privés du temps d’être malade

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À la fin des années 1980, Médecins Sans Frontières ouvre des centres médicaux gratuits en France pour y accueillir les personnes laissées en marge du système de soin. Noëlle Lasne, aujourd’hui médecin du travail,
y excerce de 1990 à 2001. Ces onze années l’ont vu passer du soin de patients à la conquête de droits, du stéthoscope au code civil en quelque sorte, dans un système où l’insolvabilité est un symptôme irrecevable. En 1998, la CMU est adoptée. Retour sur sa genèse. [1]

L’objectif était politique : il s’agissait de soigner les gens qui en avaient besoin, mais aussi de rendre visible une population dont l’existence même était masquée par le « meilleur système de santé au monde ». Il fallait comprendre ce qui les avait amenés là, et voir comment on pouvait leur permettre de consulter cent mètres plus loin dans le système de soins de droit commun.

Les plus pauvres n’ont jamais eu pour moi d’intérêt particulier, en tant que personnes humaines. Ils ne sont ni plus ni moins intéressants que les autres êtres humains. Il n’y a pas de plus-value particulière à les soigner. Ce que je recevais alors n’était ni plus ni moins gratifiant que ce que j’avais reçu en m’occupant d’autres patients, dans le cadre d’un cabinet libéral. Lorsque j’ai travaillé comme médecin dans ces centres, j’étais salariée. Je ne l’aurais jamais fait bénévolement.

Être pauvre, c’est simplement être sans ressources. Et être sans ressources, c’est être sans alternative. Ces patients venaient consulter parfois de très loin, en ayant pris des trains, des métros, des RER. Ils venaient voir un médecin qu’ils n’avaient pas choisi de voir. S’ils avaient quelque chose de grave justifiant des examens, ils n’avaient à nouveau aucun choix : on les adressait dans des laboratoires ou chez des radiologues à l’autre extrémité de la ville. Pour soigner une angine, il leur fallait déployer dix fois plus d’efforts que n’importe quel assuré social. Et une fois qu’ils étaient soignés, on leur demandait de revenir pour ouvrir leurs droits à l’aide médicale gratuite. C’était pour eux un véritable travail d’avoir accès à des soins.

Pour ces populations en situation extrême, la question de la maladie arrive loin derrière les autres. L’extrême pauvreté absorbe tout le temps de la vie, elle oblige à se demander chaque jour comment on va se déplacer, où on va dormir, comment on va manger, où on va se cacher si on n’a pas de papiers. Pour ceux qui étaient à la rue, qui vivaient dans des hôtels sordides, ou qui étaient hébergés les uns chez les autres, la première nécessité était ce que j’appelle l’intendance de la survie ; la survie peut être plus importante que la vie. Ses contraintes peuvent faire obstacles aux soins médicaux qui protègent la vie. Dans ce contexte, je me suis occupée de patients cancéreux en commençant par le bilan de métastases. Ailleurs, on commence par avoir des doutes, puis on fait des analyses, et puis on évoque un cancer. Finalement c’en est un, on oriente vers l’hôpital, et un jour il y aura un bilan de métastases. Mais lorsqu’une femme arrive avec un cancer du sein qu’elle traîne depuis un an et qui s’est transformé en abcès, simplement parce que les droits qu’elle avait à une protection sociale étaient difficiles à faire valoir, l’intervention médicale est elle aussi sans alternative : elle est autoritaire, elle est urgente. On commence par les métastases. Il n’y a pas de début. La plupart des gens que je soigne commencent par être malades avant d’être soignés. Pas les plus pauvres. Être pauvre, c’est être privé du temps d’être malade.

La France est un pays riche, médicalisé, avec des hôpitaux publics, des médecins tous les cinquante mètres. Alors que faisaient tous ces gens dans notre salle d’attente ? La réponse s’est avérée très simple : ils venaient du système de soin. Parfois, ils arrivaient avec un mot : l’adresse du centre MSF, le trajet du bus, les horaires d’ouverture. Si on avait ajouté : « Surtout, qu’ils ne reviennent jamais », je crois que le message n’aurait pas été plus clair. Ils s’étaient adressés au système de soins, qui les avait rejetés. Nous étions en aval du non-soin. C’était pour nous l’épreuve du feu : allions nous décider que nous étions les meilleurs pour les soigner, quand bien même cela impliquait de couvrir le territoire français de centres médicaux réservés aux plus pauvres ? Pourquoi ne pas ouvrir des hôpitaux pour pauvres, opérer des appendicites et faire des accouchements ? Cela n’aurait dérangé personne, nous aurions obtenu tous les financements. Au bout de dix ans, la Sécurité sociale a proposé de financer intégralement nos centres avec les fonds de l’assurance maladie. Mais nous avons refusé, car notre conviction était que ces patients, comme les autres, relevaient du système de soin de droit commun, si on arrivait à faire valoir leurs droits. Tout notre travail consistait à les soigner, et à leur permettre ensuite d’entrer dans le système de soins par la grande porte.

Il s’est alors passé quelque chose d’important et de rare : le système d’exclusion a montré son visage. Il est allé jusqu’au bout de sa logique. Des médecins ont refusé par écrit de soigner des patientes alors qu’elles avaient des pathologies qui mettaient leur vie en danger. Nous avons publié ces lettres dans la presse. Une femme m’a raconté cette scène dans le cabinet du cancérologue : « Il était en train de m’examiner, la secrétaire est entrée, elle a dit : cette dame n’est pas assurée sociale. Et là, il a retiré ses mains et il m’a dit : je ne peux plus rien pour vous. » À l’issue d’un rapport de force extrêmement violent nous avons réussi à faire entrer cette femme à l’hôpital public, puis d’autres. Mais rien n’était résolu pour autant. La forteresse était bien gardée. MSF a alors organisé une conférence de presse, « L’hôpital hors-la-loi ». Il fallait mettre en lumière le délit social, dénoncer les acteurs. Pour la première fois on disait : ces gens ne « sont » pas exclus, on les a exclus. Le refus de soins, par des médecins, à des patients insolvables, est une barbarie.

Avant la mise en place de la couverture maladie universelle (CMU), il existait un dispositif d’accès aux soins médicaux gratuits : deux millions de personnes y avaient droit, mais sur la base d’un barème départemental. On pouvait perdre cet accès en changeant de département. Pour MSF, il fallait un barème unique sur le territoire.

Il fallait aussi que ce droit soit continu. La vie n’est pas un processus continu : vous travaillez, vous ne travaillez pas, vous retravaillez, vous êtes au chômage, vous retournez vivre chez vos parents, vous n’avez plus de revenu, vous êtes au RMI. Chacun de ces changements était synonyme de délai de carence, d’attente, de rupture des droits et donc de rupture des soins. Si la salle d’attente de MSF était pleine, c’était en raison de ces ruptures. Nous voulions la suppression de ces délais de carence.

Enfin, nous voulions un droit immédiat : d’abord l’ouverture des droits, puis la vérification des ressources, du domicile, etc. La grande victoire de la loi pour la couverture maladie universelle (CMU) est d’avoir obtenu cette immédiateté : « Toute personne qui déclare ne pas être assurée sociale se voit affiliée sans délai aux prestations en nature de l’assurance maladie et bénéficie immédiatement de la qualité d’assuré social. » Cette première phrase est fondatrice de la CMU. Quand on devient assuré social, on ne cesse plus de l’être. Le droit est continu, c’est à la Caisse de vous changer de régime en fonction des changements de situation qui vous affectent.

MSF travaillait en France depuis plus de dix ans. Lorsqu’en 1998 le gouvernement a repris ce projet de couverture maladie universelle, lancé bien avant par Simone Veil, nous avions acquis l’expertise nécessaire pour avoir notre mot à dire sur l’écriture d’une loi. Nous avions des centaines de cas en mémoire, analysé des milliers de situations, à Paris, à Lyon, à Lille. Il y a eu un moment de grâce. Nous étions en mesure de peser chacun des mots qui figureraient dans les textes, et d’en mesurer les conséquences concrètes en matière d’accès au soin.

Martine Aubry avait confié à un parlementaire le soin de rédiger une sorte d’avant-projet de loi. Le rapport Boulard prévoyait de centraliser l’aide médicale gratuite avec un barème unique sur le territoire, mais aussi de la confier aux assureurs et aux mutuelles, autrement dit à des organismes privés. Nous ne nous y attendions pas, surtout venant de la gauche. Nous avons refusé immédiatement ce projet : tout ce que nous avions expérimenté nous indiquait qu’il ne fallait surtout pas créer à nouveau deux guichets d’accès aux soins différents, un pour être assuré social, l’autre pour avoir accès à des soins gratuits. Et qu’il fallait absolument éviter d’entrer dans la logique du marché de l’assurance, mutualiste ou pas, et ce même au nom du « droit commun ». C’était l’argument principal du politique : tout le monde a droit à une complémentaire en France, il faut que les plus pauvres aient aussi leur mutuelle ou leur assurance. Sauf qu’avoir une mutuelle, une complémentaire, ce n’est absolument pas un droit, c’est tout au plus une possibilité en rapport avec l’état de votre porte-monnaie. Ce n’est pas : à chacun selon ses besoins, mais : à chacun selon ses moyens. Que se passe-t-il quand il n’y a rien dans le porte-monnaie ? À quel niveau de couverture complémentaire a-t-on « droit » exactement ? Là, il y a eu une vraie bataille. Nous étions persuadés, d’une part qu’il s’agissait d’un recul, d’un désengagement de l’État sur les soins médicaux gratuits (qui existaient depuis cent ans) ; d’autre part que c’était le début d’une privatisation de l’assurance-maladie. C’est ce combat-là, je crois, qui a été le plus dur. Ces deux millions de bénéficiaires de l’aide médicale se trouvaient brutalement au centre de toutes les convoitises. Nous avons gagné en partie puisque les mutuelles et les assureurs sont restés dans le dispositif, mais de façon optionnelle. Martine Aubry a finalement tranché : tout bénéficiaire de la couverture maladie universelle irait à la Sécurité sociale faire ouvrir ses droits. S’il voulait une complémentaire, il pourrait l’obtenir sur place. Mais il pourrait aussi s’adresser à une mutuelle ou un assureur. Dix ans plus tard moins de 10 % des bénéficiaires de la CMU ont pris une complémentaire chez une mutuelle ou un assureur, et ce chiffre est en baisse constante. Notre intuition était juste.

Notes

[1Ce texte est la version remaniée par l’auteure d’une émission de France-Culture diffusée le 5 octobre 2009, où elle était reçue par Simone Douek : À voix nue, Noëlle Lasne, réalisation Brigitte Alléhaut.