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du haut vers le bas : le déclassement entretien avec Camille Peugny

L’élection présidentielle de 2007, c’était entendu, allait se jouer à gauche. Aggravation des inégalités sociales, instabilité du salariat, imminence de la chute sociale semblaient signer le bilan des gouvernements de droite depuis 2002. Pourtant, l’élection fut remportée par un candidat qui interpréta une partition inédite : célébration conjointe des valeurs conservatrices et ethnocentriques de la droite, et appropriation des valeurs du travail, de la protection sociale, du progrès. Si 2002 nous avait brutalement rappelé l’existence des classes sociales en France, Camille Peugny nous montre comment 2007 est le point culminant de la fabrication d’une identité politique et sociale transversale, mais durable, celle du déclassement.

L’envie de travailler sur le déclassement m’est venue en 2003, à un moment où je naviguais entre deux univers très différents. D’un côté, je suivais un cours de Louis Chauvel sur les inégalités entre les générations, et de l’autre, j’avais entrepris la lecture des romans d’Annie Ernaux. Le décalage entre les deux périodes, entre les deux univers, m’est apparu dans toute son ampleur. À partir de son expérience personnelle, Annie Ernaux décrit les « pathologies de la promotion sociale », pour reprendre une expression qu’emploie Luc Boltanski dans Les Cadres quand Louis Chauvel laisse entrevoir le désespoir, la colère d’une génération sacrifiée sur l’autel de la réussite de celle qui l’a précédée [1]. Ma recherche s’inscrit en quelque sorte dans l’espace laissé vacant entre ces deux œuvres. J’avais le sentiment que la société française était caractérisée par un ensemble de pathologies du déclassement, phénomène exactement inverse de celui de l’ascension sociale décrit par Annie Ernaux. Par ailleurs, cet ensemble d’expériences sociales semblait se dérouler sur un temps long et aller beaucoup plus loin que l’opposition entre une génération particulière (les baby-boomers chez Chauvel) et la suivante. J’ajoute que, pour en revenir aux inspirations littéraires, il n’existe pas, à ma connaissance, de grandes œuvres du déclassement, à l’image de ce qu’Annie Ernaux propose sur les dynamiques d’ascension culturelle et sociale. On trouve chez Maupassant ou chez Labiche la figure de l’héritier taré, mais elle est extrêmement singularisée.

« Déclassement », le mot a connu une fortune politique estivale singulière puisque la secrétaire d’État chargée de la prospective, Nathalie Kosciusko-Morizet, a présenté un rapport officiel sur le déclassement qu’elle dit avoir commandé sur la seule foi de votre ouvrage. Voilà qui dresse un tableau enchanteur des rapports du politique et du scientifique. Doit-on y adhérer ?

Cet épisode m’a surpris. J’avais été contacté par des chercheurs du Centre d’analyse stratégique, service rattaché au Premier ministre, mais nous n’avions pas pu finalement nous voir. Quelques semaines plus tard, j’ai appris cet épisode de la commande politique dans Le Monde. Le rapport ministériel consiste à dire que seulement 25 à 30 % d’une génération est confrontée à l’expérience du déclassement ; la situation du reste de la population – entre deux tiers et trois quarts des Français – ne serait, à l’en croire, pas celle du déclassement mais, au pire, d’un sentiment de déclassement. Or ces 25-30 % renvoient à l’estimation la plus basse que j’avais faite. Je le regrette à présent, mais j’ai construit mon objet de manière à ne prendre en compte que les trajectoires les plus sévères de déclassement. Au début de mes recherches en effet, certains de mes collègues universitaires se montraient réticents, parfois dubitatifs sur la réalité du phénomène, ou semblaient accueillir mes travaux comme une nouvelle déclaration de guerre à l’encontre de leur génération, celle des baby-boomers. Plus profondément, il y avait là sans doute une réticence à penser qu’une société n’avance plus, qu’elle est livrée à un mouvement de régression. Intimidé peut-être, j’ai concentré ma recherche sur les cas de figure les plus durs, par exemple celui où des enfants de cadres sont ouvriers ou employés. Cette définition préalable du déclassement embrasse au milieu des années 2000 la situation d’un fils de cadre sur quatre et d’une fille de cadre sur trois âgé(e)s de 40 ans. Il faut ajouter à ces trajectoires celles qui caractérisent, par exemple, les enfants des professions intermédiaires pour lesquels les proportions s’élèvent à 35 % de déclassement pour les hommes et 50 % pour les femmes. Au-delà, il faut aussi prendre en compte la structure même de la société qui n’est pas constante d’une génération à l’autre : être employé aujourd’hui, ce n’est pas la même expérience sociale qu’il y a trente ans en termes de stabilité, de pouvoir d’achat, de sécurité collective ; il est moins enviable d’être en situation subalterne. De la même manière que Christian Baudelot et Roger Establet ont pu décrire des situations à une autre époque de « promotion sur place », il faut considérer les formes de « déclassement sur place » qui caractérisent la situation d’individus appartenant à la même catégorie socioprofessionnelle que leurs parents, mais qui d’un point de vue économique et social, vivent sensiblement moins bien que ces derniers. C’est pour pouvoir saisir l’épaisseur de ce phénomène que j’ai tenu à offrir un contrepoint qualitatif substantiel aux analyses statistiques. Des entretiens approfondis avec une trentaine de personnes m’ont permis ainsi de mieux préciser le lien entre trajectoires sociales et attitudes politiques, mais aussi de saisir les représentations de soi, de son propre destin, qu’engendraient les dynamiques de déclassement.

Le gouvernement déclare aujourd’hui s’y intéresser, mais l’intérêt politique pour les trajectoires sociales descendantes ne date pas de 2009. On peut sans doute inscrire votre travail dans une séquence de redécouverte par la société de la notion de classe sociale, inaugurée par le 21 avril 2002.

En 2002, la société, les médias, les politiques redécouvrent le poids des inégalités sociales et même les classes sociales en tant que telles, et avec elles tout un ensemble de dimensions de la vie sociale qu’on avait oubliées : la lutte des classes et les sentiments qu’elle engendre (peurs, angoisses, colère), la souffrance au travail, le lien entre le vote et l’appartenance à un groupe social. Mais si on s’arrête sur cette dernière dimension, le « choc du 21 avril » n’a pas été dévastateur pour tout le monde, en tout cas pas pour certains pans de la sociologie électorale. Depuis 2007 en effet, le plus gros producteur de données électorales, le Centre d’études de la vie politique française (Cevipof), ne précise plus l’origine sociale de ses enquêtés. La question a tout simplement été évincée ! La structure même des enquêtes renforce donc l’individualisation du rapport au vote et abstrait l’électeur de ses déterminations sociales. Il est dramatique de voir que cette sociologie politique nourrit mécaniquement la moralisation des attitudes électorales plutôt que d’en mener l’analyse sociologique. Mais pour en revenir aux prises de conscience des dernières années, la thématique du déclassement s’est véritablement installée dans l’espace public lors du référendum de 2005. Après 2002, convaincu que les ouvriers s’étaient mis à voter Jean-Marie Le Pen – à tort car ils grossissaient encore davantage les rangs de l’abstention –, on s’est beaucoup focalisé sur le comportement électoral des ouvriers. En 2005, on s’est inquiété brutalement du fait que les jeunes, parce qu’ils s’abstenaient ou votaient contre le Traité constitutionnel européen, semblaient ne plus croire en l’avenir.

Y a-t-il aujourd’hui en France un nouvel acteur politique qui serait « le déclassé » ?

Non. Le déclassement est une expérience en quelque sorte interclassiste qui frappe des gens issus de positions aussi diverses que celles de cadres de banque, d’enseignants, de techniciens, occupant eux-mêmes des positions tout aussi diverses. Être « déclassé » ne renvoie pas à une position sociale aussi marquée et définie que l’est, ou l’était, « l’ouvrier issu de parents ouvriers ». Pour autant, cette expérience a une certaine consistance politique, qu’ont très bien saisie les stratèges de Nicolas Sarkozy en 2007. On peut la caractériser par un affaiblissement des fidélités politiques anciennes qui se traduit par une recomposition originale du système de valeurs et des choix électoraux variant fortement d’une élection à l’autre, en fonction de l’enjeu autour duquel se joue l’élection. Plus précisément, le groupe des déclassés que j’ai étudié se caractérise par un éloignement de son groupe d’origine, les cadres, et par l’adoption d’un système de valeurs marqué par l’ethnocentrisme, la peur des étrangers, l’autoritarisme. Mais aussi par une hostilité forte à l’égard du modèle économique qu’ils estiment responsable de leur situation, le libéralisme. Sauf qu’à la différence des systèmes de valeurs ancrés à gauche, ce rejet du libéralisme s’accompagne d’un faible degré de préoccupation sociale et de souci des autres. RMIstes et bénéficiaires de la CMU sont des figures honnies. Se dégage ici un espace politique nouveau, mis en avant dans d’autres travaux comme ceux de Vincent Tiberj [2], caractérisé d’abord par un vif sentiment de l’injustice – principalement ici injustice de proximité : les déclassés sont moins sensibles aux rémunérations astronomiques des traders qu’aux magouilles du voisin qui touche indûment telle allocation familiale. Et caractérisé aussi par le refuge dans les valeurs individuelles du travail, du labeur, de l’effort, comme le soulignait déjà Olivier Schwartz [3]. « La France de ceux qui se lèvent tôt », « Travailler plus pour gagner plus », « Ce beau mot de travailleur » : ces slogans ont épousé les contours de l’espace politique dessiné par les déclassés que j’ai interrogés, ou qui se donnent à voir dans les enquêtes par panel.

La période que vous étudiez (les six décennies passées) est à la fois celle d’une massification scolaire et de l’augmentation générale du niveau de diplôme et des qualifications. Comment joue ici le rapport école/mobilité intergénérationnelle ?

L’école amortit et décuple à la fois le phénomène du déclassement. Elle l’amortit dans la mesure où si la proportion des déclassés, au sens où je les ai définis, augmente de génération en génération ou de cohorte en cohorte, le fait de disposer d’un diplôme, et plus encore d’un diplôme élevé, réduit le risque d’être déclassé. Par ailleurs, le niveau de diplôme d’un individu est de moins en moins corrélé à sa classe de provenance, ou sa condition de naissance. Il y a en ce sens autant massification de l’école que démocratisation de l’accès au diplôme. Mais dans le même temps, depuis la fin des années 1970, le statut social des individus est de moins en moins lié au diplôme ; mais de plus en plus à l’origine sociale. La démocratisation de l’enseignement se double donc d’une contraction de l’égalité des chances sociales. Les déclassés, en particulier ceux nés dans les années 1960, sont pris dans cet étau : ils éprouvent d’autant plus leur mobilité descendante que leurs diplômes et les efforts qu’ils y avaient investis leur annonçaient un destin au moins semblable à celui de leurs parents. On touche ici du doigt la dynamique de frustration que Pierre Bourdieu avait exposée, de manière assez visionnaire, dès les années 1970.

On se souvient en effet que la Distinction (1979), qui synthétise les travaux de Bourdieu sur les rapports entre les classes sociales, a beaucoup contribué à la diffusion de la notion de « frustration » comme catégorie particulière des personnes dont les positions sociales sont « désajustées » au regard des capitaux familiaux, scolaires ou patrimoniaux dont elles disposent. Comment peut-on lire aujourd’hui ces travaux ?

L’article « Classement, déclassement, reclassement », publié en 1978, est proprement visionnaire. Il met le doigt sur une réalité qui n’est encore objectivable à l’époque qu’au prix d’efforts considérables. Aujourd’hui, la catégorie des « intellectuels précaires », par exemple, s’est massivement diffusée dans l’esprit public – peut-être parce que s’y joue, en réalité, un sentiment beaucoup plus largement partagé que par ceux seuls qui aspiraient à embrasser une profession académique. Mais l’idée, il y a trente ans, qu’il existe une « génération abusée », une « désillusion collective qui résulte du décalage structural entre les aspirations et les chances, entre l’identité sociale que le système scolaire semble promettre et l’identité sociale qu’offre réellement le marché du travail, au sortir de l’école », ouvrait un champ, qui n’a été véritablement travaillé que vingt ans plus tard. Aujourd’hui elle semble pleinement intégrée. Cette femme de 39 ans, que j’avais interrogée dans mon travail, résume un sentiment largement répandu : « Je me suis arrêtée avec mon Bac+2, mon DUT. Et heureusement que je me suis arrêtée là ! Quand je vois qu’avec un Bac+2 je me retrouve à faire l’hôtesse d’accueil… Quand même : Bac+2 pour répondre au téléphone, c’est dingue quand on y pense. Mon père, cadre dans la fonction publique, dirige une équipe avec le BEPC ! »

Quel est l’avenir du déclassement ? On imagine volontiers qu’à partir d’un certain moment, la spirale va s’enrayer.

L’analyse des flux de mobilité sociale au fil des générations aboutit à un résultat assez limpide. Les perspectives de mobilité sociale se dégradent progressivement, entre une situation « plafond » qui concerne la génération des premiers nés du baby-boom et une génération « plancher », celle des individus nés au milieu des années 1960. Il n’y a donc pas de dégradation soudaine et brutale qui apparaîtrait à un moment donné de l’histoire sociale. Simplement, les baby-boomers des années 1940 ont connu un destin absolument singulier, très clairement restitué par les travaux de Louis Chauvel. Nulle génération, ni avant, ni après, n’aura à la fois connu une période si longue de massification scolaire, avec un pic du niveau de diplômés par génération, de croissance économique constante, de tertiarisation de l’économie sur fond de croissance industrielle… Cette génération pouvait caser à la fois ses blousons noirs à l’usine, et offrir aux diplômés du supérieur des places dans l’économie nouvelle. La suite n’est que lent déclin de la mobilité ascendante et montée du déclassement. Que peuvent attendre les générations suivantes, nées dans les années 1970 et 1980 ? Lorsqu’elles auront suffisamment vieilli et que l’on pourra mesurer sans risque de se tromper leur mobilité sociale, que trouvera-t-on ? Probablement mettra-t-on en évidence un phénomène « mécanique » de rattrapage. Les premiers nés du baby-boom quittant le marché du travail, sans doute y aura-t-il un mouvement d’aspiration vers le haut. Mais si elle a lieu, cette aspiration laissera de côté les générations nées dans les années 1960, déjà trop âgées, auxquelles les employeurs préfèreront les jeunes diplômés… Il y a fort à parier que les cohortes âgées de 40 à 45 ans aujourd’hui pourront prétendre au titre peu envié de génération sacrifiée. Pour autant, il faut prendre garde à ne pas trop surestimer l’ampleur de ce mouvement de rattrapage dont profiteront peut-être les plus jeunes : les dynamiques à l’œuvre dans le champ du travail (précarisation et individualisation du contrat de travail, chômage élevé, etc.) qui ont contribué à la montée du déclassement, ne vont évidemment pas s’interrompre avec le départ à la retraite des baby-boomers… C’est en cela que ce mouvement de rattrapage peut être considéré comme un simple mécanisme d’ajustement. Particulièrement lent, ce mécanisme est susceptible de placer les jeunes promus à des situations certes plus élevées que leurs prédécesseurs, mais jamais si stables et prometteuses que celles de leurs grands-parents.

À vous lire, on a le sentiment que la droite profite du phénomène et que la gauche est, quant à elle, écartelée entre l’aspiration à dépasser la question sociale et une invocation des positions de classe figée dans leur acception des années soixante. Quelle parole politique la gauche pourrait-elle articuler autour de la question des déclassés ?

C’est la question qui m’obsède depuis cinq ans, et elle est redoutable : comment lutter contre le fait que les jeunes vivent moins bien que la génération qui précède ? Les gens qui ont 55-60 ans aujourd’hui ont eu le temps de construire leur carrière dans le vieux monde, alors que les trentenaires, n’avons connu que la crise. Le vieux monde, c’est celui du capitalisme industriel traditionnel qui prévalait encore dans les années 1960, dans lequel le travail pesait encore face à la finance, le producteur face au distributeur ou au commercial, si bien qu’en dépit de toutes les inégalités sociales, le travailleur était protégé par un contrat social. La place du salarié est devenue maintenant complètement secondaire. Que fait-on pour lutter contre cela ? C’est tout le débat sur la régulation du capitalisme, qui est indispensable parce qu’il est la matrice des phénomènes que l’on décrit. On peut prendre des mesures pour lutter contre les facteurs qui accroissent le sentiment de déclassement. En France, pour en revenir à l’école, tout se joue beaucoup trop tôt. Dès leur plus jeune âge, les élèves sont notés, évalués, triés, classés. Très tôt, ils sont orientés dans des filières qui interdisent tout retour en arrière. Il faut de manière urgente multiplier les secondes chances, les aller et retour entre la formation et l’emploi. Tout cela est coûteux ? et alors ? On crie partout que le modèle social français est le plus généreux, que les taux d’impositions sont les plus élevés en Europe. C’est faux. Prenons l’exemple du Danemark où la jeunesse connaît le même environnement économique que chez nous. Pourtant le sentiment général n’est pas celui de la peur du déclassement ou de l’angoisse de l’échec scolaire. La formation tout au long de la vie, les écoles de la seconde chance, l’accompagnement professionnel y sont des réalités qui contrebalancent fortement la brutalité de ce que nous expérimentons en France.■

Post-scriptum

Camille Peugny est sociologue, auteur de Le déclassement, Grasset, 2009.

Notes

[1« La paix des vainqueurs », entretien avec Louis Chauvel, Vacarme, n° 47.

[2Vincent Tiberj, La Crispation hexagonale. Paris, Fondation Jean Jaurès, 2008.

[3« Haut, bas, fragile. Sociologies du populaire », entretien avec Olivier Schwartz et Annie Collovald, Vacarme, n° 37.