sauf en République sud-africaine et en Ouganda, ont émergé sur ce sujet. Mais la situation a évolué. En 2003, à l’occasion de la conférence internationale sur le sida en Afrique à Nairobi, le premier mouvement africain pour l’accès aux médicaments (Patam) est lancé et inauguré par plusieurs manifestations conduites par les malades africains. En 2004, au Burkina Faso, la première manifestation de malades a lieu pour la poursuite des importations des génériques fabriqués par des laboratoires indiens. Un nouveau cycle s’ouvre, porteur d’espoirs, mais aussi de défis et d’obstacles nouveaux.

aléas d’une multipolarisation de la lutte

Si les politiques changent et redeviennent consensuelles, le débat sur les modalités d’intervention fait rage. La volonté de s’appuyer sur une réponse multilatérale suscitée par le secrétaire général de l’Onu de l’époque, Kofi Annan, se voit ainsi opposer une puissante énergie bilatérale, pour ne pas dire « unilatérale », de la part de l’administration Bush. La lutte contre le sida offre alors un bel exemple de ce que les politologues appellent « polyarchie » : de multiples pouvoirs indépendants les uns des autres et œuvrant pour la même cause, sans faire « cause commune ».

Les positions officielles des États-Unis depuis l’an 2000 illustrent ce phénomène, notamment deux événements. En avril 2000, le président Clinton déclare que le sida constitue « une menace pour la sécurité nationale américaine ». La même année, l’ambassadeur américain auprès de l’Onu, M. Holbrooke impose la question du sida en Afrique auprès du Conseil de sécurité de l’Onu, comme une « menace pour la sécurité internationale ». L’objectif du gouvernement américain est alors de limiter la propagation de l’épidémie dans et à partir des pays à faibles ressources, parmi lesquels les pays africains. Pour ce faire, il a recours aux arguments qui lui paraissent les plus convaincants vis-à-vis de l’opinion et de la classe politique américaines. Le rapport produit par les renseignements américains indique que le quart de la population de l’Afrique australe est probablement condamné à mourir du sida, mais également que l’Asie et l’ex-Union soviétique sont menacées d’une catastrophe similaire. Pour parer à cette hécatombe annoncée, la Maison Blanche décide de la création d’un groupe de travail inter agences et annonce le doublement des moyens budgétaires pour combattre le sida à l’étranger (254 millions de dollars). Parallèlement, le même gouvernement apporte un soutien constant aux multinationales pharmaceutiques qui l’ont poussé à déposer une plainte contre le gouvernement brésilien auprès de l’Organisation mondiale du commerce afin d’évaluer la conformité de sa législation sur la propriété intellectuelle avec les standards internationaux.

En 2003, à la création du Fonds mondial, le successeur de Bill Clinton, George W. Bush lance le Pepfar (President Emergency Plan for AIDS and Relief), imposant un consensus entre parti démocrate et parti républicain sur le bien-fondé de lutter contre le sida dans les pays africains. Par cette initiative George W. Bush borde sa politique sur quatre fronts : 1. il sort de sa manche une carte humanitaire particulièrement bienvenue pour contrebalancer sur la scène internationale une image d’impérialisme féroce au moment où les troupes américaines débutent leur invasion en Irak ; 2. il affirme l’option unilatérale de son administration en matière d’action internationale, confirmant la défiance ou la méfiance américaine à l’égard des instances multilatérales incarnées par l’Onu ; 3. il se rallie aux préoccupations émises par l’administration précédente en s’impliquant dans la lutte contre le sida en Afrique ; 4. il donne satisfaction aux multinationales américaines puisque, pour bénéficier de l’appui financier du Pepfar, les pays récipiendaires sont tenus de commander exclusivement des médicaments de marque.

Les politiques mises en œuvre répondent à des logiques propres à leurs initiateurs ; elles imposent de nouvelles séries de contraintes aux pays africains, obligés de composer avec les complications et contradictions nouvelles qui émergent. Ainsi Pepfar pose comme condition la nécessité d’accompagner l’accès aux médicaments par des mesures de prévention suivant le triptyque très controversé « ABC » (Abstinence, Be Faithful [fidélité], Condom). Le phénomène est amplifié par l’intervention de nouveaux financeurs, tandis que ceux qui menaient la danse dans les années 1990, la Banque mondiale et la Commission européenne jouent désormais un rôle secondaire. À partir de 2006, une source supplémentaire entre en jeu, initiée par les présidents français et brésilien, Chirac et Lula, l’initiative Unitaid, qui constitue un fonds approvisionné sur/par la retenue d’un euro par billet d’avion sur les vols internationaux avec l’accord des compagnies aériennes. Les fondations Bill Clinton ou encore Bill & Melinda Gates font également partie désormais des principaux financeurs de la lutte contre le sida et de l’accès aux traitements.

Cette polyarchie internationale à l’œuvre dans divers pays du Sud et en particulier africains soulève nombre d’interrogations : notamment sur le déficit de coordination qui caractérise la coopération bilatérale dans la lutte contre le sida (entre États du Nord et États africains) et, surtout, la difficulté à adosser des actions sur des demandes locales absentes. De fait, dans plusieurs pays, on assiste à un partage territorial arbitraire, toléré par les autorités nationales et régionales, mais sans qu’il y ait de relation de cause à effet entre les dynamiques épidémiologiques et les actions de ces institutions. À défaut de réponses aux demandes, elles constituent des « offres » face auxquelles les structures étatiques ou déconcentrées (hors des capitales) et les bénéficiaires potentiels se positionnent. S’en suit une répartition territoriale inégale des actions de coopération bilatérale. Le problème devient majeur lorsque les États sont « effondrés » du fait de crises politiques (RDC des années 1990, Congo après la guerre de 1997, Burundi, Rwanda à la suite du génocide, Sierra Leone, Liberia, etc.) ou très fragilisés par la limitation de leurs ressources économiques (Mali, Burkina Faso, Niger, etc.), et à la question de l’équité géographique s’ajoute à celle des nécessités de survie et de solidarité internationale. Dans le cas des États dont les structures, même affaiblies, détiennent un maillage administratif et sanitaire satisfaisant, la répartition de l’aide bilatérale est meilleure. Reste le double problème de la responsabilité politique de ces États face à des régions très peu soutenues et, celle, au moins morale, des États du Nord (c’est par exemple le cas du Cameroun).

Selon un récent rapport de la Banque mondiale paru en 2009, responsables sanitaires, associatifs et politiques dans les pays bénéficiaires de l’aide internationale en matière de lutte contre le sida expriment de vives craintes. L’enquête réalisée en collaboration avec l’Onusida dans plusieurs dizaines de pays montre que ces inquiétudes concernent surtout les pays dont l’accès aux antirétroviraux est assujetti aux financements du Fonds mondial. La question du renouvellement des contributions des pays riches à l’horizon de 2010 est une question cruciale. Le combat collectif reprend en intensité, mettant en avant le fait que les gains enregistrés dans la lutte contre le sida bénéficient à d’autres pathologies et imposent de renforcer les systèmes de santé en général. On ne peut attendre de miracles des budgets des pays africains en matière de santé ; rappelons que la survie de leurs économies inféodées aux directives du FMI est passée par une réduction drastique des financements publics y compris en matière de personnels de santé. Il est difficile aujourd’hui de demander à des États qui pendant vingt ans ont dû mettre en œuvre ce type de réduction de changer subitement leurs politiques du tout au tout. L’aide internationale représente également une source de captation par certaines autorités politiques qui jouent de la confusion entre bailleurs (Banque mondiale et Fonds mondial, par exemple) pour atteindre certains objectifs (accès aux ARV par exemple) et détournent une partie de l’aide à des fins plus difficiles à évaluer (prévention) ou plus éloignées des besoins des malades. En revanche, on peut espérer et appeler à une mobilisation plus active et plus forte des militants africains, les mieux placés pour dénoncer les contradictions locales liées à la question des financements internationaux (détournements de fonds, problème d’organisation et de répartition des ressources, etc.).

Aucune autre pathologie n’a, autant que le sida, porté les déséquilibres du monde, tant économiques que politiques, sur la scène publique. De façon liée sans doute, peu d’épidémies ont donné lieu à des réponses aussi rapides et concentrées, que ce soit du point de vue de la démocratisation de l’accès aux médicaments ou des mobilisations exceptionnelles qui caractérisent ce combat inédit. Un combat qui ne relève pas automatiquement de la raison humanitaire, mais dont les évolutions et les temporalités sont déterminées par de multiples enjeux : débats internes dans les pays du Nord comme du Sud, rapports de force entre pays donateurs et organisations internationales, entre pays du Nord et du Sud. L’Afrique, prise dans la multiplicité de ces tensions, voit sa place sans cesse discutée et repensée. Or, dans ce registre comme dans d’autres, il faut se garder de se représenter une Afrique atone et aphone mais se donner les moyens d’écouter et de promouvoir, à l’intérieur des relations internationales, l’expérience et l’expertise dont elle nourrit ce combat mondial. Ni angélisme, ni misérabilisme à adopter ici mais une attitude à défendre qui consiste à rendre visibles les contradictions qui travaillent la lutte contre le sida, en se souvenant que les militants et acteurs des pays africains seront toujours les mieux placés pour exprimer les obstacles qu’il faut lever pour leur propre bien-être. À ce titre, ils doivent être considérés comme la pierre angulaire d’une lutte qui se joue d’abord dans leur chair.■