Musées : la gratuité, pour quel peuple ?

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La gratuité de l’entrée aux musées, une démocratisation de la culture ? Autour de cette question, les fronts ne cessent de se renverser : entre une droite apparemment revenue de son élitisme et une gauche inquiète de voir s’imposer une culture au rabais, on s’y perdrait volontiers. Or, sous le motif consensuel d’un art et d’un savoir accessibles à tous, le sens même de ce « tous » demeure en litige : décider à qui s’adresse la gratuité, c’est donner à la démocratie culturelle des visages opposés.

Ces dix dernières années, l’extension de la gratuité des musées aura produit d’étonnants chassés-croisés politiques, notamment en France et au Royaume-Uni. On aurait pu s’attendre à ce qu’elle soit portée par la gauche au nom de la démocratisation culturelle, freinée par la droite au nom du réalisme comptable. Ce ne fut pas tout à fait le cas.

De l’autre côté de la Manche, le match s’était pourtant déroulé comme prévu. En 1972, une chambre conservatrice avait remis en cause la gratuité des collections permanentes adoptée par de nombreux musées après la guerre. En 1974, les travaillistes la rétablirent. Thatcher n’en voulut plus, évidemment. Et Blair la restaura, à la charnière de ses deux mandats. Belle alternance. Trop belle : les lignes du débat culturel ont bougé, croisant désormais un axe gauche-droite lui-même déplacé. Ainsi en 2008, face à l’hypothèse d’une gratuité totale, pendant une semaine, des spectacles produits par les institutions subventionnées, du café-théâtre au Royal Opera House, ce n’est pas un émule britannique de Bourdieu mais un ancien ministre conservateur de l’Enseignement supérieur, George Walden, qui déclare : « La hausse de la fréquentation des musées n’est pas le fait des pauvres mais des touristes et des classes moyennes. La barrière est culturelle, pas matérielle. » L’argument le plus tranchant de la sociologie critique — l’existence et l’importance, aux côtés du capital économique, d’un capital culturel lui aussi hérité et inégalement réparti — est passé dans l’autre camp.

Le brouillage des clivages traditionnels fut plus flagrant encore en France. L’histoire des tarifs du Louvre, temple de la culture légitime, est assez exemplaire. C’est en 1990, sous Mitterrand et Lang, qu’est abolie la gratuité du dimanche, dernier témoignage d’une gratuité totale voulue en 1793, restreinte ultérieurement ; ce sont Chirac et Douste-Blazy qui la restaurent, en 1996, pour le premier dimanche du mois. Quant à Nicolas Sarkozy, il goûte, on le sait, ce genre d’inversion des fronts. En campagne, en 2007, il promet d’étendre la gratuité des musées nationaux ; en janvier 2009, après quelques péripéties, il l’offre aux moins de 26 ans et la rend aux enseignants. Certes, en 2001, c’est un maire socialiste, Bertrand Delanoë, qui instaure la gratuité des collections des musées de la Ville de Paris. Mais d’autres municipalités ont adopté des mesures du même genre, avant ou depuis. Nice, par exemple, où les musées municipaux sont gratuits les premier et troisième dimanche de chaque mois depuis le 1er juillet 2008, mesure voulue par Christian Estrosi (à qui on peut reprocher beaucoup de choses, mais pas de pencher à gauche) et contestée par l’actrice Sophie Duez, élue démissionnaire de l’opposition, qui tempêtait en ces termes : « La culture, ça ne coûte rien et donc ça ne rapporte rien et ça ne vaut rien. Voilà ce que l’on risque de laisser croire ! » Cette fois, c’est l’équation valeur = prix, socle de l’économisme de droite, qui a changé de bord.

critique de la critique

La gratuité de l’accès aux musées n’est donc pas aussi naturellement de gauche qu’on pouvait le croire. On aurait pourtant tort de la lâcher, ne serait-ce que parce que sa critique n’est pas convaincante. Une critique experte de la gratuité des musées a en effet vu le jour, adossée à une batterie d’études cherchant à évaluer les politiques tarifaires, sollicitée par un corps de managers culturels inquiets de se voir privés de leurs recettes (remplacées par l’impôt) et plus encore de leur autonomie (pour la même raison). Cette critique est fort utile, puisqu’elle donne accès à des enquêtes tout à fait instructives, on le verra [1]. Documentée, elle ne verse ni dans la dénonciation poujadiste d’un gaspillage de l’argent public, ni dans le mépris élitiste envers le public de la gratuité, tenu pour incapable de goûter la vraie valeur de ce qu’on lui offre. Elle est aussi étonnamment conforme à un type de discours qu’Albert O. Hirschmann nous appris à identifier : la rhétorique réactionnaire.

Rappelons rapidement ce dont il s’agit. Cherchant les formes et la généalogie des discours opposés au changement, Hirschmann en repère trois motifs récurrents. L’argument de futility (traduit en français par « inanité ») consiste à montrer que le projet de l’adversaire est généreux, mais que ses efforts pour l’atteindre sont vains. L’argument de perversity (« effet pervers ») consiste à montrer que le projet en question, pour défendable qu’il soit, va produire des effets strictement opposés à ceux qu’ils visent. L’argument de jeopardy (« mise en péril ») consiste à montrer que ce projet va détruire des acquis auxquels ses promoteurs devraient pourtant tenir [2]. La Révolution française a été la cible privilégiée de ce genre d’arguments, et la matrice de leur formulation. Deux siècles plus tard, toutes proportions gardées, la gratuité des musées est soumise au même feu. Futility : la gratuité accroît certes la fréquentation des musées, mais pas autant qu’on le croit, et surtout sans modifier la composition sociologique de leur public, dans lequel les cadres supérieurs restent surreprésentés. Perversity : cette gratuité, il faut la financer ; c’est l’impôt qui y pourvoit, pour compenser les recettes perdues ; mais on aggrave ainsi l’injustice sociale qu’on croyait corriger, puisque les contribuables qui ne vont pas au musée, en particulier les plus modestes d’entre eux, paient pour ceux qui y vont — des diplômés plus riches qu’eux, et des touristes étrangers qui profitent de l’aubaine. Jeopardy : l’accroissement du nombre de visiteurs menace la sécurité des œuvres, élève les coûts d’entretien, et alourdit les conditions de travail du personnel des musées.

Indépendamment de leur surprenante adéquation à la typologie d’Hirschmann, aucun des ces arguments ne parvient à convaincre. Remarquons d’abord qu’il est imprudent de les employer tous à la fois : on ne peut pas simultanément déconstruire le « trompe-l’oeil » d’une augmentation de la fréquentation des musées dont la gratuité ne serait pas le seul facteur pour, six pages plus loin, dénoncer les « externalités négatives dues aux visites supplémentaires » — futility ou jeopardy, il faut choisir. Surtout, la très grande majorité des études mobilisées par la critique experte prête de toute évidence à la gratuité un effet non pas nul, mais faible, sur la démocratisation des musées, et pas si faible que ça quand on va y voir de près. Si on définit la démocratisation comme une égalisation des chances des différents groupes sociaux d’accéder au musée, les effets de la gratuité sont faibles, mais pas nuls : au Louvre, les cadres supérieurs représentent 41 % du public francilien les dimanches payants, 38 % les dimanche gratuits ; inversement, les employés et les ouvriers représentent 33% des visiteurs franciliens les dimanches payants, 36% les dimanches gratuits [3]. Et si on définit la démocratisation comme un accès accru des milieux populaires à des lieux jusqu’ici réservés aux élites sociales, le résultat est massif : lors d’un dimanche gratuit, le Louvre reçoit trois fois plus — trois fois plus ! — d’employés et d’ouvriers franciliens que lors d’un dimanche payant. Enfin, pour en rester au seul exemple du Louvre, il est tout de même très audacieux d’imputer la dégradation des conditions de travail de ses personnels à la seule gratuité du dimanche : mobilisés à plusieurs reprises ces dernières années, les intéressés, eux, dénoncent les réductions d’effectifs, la précarisation des contrats de travail, et la pression hiérarchique.

les peuples de la gratuité

Il est donc possible de défendre la gratuité des musées contre sa critique experte, et grâce à elle. Reste qu’on ne sait toujours pas très bien pourquoi on devrait désirer la gratuité : on a beau faire, le voisinage de Christian Estrosi et de Nicolas Sarkozy reste embarrassant. C’est pourtant en écoutant ce qu’ils attendent de la gratuité des musées qu’on comprend tout à coup pourquoi et comment la défendre. Car si la gratuité ne fait pas clivage en elle-même, les discours dans lesquels elle s’inscrit, eux, divergent radicalement.

Comparons par exemple l’intervention de Bertrand Delanoë sur la politique culturelle de la Ville de Paris, en janvier 2007 [4], et les « vœux aux acteurs de la culture » de Nicolas Sarkozy, à Nîmes, en janvier 2009 [5]. Si elles ne s’y réduisent pas, les deux allocutions ont un objet commun : elles articulent les mesures de gratuité prises par chacun des deux hommes à une conception plus générale de la culture. Le même mot fait cheville. Il survient lorsque Sarkozy évoque l’architecture, art « populaire » par excellence : « Pourquoi populaire ? Il n’y a pas besoin de prendre un ticket pour rentrer. » Delanoë place l’accent au même endroit : « Ce mot a un sens. « Populaire », c’est-à-dire partagé par le plus grand nombre, accessible à chacun [...]. C’est [cette] conviction qui nous a inspiré la gratuité des expositions permanentes dans les musées de la Ville. » Jusque-là, les deux hommes sont d’accord : la gratuité, c’est ce qui permet la rencontre de la culture et du peuple, dans le discours au moins. Reste à savoir de quelle culture on parle, et de quel peuple. C’est la ligne de partage.

D’un côté (Sarkozy), la culture est ce qui atteste une identité culturelle. Les deux sens du mot culture sont ici sciemment superposés, et la culture entendue comme ensemble d’œuvres se voit confier la tâche de témoigner de la culture entendue comme particularisme d’une société : « Ce n’est pas anecdotique s’il n’y a jamais eu une telle fréquentation de nos musées et de nos cinémas, en pleine crise de confusion des valeurs. Les gens se tournent, finalement, vers cette identité qui n’est pas de la nostalgie, qui n’est pas le passé, mais qui est un besoin exprimé par nos compatriotes de retrouver du sens, des valeurs. C’est là où la culture a toute sa place. » On pourra alors glisser sans difficulté de la gratuité des musées, rapidement annoncée, au désir de fonder un Musée de l’histoire de France : « Il me semble que cette initiative renforce aussi l’identité qui est la nôtre, l’identité culturelle. »

De l’autre côté (Delanoë), la culture est ce qui provoque une émotion esthétique. Elle n’atteste pas l’existence d’une communauté, elle la produit, par le partage des sensations : « “Populaire” c’est-à-dire partagé par le plus grand nombre, accessible à chacun, d’une densité qui génère le désir et l’émotion de tous, comme par une Nuit Blanche, quand Paris décide de veiller… » L’art n’est pas le sanctuaire d’une identité collective, c’est au contraire « chaque individu, chaque identité [qui] est une terre d’accueil pour l’art ». Faire société autour d’une émotion, ou faire nation autour d’une identité : on a beaucoup moins de mal à choisir son camp, tout à coup.

Il ne s’agit évidemment pas de rallier sans réserve celui du maire de Paris. On pourra par exemple trouver trop durkheimien, c’est-à-dire trop fusionnel, ce plaidoyer pour l’enthousiasme esthétique de tous, trop pastorale cette manière de faire boire le troupeau, frissonnant de gratitude, à l’oasis de la grande culture, et un peu suspecte cette manière de vouloir qu’une ville, par l’art gratuit, transcende ses divisions spatiales, sociales, et économiques : la gratuité culturelle de Delanoë n’est pas très loin d’un évergétisme. Mais elle reste infiniment préférable à celle de Sarkozy, et de cette opposition, un enjeu jaillit, décisif : l’enjeu de la gratuité des musées, c’est moins de rendre la culture populaire que de donner une forme au peuple. Celle d’une communauté nationale. Ou d’une foule unie par l’émotion. Ou toute autre encore. S’il est bien symbolique, ce travail de mise en forme n’a rien d’abstrait, et il peut même s’avérer très tristement prosaïque. Pour (n’)étendre la gratuité des musées nationaux (qu’)aux jeunes de moins de 26 ans, Nicolas Sarkozy et la précédente ministre de la Culture, Christine Albanel, ont ainsi dû reléguer au second plan une partie des résultats de l’expérimentation qu’ils avaient organisée en amont : celle-ci montrait que l’impact de la gratuité est maximal non seulement auprès des jeunes, mais auprès des catégories populaires. Sociologiquement expurgé, le peuple de la gratuité devait également être géographiquement circonscrit : on a d’abord essayé de le restreindre aux ressortissants de l’Union européenne, avant de renoncer à ce critère de nationalité, trop ouvertement discriminatoire, au profit d’un critère de résidence, moins polémique.

À l’inverse, on peut rêver à d’autres peuples de la gratuité, c’est-à-dire, à travers la gratuité, à d’autres conceptions du peuple. Choisissons donc à notre tour, parmi les effets connus de la gratuité des musées, ceux qui nous intéressent le plus. Le premier porte non pas sur l’accroissement du volume des visites, mais sur la modification de leur fréquence. En libérant le visiteur du souci de rentabiliser son ticket d’entrée, la gratuité a rendu possible des visites plus courtes, renouvelables à l’envie... ou pas. Il y a là un surcroît de liberté, et une transformation (au moins potentielle) des visiteurs, non plus pratiquants d’une cérémonie toujours un peu religieuse, ni consommateurs d’une marchandise distinctive, mais usagers intermittents d’un service public. Le second, très peu commenté, concerne la fréquentation par catégorie de visiteurs : si l’on en croit la comparaison entre dimanches gratuits et dimanches payants au Louvre, ce sont les chômeurs et les Rmistes qui sont les plus sensibles à la gratuité, autant que les jeunes [6]. Ils bénéficient pourtant de la gratuité tous les jours de la semaine, sur critères sociaux. Hypothèse : la gratuité du dimanche, puisqu’elle vaut pour tous, libère de la pénible obligation de décliner son identité sociale au guichet. Elle crée ainsi une égalité qui n’est ni la juste représentation des classes, à proportion de leur poids dans la société, ni leur fusion émotionnelle dans le grand creuset social, mais l’égalité très simple et très belle de n’importe qui avec n’importe qui. Mieux qu’une démocratisation : la démocratie même.

Notes

[1Particulièrement précieux à cet égard : l’article de Françoise Benhamou, « Généraliser la gratuité des musées nationaux ? Une mauvaise réponse... à une mauvaise question », Esprit, juin 2008.

[2Voir Mathieu Potte-Bonneville, « Perversity, futility, jeopardy. La rhétorique réactionnaire selon Albert O. Hirschmann », Vacarme n° 19, printemps 2002, www.vacarme.org/article274.html.

[3D’après les données fournies par Claude Fourteau, « La gratuité au bois dormant... Cinq ans de gratuité du dimanche au Louvre, 1996-2000 », Musée du Louvre, 2000. Pour qu’il y ait égalité d’accès au Louvre entre employés et ouvriers d’un côté et cadres supérieurs de l’autre, il faudrait que leurs poids respectifs au musée soient les mêmes que dans la population active (dont ils constituent respectivement 55 % et 14 % en 2002), ce qui est loin d’être le cas.

[6Claude Fourteau, ibid.