Vacarme 50 / cahier

déchirer la grille

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Après l’expérience de la réécoute explorée dans un numéro précédent de Vacarme, le musicien Rodolphe Burger revient ici sur la double propension de la musique à jouer de la reprise et à la fuir coûte que coûte. C’est au cours d’une séance du séminaire qu’il a animé au Conservatoire de Strasbourg à l’invitation de sa directrice Marie-Claude Ségard et dont ce texte est une restitution sous la forme de fragments [1], qu’il raconte ainsi combien le projet d’Ornette Coleman lui a mis littéralement la puce à l’oreille et a initié le désir collectif de fonder le groupe Kat Onoma.

Aujourd’hui je voudrais essayer d’en dire plus sur cette obsession de la reprise sous laquelle se cache sans doute la question de l’obsession elle-même, et de ce que l’on appelle la hantise musicale. Cette puissance intrusive et obsessive du musical est un phénomène qui a été étudié notamment par le psychanalyste Theodor Reik, qui lui a consacré un livre (The Haunting melody).

[…] J’évoquais tout à l’heure le premier temps de la reprise : celle que j’ai pratiquée comme tout le monde, lorsque j’ai « commencé » à faire de la musique. Dans la plupart des parcours, cette pratique de la reprise est initiale. Elle est ce qui tient lieu de Conservatoire aux musiciens autodidactes en général, qui commencent toujours par reprendre.

Je voudrais évoquer maintenant un deuxième temps de la reprise, c’est le moment où j’ai repris la musique. J’ai pratiqué le rock de manière spontanée de l’âge de onze ans à l’âge de seize, dix-sept ans ; et j’ai arrêté à seize, dix-sept ans, avec l’idée que j’avais absolument fait le tour de mes possibilités dans un contexte comme celui-là. Jamais de la vie je ne pensais revenir un jour à cette forme-là, celle d’un groupe de rock… Je suis parti sur tout à fait autre chose : la philosophie. Je peux même dire que la philosophie aura été pour moi une sorte d’antidote à ce que je percevais comme insuffisance dans ma culture de l’époque et où le rock occupait une place centrale. C’est donc bien après, en 1980, que j’ai repris la musique, cette fois comme antidote à la philosophie. À ce moment-là, la question de la reprise s’est posée tout à fait autrement. Il se trouve que je continuais bien sûr à écouter du rock et toutes ces musiques que j’aimais, mais j’en écoutais quand même beaucoup d’autres, notamment du jazz, un certain jazz. J’allais aux concerts, j’écoutais énormément de musique et quelque chose me fascinait littéralement : je pense particulièrement à l’exemple d’Ornette Coleman, la façon dont il trouvait une solution à un problème, un problème qui me paraissait généralisable. Il trouvait en effet une façon de résoudre, dans une forme musicale et une pratique particulière de la musique, une tension entre deux choses contradictoires. D’abord cette chose dans le musical lui-même qui tend à la répétition, à la reproduction. Et puis cette chose qui tend à l’inverse : à prendre la tangente, à produire une ligne d’invention pure.

Schönberg serait celui qui a tenté d’épouser absolument la ligne de la non répétitivité. Il représente l’effort de produire une musique qui ne se répète jamais, même à l’intérieur, qui est toujours en invention et sur une ligne de purs temps forts. Est-ce que c’est possible, est-ce qu’il y parvient ? Je crois qu’on peut en discuter et qu’il s’agit de la question même du moderne et du contemporain en musique. Mais il me semble que cette tension entre l’élément de répétition et celui d’une sortie hors de la répétition caractérise le musical en général. […] C’est le cas dans les musiques dites répétitives bien sûr, où il s’agit de produire à un moment donné autre chose que la répétition. Sinon, on s’ennuie. La répétition pure, c’est le degré zéro du musical. Il faut bien que quelque chose se passe et cet élément est ce qu’on pourrait appeler la ligne tendancielle. L’exemple d’Ornette Coleman, à cet égard, est vraiment fascinant.

Il démontre cela concrètement dans ses différentes propositions musicales ; mais il se trouve aussi qu’il en parle, de manière souvent imagée mais très suggestive. Il explique comment tout son projet musical vise à ce qu’il appelle « déchirer le plan » ou « déchirer la grille ». Dans le jazz, ce que l’on appelle « la grille » est ce qui laisse entendre les passages d’accords « sous » l’improvisation. Chez Ornette Coleman, il y a clairement une prise de position pour dire : « Ça, c’est insupportable, la grille est anti-musicale, il faut absolument la casser, la briser. » Il est allé loin dans la destruction des cadres harmoniques. « Free music » ne voulait rien dire d’autre que ça : « Affranchissons-nous du plan, de la grille, du carcan, de l’harmonie traditionnelle, etc. » Mais ce serait banal si ce n’était que cela , si son geste n’était qu’un geste destructif ou insurrectionnel, un geste de révolte contre le poids des formes héritées ; cela ne ferait pas encore de la musique. Pour que cela devienne musical, il faut cet autre élément qui est tout à fait fascinant chez lui, à savoir une omniprésence de la phrase mélodique, sous des formes quelquefois extrêmement simples, rudimentaires, de l’ordre de la toute petite ritournelle enfantine, de la « petite phrase ». Quelquefois, c’est un tout petit morceau de gamme avec juste une petite note qui fuit, c’est presque rien, mais c’est insistant, omniprésent, la phrase n’est jamais « lâchée ». On pourrait presque dire que ces deux mouvements sont concomitants, que ce qu’il cherche à faire en cassant le plan, en déstructurant, en déchirant la grille, ce n’est rien d’autre que libérer cet élément-là. C’est une toute autre approche que celle de Schönberg. Chez Coleman, le but de la musique n’est pas de produire de l’inouï puisque, au fond, on peut se demander si l’inouï existe tout simplement. La ligne de Coleman consiste davantage à dire : « Il s’agit de produire un son inouï qui, en réalité, ressemble comme deux gouttes d’eau à quelque chose de très ancien, d’oublié, qui est enfoui dans la musique. » C’est un double mouvement, qui revient d’une part, à reculer la musique, à la défaire, à la mettre à distance, à la déconstruire, et d’autre part, à faire entendre un élément musical enfoui et qui est justement ce que la grille, le plan (the map) occultait. C’est très clair à l’écoute (je vous recommande par exemple de jeter une oreille sur son double album In all languages). Cette musique est toute entière tendue vers une espèce de ligne lyrique pure, affranchie de tous les codes. […]

Quand j’ai recommencé à faire de la musique, j’étais fasciné par ce phénomène et par cette problématique-là, y compris par rapport au rock. La question de recommencer à faire du rock dans les années 1980, qu’est-ce que ça voulait dire ? Quand on n’a plus quatorze ans, quand on a connu d’autres choses, est-ce que cela veut dire remettre la panoplie, le blouson de cuir, c’est-à-dire régresser, revenir en arrière et rejouer au passé ? Évidemment non. Alors qu’est-ce qui, au juste, dans le groupe Kat Onoma nous aimantait, nous rassemblait autour de cette idée d’essayer de faire encore quelque chose avec le rock qui soit, ni de la reprise pure et simple, ni du revival ?

On ne voulait pas revenir en arrière, on voulait essayer d’intégrer des éléments de l’expérience musicale que nous avions pu avoir, ou que nous avions pu approcher, même de loin : la musique improvisée, la musique répétitive. On écoutait des musiques africaines, du blues, toutes sortes de choses. Comment faire pour faire entrer un peu de ces autres éléments dans une forme — le rock — qui par définition semble hermétique à cela, qui se doit d’être rudimentaire et homogène et de coïncider implacablement avec elle-même pour être efficace ? Le rock ne supporte pas le deuxième degré, l’ironie, la mise à distance. Le rock doit être joué de manière naïve, investie, pour être simplement plausible. En même temps, on ne pouvait pas ne pas être dans une certaine distance, qui provenait de nos autres expériences, et aussi de la simple prise en compte de l’histoire (être né en 1957, comme c’est mon cas, c’est avoir l’âge exact du rock’n’roll). Nous étions donc dans une problématique de reprise du rock lui-même. Qu’allait-on faire avec cette chose incandescente qui continuait de vivre, pour nous, absolument comme un point désirable ? Est-ce que l’on est parvenu à mettre en forme cette chose et à la communiquer ?… En tout cas, c’est ce projet-là qui nous rassemblait, c’était notre longueur d’onde.

Notes

[1Les actes du séminaire animé par Rodolphe Burger (Variation sur la reprise, Éditions du Conservatoire de Strasbourg) sont à paraître en 2010.