l’identité nationale, une question européenne
par Sophie Wahnich
Le retour du fantasme du gouvernement des esprits pour faire de vrais nationaux grâce à la séduction d’anciennes identifications recyclées ou de nouvelles identifications, ne concerne pas seulement la France. Nombreux sont les pays européens à revisiter l’histoire pour la ré-agencer en vue d’une gloire plus solide, nombreux sont ceux qui se revendiquent de l’identité chrétienne présentée non comme lieu d’accueil universel, mais comme fondement des us et coutumes occidentaux à protéger.
tous patriotes, gloires nationales et arrangements avec l’histoire
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, un conflit sur les délimitations de communautés nationales a traversé toute l’Europe. Communautés de combattants ou de patriotes ou bien communauté incluant tout le monde y compris les juifs, les immigrés, toutes les victimes de la guerre. En intervenant sur le plateau du Vercors pour consolider la décision politique de faire débattre en France de l’identité nationale, Nicolas Sarkozy rouvre de fait ce conflit. En France ne vouloir appeler « Français » que les combattants ou patriotes, c’était affirmer que la nation n’avait pas failli. Or la défaite de 1940 avait été à l’évidence « nationale », l’occupation une humiliation « nationale » et pour pouvoir s’approprier 1945 comme une victoire, elle aussi nationale, il fallait beaucoup d’imagination, nous a rappelé il n’y a pas si longtemps (2003) Pieter Lagrou. La mémoire patriotique a permis alors de restaurer des États nations qui n’avaient tenu aucune de leurs promesses : protéger les citoyens, maintenir un État de droit démocratique, ne pas collaborer avec l’ennemi comme signe de loyauté envers la souveraineté de la nation. C’est alors que s’inventent en France et ailleurs des nations résistantes bien que les résistants n’aient été constitués que de minorités combattantes radicales, marginales politiquement et souvent peuplées d’étrangers. Ainsi « les discours antifascistes ou antitotalitaires de chaque côté du rideau de fer ont servi de trame à de nouveaux discours nationalistes ». En 2003, donc, Pieter Lagrou, confiant sur le devenir de l’Europe, affirmait encore : « Pour mesurer l’impact de la Seconde Guerre mondiale, il ne faut pas s’appuyer sur les sensibilités actuelles fondées sur la tolérance et l’inclusion, mais prendre pour point de référence ceux qui ont précédé la guerre d’à peine quelques années. Les opinions des racistes et xénophobes, des fascistes ou des partisans de l’État autoritaire occupaient couramment le débat politique des années 1930. Que le patriotisme traditionnel, y compris ses aspects xénophobes, ait refait surface après 1945 n’est pas surprenant [1]. » C’est dans ce contexte que les notions de citoyenneté, de droits de l’homme puis d’identité nationale ont été réinventées sans faire référence désormais à la période de la Révolution française qui n’avait pas pensé en termes de nationalité ou d’identité nationale, mais en termes de peuples souverains. Si l’on suit Pieter Lagrou, Nicolas Sarkozy nous fait ainsi régresser aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, qui falsifiait l’histoire pour déjà restaurer la nation et qui elle-même régressait déjà aux années 1930 dans son incapacité à faire la critique de l’autoritarisme et de la xénophobie.
Ouvrir le débat dans ce haut lieu de la Résistance, ce n’est donc pas donner une place centrale à la véritable Résistance, toujours marginale et radicale, mais reprendre ce travail de falsification de l’histoire. Dans le fatras des discours de Guaino qui seraient risibles s’ils n’étaient pas tragiques, la Résistance héroïque côtoie les cathédrales et les paysages, la Guerre de cent ans et le sacre de Reims. Cette histoire n’est pas celle des hommes confrontés à des choix mais celle de héros appelés par la voix mystérieuse de la France.
La falsification de l’histoire est aussi ancienne que l’art de raconter des récits. Comme touriste en Lettonie ou en Lituanie on peut malgré tout s’étonner en visitant certains musées de constater que les insignes SS ont été décousus des uniformes des « patriotes », s’étonner de constater que le concept de « génocide » ne sert pas au musée du génocide de Vilnius à évoquer l’extermination des juifs lituaniens mais à évoquer la répression communiste. Elle s’était abattue sur les Lituaniens envahis pendant la Seconde Guerre, mais ils avaient vaillamment résisté en patriotes aux côtés malgré tout …des nazis. Seront pourtant comptées pêle-mêle les victimes juives du nazisme et les victimes patriotes du communisme.
Aujourd’hui en Italie, les héros sont de tout bord, patriotes et républicains de Salo, car ce qui compte c’est l’acte héroïque et non la division politique de la nation. Les nationaux, quels que soient leurs choix politiques, ont été héroïques. Les Hongrois ont une autre stratégie, ils sont des victimes de l’histoire, petit peuple envahi par les nazis puis par les communistes, mais Horthy le chancelier absent au moment de l’invasion nazie n’a pas perdu pour autant son statut de héros national. Quant au rôle des Flèches Croisées dans la destruction des juifs de Budapest, il a été systématiquement estompé voire occulté, mais resurgit violement depuis 2007 avec la création de la Garde hongroise, fortement nationaliste, à mi-chemin entre la milice et le parti et ayant envoyé trois députés au Parlement européen. Or cette garde a adopté le salut hitlérien, le slogan des Flèches Croisées « un meilleur futur », et avait choisi comme slogan électoral « la Hongrie est seulement pour les Hongrois ». N’en sont pas les roms et les juifs. Cette Garde hongroise constitue aujourd’hui 15 % de l’électorat, mais les partis libéraux jouent déjà avec ce passé terrible depuis les années 1990. N’affirmaient-ils pas normal de consacrer seulement deux salles aux nazis hongrois sur les quarante que comprend la maison des terreurs et trente-six au communisme ? La réécriture de l’histoire fait des ravages.
Les histoires revisitées des pays européens servent ainsi à consolider les nations héroïsées ou victimisées. Comme si en France les Français d’aujourd’hui n’étaient pas aussi les héritiers des collaborateurs de Vichy, des tortionnaires en Algérie, des désastres au Rwanda et qu’ils ne se devaient d’entretenir pour le moins, le rapport critique à l’histoire appelé de ses vœux par Jürgen Habermas pour l’Allemagne. Comme si les Hongrois n’avaient pas été consentants au nazisme en 1944… Plutôt que de réfléchir à l’histoire, à ses discontinuités, à la nécessité de rompre parfois même avec ses pères dans la honte de leurs exactions, plutôt que l’histoire comme discipline du référent, une mystique, une religion de chaque nation est en train de s’installer en Europe. Or ces mystiques sont souvent arrimées à une mystique chrétienne. En France ne nous dit-on pas que « la morale laïque des instituteurs peut ainsi être présentée comme héritière du catéchisme catholique ? » Les cathédrales seraient l’expression du génie français, chaque Français vibre au sacre de Reims…
le christianisme comme racines idéologiques des nations occidentales
Cet appel au christianisme pour le coup fait appel à une symbolique très ancienne. Celle qui a fondé la forme du mariage en Europe occidentale dans le cadre de la religion chrétienne, un mariage qui se pense comme un enjeu de sang et d’amour [2]. De sang car le mariage est conçu comme un mélange de sangs qui permet d’étendre l’amour christique. De ce fait l’amour obligatoire envahit le champ de la parenté chrétienne avec Paul. Or cet amour n’est pas un lien de désir humain mais la métaphore inscrite dans le réel des corps du lien entre le Christ et son Église. Au Moyen Âge, l’amour devient le sentiment structurant des liens théologiques, des liens de parenté puis des liens politiques. Cet amour chrétien dans sa mission d’extension de l’Église doit conduire à choisir des mariages exogames. Ce choix est de liberté, car depuis la théologie de Hugues de Saint Victor on est doublement une personne parce que nos parents nous ont fait ainsi et parce que, à l’image de Dieu, on peut faire des choix libres. Le mariage doit être un choix librement consenti. Or celui qui change de cité pour répondre de cette nécessité de l’exogamie doit, en se déplaçant, déplacer l’amour de naissance vers un autre endroit qu’il doit d’aimer à la fois par consentement libre et par nécessité exogamique. Pour être naturalisé par la terre qui l’accueille et qui est faite littéralement dans cette symbolique de la chair des ancêtres, il doit donner des preuves d’amour. Payer des impôts, épouser une naturelle, fonder un foyer en construisant sa maison principale sur le territoire d’adoption, se faire enterrer dans ces lieux, sur cette terre qui l’a naturalisé, adopter les mœurs de la nouvelle cité par conversion amoureuse. Les liens civiques, la civilitas est ainsi définie soit par les liens amoureux naturels avec ses consanguins, sa famille, ses cousins, ses concitoyens naturels, soit par ces liens amoureux d’adoption. Celui qui ne donnerait pas de preuves d’amour non seulement ne serait pas un citoyen mais serait considéré comme mettant en danger la communauté et la terre de la communauté.
Lorsque Sarkozy déclare « la France aimez-la ou quittez-la », il réactive cette symbolique qui n’imagine pas l’état de nécessité économique qui peut tout à fait entrer en contradiction avec cet imaginaire de la conversion amoureuse pour le nouveau pays. Il n’y a pas non plus de place dans cette tradition pour les pratiques de mariages endogamiques sur des terres étrangères. La revendication des us et coutumes chrétiens se traduit ainsi in fine par différentes options : obligation d’aimer le pays d’accueil de la migration, rejet de ceux qui ne le font pas ou qui ne donnent pas les preuves d’amour attendues : ceux qui fondent un foyer mais ne font pas de mariages exogames, ceux qui ne fondent pas un foyer, ceux qui construisent leur maison sur la terre de leurs pères, ceux qui ne dépensent pas dans le pays les fruits de leur travail, ceux qui montrent par toutes sortes de signes symboliques qu’ils ne sont décidément pas chrétiens.
C’est ainsi que le christianisme n’est pas xénophobe pourvu que l’étranger se naturalise. C’est ainsi que le christianisme offre au nationalisme des arguments symboliques pour haïr les juifs, les roms, les musulmans, les non chrétiens.
Aujourd’hui en Europe cela se traduit par des revendications ultra dans certains pays comme la Hongrie ou la Pologne, par des revendications de preuves d’amour dans des pays comme les Pays-Bas ou la Grande-Bretagne, par une espèce d’attachement national aux symboles chrétiens comme en Italie. Alors que la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg avait considéré que la présence des crucifix dans les écoles faisait obstacle à la liberté d’éducation des parents et demandé qu’ils soient enlevés des écoles italiennes, nombreux sont les Italiens à avoir affirmé qu’il s’agissait là « d’ingérence dans l’identité nationale italienne ». Le Saint-Siège a réagi en défendant la valeur universelle de ce symbole : « Le crucifix a toujours été un signe d’offrande d’amour de Dieu et d’union et d’accueil pour toute l’humanité. » Mais l’Église ne s’est pas contentée de réaffirmer la valeur de l’universalisme chrétien, elle a ensuite affirmé qu’il y avait lieu désormais de se détourner de l’idée européenne : « On est stupéfait qu’une cour européenne intervienne lourdement dans une matière très profondément liée à l’identité historique, culturelle, spirituelle du peuple italien. Ce n’est pas le chemin pour être attiré à aimer et à partager davantage l’idée européenne, qu’en tant que catholiques italiens, nous avons fortement soutenue depuis l’origine. Il semble que l’on veuille méconnaître le rôle du christianisme dans la formation de l’identité européenne, qui, au contraire a été et demeure essentielle. » Le Conseil d’État italien a lui même affirmé que même dans un contexte « laïc », le crucifix a une valeur symbolique « hautement éducative », indépendamment des choix religieux des élèves : « En Italie, le crucifix est apte à exprimer, en clef symbolique mais de façon adéquate, l’origine religieuse des valeurs de tolérance, de respect réciproque, de mise en valeur de la personne, d’affirmation de ses droits, de considération de sa liberté, d’autonomie de la conscience morale face à l’autorité, de solidarité humaine, de refus de toute discrimination qui distinguent la société italienne. »« Ces valeurs ont imprégné les traditions, la façon de vivre, la culture du peuple italien » et elles « émergent des normes fondamentales de notre Charte constitutionnelle » qui dessine la « laïcité » spécifique de l’État italien depuis la loi Casati de 1859, adoptée par un État « qui nourrissait bien peu de sympathie pour l’Église catholique ».
Personne ne parlera au nom de l’État du crucifix de l’Inquisition pour les juifs, celui de la croisade pour les musulmans.
En Pologne, de 2005 à 2007, les frères Kaczynski et leurs alliés doivent en grande partie leurs succès électoraux à la défense de l’Église catholique, de la famille et de la patrie comme territoire, incarnée par la Ligue des Familles polonaises et le Parti des Paysans polonais, soutenus par l’aile conservatrice de l’Église catholique polonaise. La défense de la famille est alors passée par l’homophobie. Marcinkiewicz, Premier ministre, déclarait dans l’édition polonaise du magazine Newsweek : « La propagation de l’homosexualité entrave la liberté des autres citoyens […]. Si une personne tente de contaminer les autres avec son homosexualité, l’État doit intervenir contre une telle entrave à la liberté […]. L’homosexualité n’est pas naturelle. Ce qui est naturel, c’est la famille, et l’État se doit de protéger la famille. » Les Gay pride ont été interdites et contre elles des « parades de la normalité » ont été organisées. « L’affirmation de l’homosexualité mènera à la chute de la civilisation. Nous ne pouvons pas être en accord avec cela » avait déclaré le jumeau président du parti. Il avait encore affirmé que « les homosexuels ne devraient pas avoir le droit d’enseigner ».
Ce courant nationaliste puise ses racines imaginaires dans la tradition de la dynastie des Piast du XIIe siècle. Elle prône un État homogène, catholique et centré sur une définition ethnique de la nation. Le mouvement d’extrême droite Narodowa Demokracja (ou Endecja), cofondé au milieu du xixe siècle par Roman Dmowski et actif jusqu’à la fin de la Seconde République en 1939, puise dans cette même tradition. En consolidant l’identité polonaise par la langue, les institutions éducatives, judiciaires et militaires, ce courant avait conduit les Polonais à se réapproprier leur souveraineté, elle s’est alors accompagnée de tentatives d’assimilation des minorités ukrainiennes, biélorusses et lituaniennes dans les campagnes à l’Est, des communautés juives et germaniques dans les villes. Il n’était pas facile d’appartenir à une minorité alors en Pologne.
Enfin la vision romantique de l’histoire polonaise fait finalement des Polonais les gardiens de valeurs européennes fondamentalement chrétiennes, puisque la Pologne aurait sauvé les Européens à plusieurs reprises contre les Tartares au Moyen Âge, les Turcs en 1683, et les bolcheviks en 1920…
On pourrait ainsi faire un tour de ces pays d’Europe qui mettent au cœur de leur discours politique cette idéologie de l’identité nationale. En Hongrie le budget de la culture de 300 millions d’euros va pour 19,75 % aux institutions religieuses et 16,98 % au patrimoine qui privilégie l’exaltation de l’identité nationale à travers des formes traditionnelles : les danses populaires, l’art à caractère religieux ou les films historiques, au besoin sur commande d’État.Mais cet attachement à une symbolique des bonnes traditions chrétiennes ne concerne pas les seuls états de l’Europe catholique.
La Grande-Bretagne s’affole et souhaite préserver ses modes de vie face à la puissance de son immigration, s’interroge sur son identité multiculturelle. Les intellectuels qui défendent encore le multiculturalisme sont déclarés avoir la « haine de soi ». « À force d’absorber l’immigration la Grande-Bretagne va être absorbée par elle » disent leurs détracteurs. Gordon Brown pose à son tour cette question de l’identité nationale. Il a pris des mesures pour mettre les aspirants citoyens britanniques en « probation ». Ils doivent désormais savoir parler l’anglais, payer des impôts, et ne pas avoir fait de prison pour qu’on leur accorde la citoyenneté. Les Néerlandais ont organisé des centres de probation dans les pays d’émigration, il faut savoir le néerlandais avant d’arriver sur le territoire.
Les preuves d’amour sont toujours plus nécessaires, la question de l’hospitalité de moins en moins réfléchie.
Nicolas Sarkozy est donc conforme. Désespérément conforme.
En France, sur le site du Ministère de l’immigration et de l’identité nationale, un diplomate bosniaque loue l’identité nationale française, une caution pour les musulmans qui douteraient de leur amour. Un diplomate italien explique son amour de la France pour finir par expliquer qu’en Italie aussi, l’État doit résoudre la question migratoire.
pour une autre conception démocratique des communautés démocratiques
On aura compris que l’identité est une construction subjective et sociale. Elle suppose que l’individu se soit identifié à des représentations imaginaires successives, c’est-à-dire, selon Freud, qu’il ait aimé ces objets d’identification qui lui ont été proposés. Pendant la période monarchique, le roi incarnant et incorporant la nation, il fallait pour être français aimer le roi, s’identifier à lui. Selon la théorie freudienne des foules, c’est cette relation d’amour verticale qui conduit alors les membres d’une même foule à aimer ceux qui partagent cet amour sur un plan horizontal et ainsi à fabriquer une unité fusionnelle nationale. Mais il est difficile de s’identifier à un voisin qui a livré aux nazis vos grands-parents, à un État qui a fait torturer votre oncle en Algérie, à une armée qui a laissé tuer votre enfant dans le génocide rwandais… Lorsque l’histoire au sein d’un pays n’a pas été partagée mais a effectivement produit des clivages insolubles, les fissures deviennent structurelles et seul un rapport critique à l’histoire permet de construire un espace commun démocratique, celui justement d’une critique qui permettrait pour les uns de rompre avec leur aînés, pour d’autres d’assumer leur singularité, pour d’autres de retrouver une confiance dans le monde.
Vouloir fabriquer aujourd’hui des communautés affectives [3] unifiées ne peut plus passer par des nations qui ont failli. Si à notre époque, le mot patriotisme peut avoir un sens démocratique, il ne peut être que le patriotisme constitutionnel de Jürgen Habermas [4], qui repose sur ce rapport critique à l’histoire et sur ce qu’il appelle « une adhésion ressentie » aux principes constituants qui préservent des oppressions. Nommer ces principes suppose un débat permanent, une délibération permanente. « Au lieu d’imposer à tous les autres une maxime dont je veux qu’elle soit une loi universelle, je dois soumettre ma maxime à tous les autres afin d’examiner par la discussion sa prétention à l’universalité. Ainsi s’opère un glissement : le centre de gravité ne réside plus dans ce que chacun souhaite faire valoir, sans être contredit, comme étant une loi universelle, mais dans ce que tous peuvent unanimement reconnaître comme une norme universelle. » L’unité démocratique doit passer par ce débat.
De fait les identités sociopolitiques confrontées à une pluralité de conventions ne sont jamais substantielles et immuables. Elles peuvent hésiter entre plusieurs options disponibles, construire des rapports clivés à la réalité perçue, fabriquer des zones d’ombres, affirmer dans le même temps un impératif de savoir et un impératif de mythification, de souvenir et d’oubli. Tout le travail de transmission en démocratie consiste à tenter de faire coexister et même converger cette multiplicité de conventions issues des espaces familiaux ou communautaires, des conventions orchestrées par l’État, des conventions produites par l’offre culturelle non communautaire. Entre absence de communauté et communauté parfaitement unifiée, ce travail de convergence peut faire naître un vaste nuancier de situations, certes instables, soumises aux aléas des rejeux de l’histoire et des rejeux du débat, mais qui témoignent malgré tout d’un partage des valeurs communes constamment à ré-élaborer. Cette instabilité est ce qui constitue la fragilité même de la communauté démocratique. Vouloir gouverner les émotions, réinventer un lien religieux, c’est renoncer à cette fragilité démocratique en souhaitant lui substituer « une expression obligatoire des sentiments ».
Or l’expression obligatoire des sentiments n’est pas démocratique. Lorsque Marcel Mauss explique qu’une « catégorie considérable d’expressions orales de sentiments et d’émotions n’a rien que de collectif », il décrit des rituels de deuil. Puis il ajoute : « disons tout de suite que ce caractère collectif ne nuit en rien à l’intensité des sentiments, bien au contraire […] mais toutes ces expressions collectives simultanées, à valeur morale, et à force obligatoire, des sentiments de l’individu et du groupe, ce sont plus que de simples manifestations. […] Il faut les dire, mais s’il faut les dire c’est que tout le groupe les comprend. On fait donc plus que manifester ses sentiments, on les manifeste aux autres, puisqu’il faut les leur manifester. On se les manifeste à soi en les exprimant aux autres et pour le compte des autres. C’est essentiellement une symbolique [5]. » Dans ce cas, une représentation collective s’impose avec force et ne nécessite plus l’intervention des subjectivités individuelles. Plus exactement chacun peut exprimer ce qu’il veut, voire ne rien exprimer du tout personnellement, rien ne vient déplacer la forme collective d’expression des sentiments.
Mais lorsqu’elles sont politiques et religieuses, qu’elles prennent place avec la grande Inquisition, dans des religions civiques imposées ou dans l’embrigadement de la jeunesse, au mieux ces symboliques sont tenues en échec, au pire ce sont de pseudo-symboliques dangereuses dans leur inefficience même. Nul ne peut savoir ce que pense le « converso ». Il en devient suspect. Ces logiques mènent très rapidement à l’exclusion de l’impur, de l’incertain, du nouveau venu qui devra sans cesse multiplier les preuves d’amour sans jamais pouvoir prétendre sur ce plan à l’égalité d’avec les vrais nationaux, les vrais amoureux. Ainsi non seulement la question de l’identité nationale est inquisitrice et finalement impudique, mais elle conduit inexorablement à réinventer des classements sociaux sur la qualité plus ou moins bonne des membres constituant la nation, sur les citoyens et sur ceux qui pourraient le devenir. Malheur à ceux qui n’intérioriseraient pas l’efficacité symbolique de cette nouvelle identité nationale. Malheur à la démocratie.■
Notes
[1] Pieter Lagrou, Mémoires patriotiques et occupation nazie en Europe occidentale, 1945-1965, Bruxelles, Complexe, 2003.
[2] Enric Porqueres i Gene, « Cognatisme et voies du sang. La créativité du mariage canonique », L’Homme, n° 154-155, 2000, pp. 335-356.
[3] Sur cette notion de communauté affective, la réflexion de Benedict Anderson, L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, La Découverte, 1996, celle d’Eric Hobsbawm et Terence Ranger (éd.), L’Invention de la tradition (éditions Amsterdam, 2006) sont incontournables.
[4] Jürgen Habermas, L’Intégration républicaine, essai de théorie politique, Paris, Fayard, 1998.
[5] Marcel Mauss, Essais de sociologie, Paris, Minuit, 1969, p. 88.