Vacarme 50 / cahier

Marseille, bonus, Obama

par

Le morceau de banlieue tient de la friche calcaire et de la campagne résidentielle, je vis un récit objectif dans l’éblouissement du soleil hivernal. Deux jeunes Beurs jouent, trois jeunes Beurs les rejoignent ; s’opposent à l’immobilité du héros (moi) qui attend — quoi ? Presque derrière moi, dans un bloc en béton peu haut, sur un balcon bombardé de soleil froid, une femme arabe (probablement) paraît. Cet espace à peine animé exprime l’essentiel du temps : le héros a aperçu les enfants, puis la femme, qui coexistent en deux zones disjointes ; cette double présence marque l’écoulement temporel dans une monotonie qu’on peut dire heureuse, nulle guerre ne nous menace ; ou : elle pourrait éclater.

Résumé : Banlieue étrange, temps immobile ? il se produit uniquement une ondulation de l’espace. Le bonheur vient du soleil provençal auquel m’ont mené le TGV Paris-Marseille puis la voiture de mon hôte, Olivier Domerg, qui vient d’entrer dans un bloc de béton nommé imprimerie, face au bloc plus gros dont le seul occupant, semble-t-il, est une Arabe.

le lendemain matin, vendredi 16 janvier 2009, dans Martigues rural

Je me force à café-croissants puis une ombre passe, blanc-gris : une camionnette traverse le cadre de la fenêtre, vite, de droite à gauche, sa pâle lecture dans le soleil blanc matinal entraîne celle du paysage comprenant un tamaris. Le à peine me mène à la Côte d’Azur de mon adolescence, au miracle provençal que Modigliani malade découvrira — cinq ans plus tard, en 1958, dans le film de Jacques Becker interprété par Gérard Philipe — pour mourir peu après, en 1919, ayant goûté une belle accalmie dans les herbes hautes, absentes de Montparnasse et naturellement enchanteresses, je parviens à écrire le scénario qu’une association audiovisuelle installée dans des bains-douches de la Plaine marseillaise me demande, nous obéirons à ce canevas dans un minibus demain matin :

« Pour vous emmener en promenade, je réaliserai le travelling 1957-2009. Me sautent aux yeux la porte acropoline Saint-Charles, l’arrivée ferroviaire sur le plat qui se révèle soudain au sommet d’un escalier monumental s’enfonçant dans une fosse que le voyageur nomme : Marseille. Par là se dresse, caché, un colosse de pierre blanche, l’hôtel L’Arbois, où en 1957, dans l’extrême chaleur d’août, j’ai noué sculpturalement le roman d’amour qui demeure en acte, mais il me fallut des décennies pour reconnaître le bâtiment (sa tourelle semble d’un navire) sous l’étendard flamboyant des pâtes Lustucru qui désormais y siégeaient.

Pendant la longue période où Marseille souvent m’invita, à partir de 1980, et mon livre Opérateur le néant (2005) se termine sur le quai des Belges, j’aimais aller à pied du bas des marches acropolines au Vieux Port par le rectangle de rues étroites, au-dessus de Belsunce, aujourd’hui maghrébines. Du Vieux Port, je remonte au logis d’A.M., dans le quartier Vauban, logis et hameau montagnard qui m’étaient interdits en 1957 ; depuis 30 ans, ses tantes, son oncle sont des morts, des disparus, leur appartement céleste dominait la nappe infinie de toits rouges dont longtemps j’ai ignoré qu’ils couvraient des façades noirâtres, clamant la Provence au-dessus de l’ordinaire urbain. Prenant à revers Notre-Dame-de-la-Garde dont le substrat rocheux me présente l’irrégularité d’arêtes mêlées à celles de quelques immeubles droits, je traverse le mont calcaire, atteins la corniche marine face aux îles Frioul, longe le parc Borély. Depuis la Cité solaire de Le Corbusier — où, il y a deux décennies, A.M. H.L. passâmes une nuit de curieux dans un long tube étroit que ferme ou ouvre, au bout, un hublot carré — nous visons l’un des cœurs de Marseille, la place Castellane.

La présence de témoins entassés avec moi dans un minibus et les outils numériques (photo, magnétophone, DVD) élèvent au collectif ma promenade individuelle, secrète, discrète et nostalgique. 51,5 ans après le puissant éros de 1957, cette objectivité émeut d’une façon nouvelle le sujet que je suis. »

Ce samedi 17 janvier, le TGV partira dans quelques minutes vers Paris, à 14 h 54, je m’expose au soleil du bord de l’eau sur la corniche de la gare Saint-Charles, au niveau des quais, d’où s’enfonce le très large escalier de pierre dans la fosse dite Marseille qui commence par le boulevard d’Athènes si émouvant (depuis 56 ans). Je quitte Marseille avec la tristesse de quitter A.M., que — 51 ans après la fin août 1957 qui marqua notre séparation d’un an — je rejoins à Paris, je quitte un type d’immeuble, maison haute aux fenêtres hautes et étroites, hauts et étroits contrevents, sur ma droite je découvre, presque surpris, l’hôtel blanc désarmé, L’Arbois sans ce nom (et libéré de la firme agro-alimentaire), si évident avec sa tourelle, ses fenêtres carrées, ses balcons de matière blanche, quand je l’ai cherché pendant des décennies — à terre, non pas depuis les airs comme aujourd’hui — et l’ai retrouvé par hasard, mais dans un après-midi de recherche, au début du xxie siècle. Sur la corniche, où je m’étais avancé vers l’ouest, L’Arbois est presque contre moi, comme le fronton de Saint-Gervais quand je goûte dans la cafétéria du BHV.

dans le TGV Marseille-Paris

Constatant latéralement — le gros de son œil vise l’écran — que je m’intéresse au Quai des Orfèvres, mon voisin me tend une oreillette. Noir et blanc de grande qualité, clichés et observations justes alternent, numéro de Jouvet efficace et artistiquement acceptable ; en moins d’une minute j’ai fait le tour de cet art (Clouzot avait 40 ans, j’en avais 12, mon souvenir de ce film interdit aux adolescents est intact), soudain : une salle de café-concert ou un immense salon de thé qu’emplit l’orchestre du five o’clock est embrasée par la chanson de Suzy Delair Danse avec moi, chéri, Grisons-nous tous les deux. Je ne suis plus devant une œuvrette de 1947 mais en 1947. On m’a emmené au bal, je suis la chair du bal, je suis dans la chair de la chanteuse dodue, la chair de sa voix féminine montant au ciel, et dans l’inexorable rondeur de la valse érotique (mot qu’alors on n’employait guère). Une telle surprise m’a surpris et que ma vie de 1947 m’apparaisse d’une belle ampleur, non pas réduite par la névrose paternelle. C’est le soir, nous sommes à la Muette ou au bord du lac, draperies, capelines, tentures, les cuivres, les cordes ; le mot pénétrant Grisons-nous implique le champagne (longues flûtes entre les arbres policés qui entourent le lac du Bois de Boulogne fantasmatique), PETIT BATEAU me vient, étrangement associé à une tonalité de la Bretagne au début des années 1970, quand nous séjournons chez Zina, la sœur aînée d’A.M., mariée à Concarneau, sur la route de la forêt de Fouesnant. Vient en moi la culotte blanche Petit Bateau — la marque des petites filles, barque candide au liseré bleu — que porte une jolie femme, mariée à l’entrepreneur de peinture qui nous invite sur son bateau costaud, un petit yacht prolétarien. Nous emportons — seule femme : A.M. — bières et saindoux que nous tartinerons sur la route maritime des îles Glénan.

Quittant ce petit archipel — triste, gris, sinistre (prestige de l’école de voile) —, nous nous arrêtons sur le bord pavé d’une île minuscule comme dans un jardinet touchant la nationale : nous achetons un homard à une vieille ; aujourd’hui, je me vois vaguement penché sur un rectangle d’eau creusé dans l’herbe, appréciant le mot vivier, puis des insectes géants noirs comme la mort se dessinent sur le fond, l’épuisette de la vieille en lèvera un pour nous.

Jolie femme, longues cuisses, culotte blanche sous la jupe retroussée par l’herbe sur laquelle elle s’assoit dans son jardinet où nous pique-niquons, le ménage et de beaux enfants l’occupent toute la journée. Son mari l’aime, un beau gars dont l’affaire connaît la prospérité, il consacre ses loisirs à la navigation, une caisse de bières sous la barre, avec ses copains. Elle se plaint à Zina, Zina lui conseille de substituer à Petit Bateau une lingerie affriolante, Chéri Grise-toi.

Une génération après, sous le Château où m’enchante un rai solaire, un universitaire qui m’emmène à la Manche se dit de Troyes, bêtement je prononce « bonneterie » (elle triomphait dans la célèbre foire de Champagne médiévale d’où naquit le capitalisme mondial), il me révèle que l’ultime bastion, la marque Petit Bateau, s’est effondré l’an passé sous les coups du textile chinois, me vient aussitôt le Petit Beurre de Nantes, récemment acheté par une multinationale qui se désintéresse de la célèbre équipe de football au maillot jaune comme beurre.

furieux le bonus ! furieux Obama !

Président depuis 10 jours, Obama ne mâche pas ses mots face aux banquiers se versant pour conclure l’exercice 2008, celui de leur faillite, d’énormes bonus personnels, l’argent de l’État et du peuple américain qui vient de renflouer leur boutique. (…) De hautes flammes magnifiquement infernales couvrent l’Australie du Sud, où règne hors incendie une chaleur de 48°C, 18 personnes sont mortes… mes amis automobilistes, chers congénères austraux et boréaux, continuent d’appuyer sur l’accélérateur pour gonfler l’effet de serre.

Journal de l’extrême soir : non plus 18 mais 30 morts. Le sport : il souffre ; appauvris, les sponsors le délaissent, ces hommes d’affaires qui exigent des victoires sublimes et donc le dopage.

La passion du banquier : « Vous comptez en centaines, je compte en milliards, je suis grand. » Sa fureur, quand il se décerne le bonus, me semble incendiaire, m’enflamment les fêtes somptueuses célébrant l’anniversaire du président à vie d’un État affamé, l’orgueil d’un bureaucrate appliquant des recettes qui cette fois-ci ont capoté et l’arrogante servilité de médias vantant tel P.D.G. qui « transforme tout en or », notamment la misère.

Au réveil de 8h10, il ne restait du rêve que le brun d’une petite tête, celle d’un technocrate onctueux et redouté d’Hachette que ma mémoire n’identifie pas. Je ne sais quel pouvoir il a sur le rêveur (moi) ; de loin, depuis le vague, il imprime un mouvement désagréablement contraignant à mon corps. Serait-il un médecin autoritaire ? C’est un répresseur, le mot s’applique à des molécules. Ainsi, à ma santé menacée qu’assistent des remèdes s’associa dans mon cerveau la tête de banquiers bellement obstinés (fureur, rigueur) qui se partagent la partie gains du bilan, distincte de la colossale partie pertes.

Ce soir, sur mon écran, apparaît comme dans un rêve la tête de Chirac, sortie, jeune ou presque, de la cave aux archives : campagne présidentielle de 2002 (il a 70 ans). Il nous annonce une recette (un remède), la croissance s’accroîtra, le chômage diminuera : « Travailler plus ! », gain crée dépense, dépenses créent emplois. Il semble récurremment dérober son slogan au Sarkozy de 2007. Cadré par-dessus, il lève les yeux vers nous : « Travailler plus ! », ce n’est pas à nous qu’il parle mais à ses sponsors (Seillière ?) : « Maîtres, je vous ai bien entendus ! Écoutez ce que je déclare à ces cons. »

Puis vient le journal du soir extrême sur la chaîne France 3. Kouchner ! Non pas célébré ou montré, mais abattu. Le livre d’un certain Péan, qui jadis s’en prit à Mitterrand, décrit les mauvaises actions de Kouchner qui notamment passa par le Gabon dictatorial pour déposer de fortes sommes dans une association liée à son patrimoine. Sans le prudent préambule : « Voici les reproches de Péan », FR3 dresse à l’aide d’archives un portrait du petit Satan dont me répugnait depuis des décennies l’utilisation mécanique des médias et la stupide bienséance, car, aventurier éhonté, grand calculateur, il est bête, préférerais-je qu’intelligent il soit plus nuisible encore ?

La dénonciation du capitalisme se ramollit, on s’efforce de trouver des signes de reprise, ce qui restaurera la confiance, on ne plonge pas dans le sous-emploi qui grossit : vivons-nous déjà dans une ère post-nouvelle peu différente de l’ancienne ?

De nombreux lecteurs — dont l’aide m’est précieuse — me supplient d’arrêter mes gribouillis politico-économiques et de me tenir au-dessus de la Crise, voire au-dessous.

Un reproche voisin vise les multiples interventions du je théoriseur qu’un critique malveillant croquerait ainsi : « Je qui professe et caquette, je suis très fort, très malin. » Ce soir, j’ai une vision soudaine : je est une voix qui, ajoutée au texte bidimensionnel, lui donne tout son volume. Le personnage je qui, surgissant, théorise le texte dont il est « déjà » le héros-narrateur confère une actualité supplémentaire à l’existence que le texte réfléchit.

Vient de surgir devant moi un je qui n’est pas moi mais l’écriture, je sens avec la même soudaineté qu’un roman noir ne cesse de sortir de mes tripes, la tragédie d’un narrateur avançant parmi les détails des rues et des entrepôts aux vitres éclatées et galopant sans souffle dans le souterrain entre des cageots de légumes comme ferait un tueur à gages traqué par le réseau de ses commanditaires qui, pour parachever l’opération, doivent le mettre à mort. De ces vues fugitives, le narrateur, attentif à leurs relations, constitue une trame, un fait politico-économique apportera une perspective au brin d’herbe que le héros se plaît à goûter sur la colline, elle-même exposée aux rayons provenant du fin fond de l’Univers.Le plus souvent, ce n’est pas chez moi que la lourdeur politique abolit le charme de l’instant, mais dans le monde, me suggérant que je dois arrêter non pas de réfléchir cette lourdeur, mais d’écrire tout court dans une société et sur une planète dont la ruine a plus d’importance que mes réussites esthétiques.

Louise

Mon répondeur : j’entends « Anne », j’entends « Louise » ; « Louise est morte », déclare Anne. La même voix mal identifiable répète en des termes voisins l’information quatre heures après.

Je fis le numéro gravé dans le répondeur par la voix. Je dis : « Anne, ici Hubert. » J’entends la voix : « Luisa est morte. » Luisa Delambre ! Absente du Louise dont je me rappelle qu’il est le nom administratif de ma vieille amie, la plus « éternelle » des amies de ma mère, Colette Lucot, une tombe aurait pu sceller cette amitié, portant en lettres d’or 1930-1999.

Luisa somnolait comme à son habitude. À 14 h, Jane (non pas Anne !) vient la réveiller pour qu’elle déjeune — grignote. Luisa était morte. Jane ce soir remonte le temps, remonte à la fracture du col du fémur, atteinte irréparable ; après un an de lit, après des mois d’esquarres, incapacité de regarder la grosse boîte télé au pied du lit, Luisa prononce souvent l’étrange mot ASSEZ, mû par le verbe AVOIR : « Luisa en avait ASSEZ », elle avait TROP vécu. 

Toutefois, elle avait répondu à nos vœux coloriés de bonne année un discours téléphonique alerte, vantant de façon répétitive la gentillesse d’A.M., qui après moi avait longuement parlé avec elle.

En quelques minutes, un nouveau roman s’est noué. Luisa avait donné l’ordre de ne pas prévenir Martine, la fille de Janot, qui en l’an 2000 avait tenté de la faire interner, avec l’aide d’un ami psychiatre, pour vendre l’appartement que par héritage elle possédait pour moitié avec Julien, Luisa usufruitière. Avant d’appeler le seul être, moi-même, qui survive à L’Isle-Adam des années 30 et à une amitié de deux femmes inébranlable pendant 70 ans (inébranlable aussi en chacune l’instinct de lâcher des vacheries, brutal chez Colette, douceâtre chez Luisa), Jane a téléphoné à l’autre héritier, Vincent, fils du deuxième fils mort, Julien ; Vincent, mon partenaire dans l’ultime affection de Luisa après la mort de Julien adoré — que j’entends encore hurler au téléphone, hurler contre sa mère à laquelle il m’interdisait courtoisement de parler : « Je possède la moitié de l’appartement »=je suis ici le maître.

Quand Vincent, le petit-fils chéri, a appris de Jane qu’il devrait assurer les frais de l’enterrement, fureur l’a pris contre celle-ci : « Payez-le ! », puis : « Malgré l’interdiction de ma grand-mère, alertez Martine, nous partagerons les dépenses » ; partage résonne en moi dépeçage. Comme Jane s’étonne que manifeste une telle âpreté un jeune homme à la brillante situation et auquel sa mère a laissé un solide patrimoine, BONUS banquier s’impose à moi, la rigueur patronale, la vertu bourgeoise, la soif d’absolu : « Pas un centime, nous ne lâcherons rien, notre dû est légal », une fois encore je vois une tragique grandeur là où un vain peuple pourfend l’avidité… puis le faste que déploient les stars du showbiz et de la finance lui procure un trouble plaisir.

Un balayage électronique avait imposé l’Absoluité de l’Argent et retiré l’essentiel : toute une vie, mienne, depuis la promenade à L’Isle-Adam en 1933 (Luisa a 19 ans), eau au soleil tordue par le toboggan, belle chair belles fesses nues des deux jeunes gens, Luisa entre les cuisses protectrices de Marcel Delambre — dont la limousine paressait sous deux arbres ombreurs. Dans cette eau mêlée de soleil, Janot Delambre et H.L. couvaient, qui bientôt naîtraient, avec Janot j’éprouverai l’immense bonheur de barboter dans le petit bain en 1938. Des décennies après, j’observe avec orgueil et modestie que tout cela, ces éclosions, ces retraits (les morts Delambre, les morts Lucot), contribue à l’accomplissement, ou bouclage, de ma propre vie.

Conversant — écoutant, surtout — j’avais marché vers la fenêtre de la cuisine, j’ai transmis l’appareil mobile à A.M. qui tronçonnait des carottes Vichy (coupe par le pouce, petits l’une et l’autre, énorme marmite à vapeur). Jane ajouta probablement des détails glauques aux portraits de Vincent aujourd’hui et de Martine nouant en l’an 2000 mille ficelles pour faire interner sa grand-mère, ils me parviennent par des frémissements non feints de ma compagne qui pourrait s’exclamer : « Quelle horreur ! » Je n’entends plus A.M. qui, l’appareil dans la main gauche, a quitté la cocotte que la droite verrouilla, je continue de regarder dans la cour :

Une jeune inconnue dans la cour, temps pluvieux, feuilles humides sur le sol cimenté, un sac (à provisions ?), un autre (« de femme »), cheveux longs, jolie ; le coude se casse, elle prend dans son sac-femme, OBLIGATOIREMENT, ses clés, à l’arrêt devant sa porte ; dans le logement sur cour que j’imagine petit mais agréable, elle sera SEULE — avec un enfant ? —, elle me présente toute une vie, et donc le vieillissement, la mort ?, en une fatalité qu’a dessinée la relation rapide entre de longs cheveux blonds et la clé invisible, entre la jeune femme et l’enfant caché. L’amour de l’argent s’est effacé, 76 ans s’imposent à moi depuis certaine partie de campagne à L’Isle-Adam, ils excèdent à peine mes 73 ans.

Luisa morte il y a quelques heures (je me rappelle avec une violente exactitude le cri de Jane dans le répondeur : « Hubert, Anne-Marie, Louise vient de mourir »), bientôt mort l’appartement du Champ-de-Mars où j’avais découvert à 2 ans (1937) le bonheur de la richesse et du confort, la glace à la crème fraîche dans l’assiette, les couverts en argent ; vifs à jamais la traction noire s’apprêtant à prendre la route de Vichy, par Riom — Vichy fort d’un grand magasin que videraient, et l’éclat de ses lustres, les pénuries de l’Occupation —, les beaux cadeaux « Delambre » au luxe non tapageur, depuis la Saint-Hubert 1938 jusqu’à la naissance d’Emmanuel en 1960, puis de Cédric, notre wagon-lit toucha les Alpes plusieurs fois, en Savoie, en Autriche, où les Delambre m’emmenèrent aux sports d’hiver avec Janot et Julien… ce soir, il ne restait que l’Argent, une Idée appauvrie des plaisirs qu’Il donne et dont j’eus ma part, l’Argent dur et austère, contraignant et contraint.

Demain, je sortirai vers le lac Daumesnil qui ouvre au Bois de Vincennes, je monterai dans l’un de mes autobus préférés, le 29. Près de la gare de Lyon, le trottoir du boulevard Diderot donnera un écho noir à ma blanche courette, une jeune femme l’anime, un oblique se dégage d’elle, qui ralentit inconsciemment mais de façon marquée, pour (je les devine) accomplir deux petits actes simultanés : puiser dans son sac et incliner son avancée jusqu’ici rectiligne vers le mur où, je le vois enfin, siège un distributeur de billets dans lequel la main sortie du sac insérera une carte.

Plongeant machinalement dans la cour de mon immeuble, j’avais regardé la femme et son enfant virtuel comme si celui-ci était un sentiment de la femme, une tendre idée, telle que le confort du petit lit et la brutale perfection du bordage, me représentais-je le graphe qui oscille en chacun de nous : en cet instant il passait par la femme — la femme dans la cour, la femme qui viendrait faire corps avec le distributeur de billets, la femme dans la mort —, plus précisément (si ce mot n’est pas abusif) il passait par son lien à l’enfant et me ramenait parfois, comme un nuage « revient », à Luisa, à Julien — l’enfant adoré, enfantine sa soif de gros vin, puérile sa soif d’argent et de revanche —, à Janot, à leur visiteur choyé, moi, un peu inquiétant : « À quoi pense Hubert ? », j’ai 3 ans.

Post-scriptum

Hubert Lucot est écrivain. Ce texte est extrait du livre en cours, Le Noyau de toute chose, qui prolonge Allégement (P.O.L, 2009).