l’atmosphère, bien commun très politique

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La menace climatique impose de gérer l’atmosphère comme un bien commun, mais il reste difficile de faire rimer humanité avec communauté. Si, comme l’a montré la Conférence de Copenhague, le processus des négociations sur le climat est menacé par l’enlisement bureaucratique, soutenir les institutions internationales impose de les rappeler aux conflits politiques révélés par la question du climat : qu’ils touchent aux modes de vie, aux choix technologiques ou à l’exigence de justice, ces conflits constituent autant de points de mobilisation.

On pourrait commencer par un morceau de rhétorique mobilisatrice : nous sommes confrontés à des problèmes environnementaux identifiés (climat, eau, biodiversité, approvisionnement énergétique…) et même quantifiés (mesure de la dégradation actuelle, projections sur l’avenir, objectifs à atteindre). Ces problèmes mettant en cause la durabilité de la vie humaine sur la Terre, ils concernent toute l’humanité. Nous devons donc les affronter politiquement, puisque c’est l’affaire de la politique que d’élaborer ce qui est commun et d’organiser l’action qui s’y rapporte.

« Nous ». Qui, « nous » ? Une communauté de problèmes environnementaux suffit-elle à constituer un sujet politique collectif ? Peut-on même parler d’une communauté de problèmes, entre les pays du Nord, les pays du Sud pour qui le développement reste une priorité légitime, la Chine qui devient la base industrielle de la planète ? Comment faire un « nous » avec tout cela ? Ici-même, face à un système politique qui tend spontanément à défendre les « avantages compétitifs » nationaux, les énergies individuelles restent quelque peu désorientées. Les problèmes environnementaux sont appréhendés sur le mode d’un savoir prospectif et d’une inquiétude diffuse, et non comme une difficulté vécue. Chacun se retrouve inscrit dans un système technique et économique inéluctable où toute incitation fonctionne aussi comme un signal d’alarme. En prenant ma douche ou un sac plastique, ne contribué-je pas à l’apocalypse future ? La culture de la modération doit-elle s’étendre aux appareils scientifiques et médicaux ? Peut-on faire fonctionner à l’énergie solaire une IRM ou un accélérateur de particules ? Bref, l’homo occidentalis écologiquement concerné risque de se retrouver écartelé entre la culpabilité, l’impératif catégorique d’une conversion personnelle (« tu dois changer ta vie » — mais comment et avec qui ?), l’attente de la révolution mondiale, et la rêverie utopique sur l’ « écologie généralisée » selon Gorz ou Guattari, à quoi nous sommes incapables de donner un semblant de réalité ici — alors en Chine ou dans l’Iowa….

Pour sortir de cette désorientation, et se donner les coordonnées d’une prise de position un peu claire, il faut reconfigurer politiquement les débats, en dessinant des lignes de partage ou de conflit susceptibles de structurer l’espace du politiquement discutable et de clarifier nos perspectives. Dans cet ordre d’idées, libre à chacun de prendre part à la recomposition de l’écologie politique qui se joue autour d’Europe Écologie. On voudrait ici esquisser une réflexion sur autre chose : le type de responsabilité qui peut nous attacher aux institutions en charge des problèmes environnementaux mondiaux, et plus précisément les Conférences des Parties (COP), architecture institutionnelle destinée à organiser l’action collective des États engagés par la Convention des Nations Unies sur le Changement Climatique.

la difficile construction d’un bien commun

Deux raisons au moins légitiment ce type d’institutions. D’une part, la globalité des problèmes environnementaux reconduit à l’échelle nationale le sentiment d’impuissance individuelle. Une régulation internationale est nécessaire. D’autre part, face à une telle menace, l’action ne peut attendre que les gens prennent conscience des problèmes lorsque leur vie en est directement affectée. L’agir efficace doit être préventif, et la prudence au long cours ne peut se rendre effective que par le biais d’autorités institutionnelles exerçant leur pouvoir sur la durée. Cependant, l’histoire passée des institutions internationales fait douter de leur efficacité. Peut-on espérer que cette fois, la connaissance des enjeux va favoriser la coopération ? Le résultat le plus tangible des COP est le consensus cognitif sur la menace climatique et ses causes anthropiques, qui a imposé officiellement la conclusion que l’atmosphère ne peut rester dans le régime d’accès libre conduisant fatalement à une surexploitation de sa capacité à recycler les gaz à effets de serre (GES). [1]

La conséquence est que l’humanité doit parvenir à gérer cette capacité comme un « bien commun » : un « bien » (éventuellement évaluable et susceptible d’entrer dans des échanges marchands) dont l’accès et l’usage soient régulés par des rapports coopératifs et non hiérarchiques, puisque dans les relations internationales il n’y a pas d’autorité coercitive. Les résultats modestes de la COP de Copenhague incitent à se demander si cette gouvernance institutionnelle en quête de consensus inter-étatique est bien capable de répondre à un tel défi. Mais avant de voir les problèmes induits par le fonctionnement des COP, il faut d’abord mesurer la complexité de leur tâche.

La théorie des biens communs, popularisée par le prix Nobel d’Elinor Ostrom, explicite l’accumulation des handicaps dans la gestion collective de l’atmosphère. Tout d’abord, à la différence du savoir et des biens numériques, qui ne peuvent ici servir de modèles, la capacité de l’atmosphère à recycler les GES est un « bien rival » : elle est réduite chaque fois qu’un usager émet des GES dans l’atmosphère, rivalité devenue un problème très concret au terme d’un processus historique d’exploitation de la ressource. La régulation s’impose, mais elle est plus compliquée, puisque chacun veut sa part du gâteau qui diminue. Et le caractère non-exclusif de la ressource n’incite aucun acteur à prendre soin de sa préservation. Ensuite, la probabilité de parvenir à une régulation coopérative est inversement proportionnelle à l’hétérogénéité des acteurs, déterminée par leurs capacités et leurs préférences. À cet égard, les relations internationales cumulent les difficultés, on y trouve toutes les combinaisons de puissances et d’intérêts : pays du Sud peu puissants immédiatement menacés par le réchauffement (petits États insulaires), pays émergents très puissants pour qui la croissance la plus forte possible le plus longtemps possible reste une priorité non négociable (Chine), pays du Nord qui en dépit de divergences de surface veulent tous conserver leur mode de vie et la croissance qui le soutient… La théorie des biens communs montre qu’une telle situation favorise les stratégies concurrentielles, et peut aussi aboutir à des accords robustes, mais inefficaces et inéquitables (comme une alliance entre les États-Unis et la Chine, réticents à des engagements de réduction d’émissions à court terme). Enfin, difficulté structurelle supplémentaire : la régulation est favorisée quand ceux qui assument les coûts ont des perspectives claires de bénéfices compensateurs (industries qui compensent les coûts de la régulation par leurs bénéfices sur un nouveau marché, comme l’essence sans plomb ou le remplacement du DDT par d’autres pesticides). Or, avec la réduction des émissions de GES, les coûts sont concentrés, et les bénéfices diffus. Le petit groupe des gros perdants (les industries pétrolières et automobiles, les exploitations forestières…), va agir contre la régulation plus efficacement que les bénéficiaires diffus, avec pour conséquence un haut degré d’instabilité régulatrice.

La gestion d’un bien commun n’a rien d’évident dans un monde dominé par des États souverains et des marchés concurrentiels. Du fait de la structure même des relations internationales, apparentée à un « état de nature », une entreprise de régulation coopératives aura toujours la dimension décevante d’un compromis trop lent, trop modeste, pas assez juste.

la dérive bureaucratique des COP

Dans un contexte aussi défavorable, la fonction des institutions internationales est de soutenir les stratégies coopératrives par des motivations institutionnelles appropriées, l’enjeu étant le séjour pacifique de l’humanité sur la Terre. On ne peut exclure que des « régimes internationaux », comme les conventions des Nations Unies sur le réchauffement climatique et sur la biodiversité, en soient capables. D’ailleurs, quelle alternative ? On doit ici rappeler que de tels régimes, en l’absence de pouvoir central et de hiérarchies claires, sont par essence des institutions complexes dans leur fonctionnement et leurs règles ; que les systèmes de régulation efficaces se mettent en place lentement ; que le processus des COP a imposé la question climatique sur l’agenda de la conscience mondiale et des États, et a donné aux revendications des pays en développement leur principal forum.

Force est cependant de constater que ce processus se laisse de plus en plus absorber par une tendance à la rationalisation bureaucratique, qui recouvre les confrontations politiques nécessaires. Avec la menace climatique, la communauté internationale est mise en demeure de parvenir à un accord, sans pouvoir prendre le risque du conflit. Ce contexte réduit les débats à la seule dimension de la recherche du consensus, avec deux conséquences fâcheuses. D’abord, l’évacuation bureaucratique de tout ce qui menace ce consensus : les négociations semblent n’avoir plus pour but que le maintien du processus de négociations lui-même, et non des mesures concrètes pour atteindre des objectifs concertés. La recherche du compromis conduit à différer sans cesse les arbitrages, et à remettre au futur les décisions coûteuses économiquement et politiquement, alors que la nature de la menace réclame une action préventive. « Conflit impossible, accord introuvable » : le consensus n’a plus pour objet que de sauver sa propre apparence. D’autre part, la rationalisation bureaucratique de la « vision commune » aboutit à une grammaire unique de formulation de tous les problèmes selon quelques axes inquestionnés : réduction des émissions par la création des marchés de permis ; recherche de solutions technologiques comme la capture et le stockage du carbone ; mécanismes de transferts financiers et technologiques.

On atteint alors le point où la rationalité bureaucratique entrave la poursuite de l’objectif de l’institution, à savoir la gestion collective rationnelle et équitable de l’atmosphère. Elinor Ostrom rappelle qu’en matière de biens communs, les arrangements institutionnels incitant à des stratégies coopératives supposent trois conditions : la confiance, l’efficacité socio-économique, et l’équité. Or, ces trois conditions sont autant de points de confrontation entre des conceptions politiques différentes. Le partage des connaissances sous forme de consensus scientifique ne suffit pas. Il faut aussi rendre crédibles les engagements. La stratégie du « bon élève » revendiquée par l’Europe, et qui en soi est toujours soupçonnée d’être un moyen de pression, est discréditée quand les objectifs annoncés en matière de réduction d’émissions ne sont pas au rendez-vous. Il est donc essentiel de se battre politiquement pour que l’Europe tienne ses engagements. Les systèmes de marchés de permis d’émission (systèmes cap-and-trade, comme le marché carbone) peuvent être des instruments de régulation coercitive flexibles et efficaces. Mais tout dépend du mécanisme de distribution des permis, et de la création d’un marché qui incite fortement les acteurs à réduire leurs émissions, et cela aussi relève de décisions politiques, tout comme l’ouverture d’un débat, forclos à l’ONU, sur les autres instruments disponibles (choix d’organisation industrielle, planification urbaine, infrastructures). De même, la recherche de solutions technologiques ne devrait pas recouvrir le débat sur les modes de consommation de l’énergie et les modes de vie. Il est scandaleux qu’en France on ait tant de mal à organiser une controverse publique sérieuse sur le nucléaire et sur la politique de soutien étatique à l’innovation technologique, qui favorise systématiquement les grands groupes industriels. Le greenwashing de l’État français revient, outre un saupoudrage de mesurettes marginales, à soutenir la technologie liée aux énergies renouvelables du strict point de vue des perspectives d’exportation, puisque pour la consommation intérieure, on se repose sur le nucléaire. Il s’agit de décisions qui engagent l’avenir en restreignant considérablement l’espace futur des choix possibles ! Ni à l’ONU, ni à l’échelle nationale, on n’organise de confrontation entre les scénarios énergétiques de l’Agence Internationale de l’Énergie et de Greenpeace (qui refuse le nucléaire et la capture du carbone). Enfin, aucune régulation n’est envisageable sans d’importants mécanismes de compensation de l’hétérogénéité. La gestion de l’atmosphère confronte la population mondiale à des problèmes concrets d’équité : la « dette écologique » des pays développés envers les pays en développement, du fait de leur responsabilité historique dans le taux de concentration de GES dans l’atmosphère, et l’inégalité des taux d’émissions per capita. La mise en place d’une coopération réglée entre des acteurs hétérogènes pose d’énormes problèmes de justice, et n’a aucune chance d’aboutir si on ne s’y confronte pas. Les pays du Sud ont une longue expérience d’engagements non tenus. Ils ne croiront pas à des déclarations d’intentions. Les mécanismes de transferts financiers et technologiques sont insuffisants, et se substituent au débat politique sur l’annulation de la dette des pays en développement au nom de la dette écologique.

L’action des écologistes et des altermondialistes qui dénoncent « Flopenhague », après avoir largement suscité l’attente d’un événement géopolitique hautement improbable, relève d’une stratégie politique de pression sur les institutions internationales, qui, si on les laisse fonctionner en vase clos, tendent à évacuer les arbitrages difficiles et les alternatives décisives. Cette action doit être relayée au niveau national par une mobilisation politique sur les points de conflictualité qui viennent d’être rappelés. La menace climatique n’a d’autre réponse que la gestion de l’atmosphère comme un bien commun de l’humanité, qui requiert des régimes institutionnels capables d’orienter l’hétérogénéité des intérêts vers des procédures de décisions collectives et des stratégies coopératives. Il est vain de rejeter ces institutions au nom d’une critique globale de la techno-bureaucratie. Il faut au contraire soutenir leurs potentialités de régulation. Mais la meilleure manière de les soutenir est de repolitiser le débat technocratique, et d’abord ici-même, dans le débat public, contre notre gouvernement. On devrait au moins essayer, ce serait plus intéressant que de continuer à flipper en prenant sa douche.

Post-scriptum

Pierre Lauret est directeur de programme au CIPh ; il y co-dirige le séminaire « Horizons de l’écologie politique », 11 mars-20 mai 2010.

Notes

[1Sur ce consensus scientifique, voir l’entretien avec Hélène Guillemot, page 31.