Retour vers le futur proche
par Michel Feher
Le néolibéralisme n’est-il qu’une résurgence vengeresse d’un libéralisme dont les politiques keynésiennes avaient un temps endigué les ambitions et la sauvagerie ? Faut-il envisager le préfixe « néo » comme une contraction d’« ultra » et de « pan », de sorte que l’ère néolibérale serait celle où des libéraux impudents et hégémoniques assurent les triomphes respectifs du marché sur l’État, de l’appropriation privative sur le partage et de la compétition sur la coopération ? À contre-courant de ce diagnostic, un nombre croissant d’auteurs, le plus souvent inspirés par les analyses de Michel Foucault dans ses cours de 1979 au Collège de France, s’ingénient plutôt à pointer les différences de nature entre libéralisme et néolibéralisme. La série de textes qui composent cette ligne participe d’une telle entreprise. Il s’agira successivement d’esquisser la définition d’une gouvernance entrepreneuriale, d’un mode de gestion de la chose publique et enfin d’une condition proprement néolibérales. Chemin faisant, on tentera de montrer que les maîtres mots du néolibéralisme ne sont pas le profit, la concurrence, la privatisation et l’intérêt, mais bien plutôt le crédit, le consensus, l’externalisation et l’appréciation.
Donné pour mort à l’automne 2008, le néolibéralisme semble avoir pleinement retrouvé la santé. En témoigne la belle assurance des banquiers qui ne craignent pas d’afficher leurs brillants résultats. Pour expliquer ce prompt rétablissement, il convient d’abord de rappeler que si le règne néolibéral procède bien de la libéralisation des mouvements de capitaux initiée dès le début des années 1980, ses traits les plus distinctifs ne l’apparentent guère au libéralisme, fût-il « ultra ».
Du point de vue de la microéconomie, soit de la discipline de prédilection de ses adeptes, le néolibéralisme renvoie à un mode de gouvernance entrepreneuriale que la fin de la guerre froide a rendu hégémonique : c’est en effet à la faveur de la dérégulation des marchés financiers et de l’essor de ses principaux bénéficiaires — les banques d’investissement et les fonds de placement —, que les grandes entreprises vont subordonner le souci de pérenniser leur profitabilité, préoccupation proprement libérale, à celui de susciter une élévation rapide de leur valeur actionnariale. Autrement dit, la priorité de leurs dirigeants ne résidera plus tant dans l’optimisation sur le long terme des profits tirés de leur activité industrielle et commerciale mais plutôt dans l’entretien à court terme de leur crédit auprès des brasseurs de capitaux.
Opter pour une telle stratégie revient à miser sur l’instabilité structurelle des marchés financiers, c’est-à-dire sur le fait qu’à la différence des biens et services marchands, les actifs sont d’autant plus demandés que leur prix augmente. Contraire à la loi, chère aux économistes libéraux, de l’équilibre spontané de l’offre et de la demande, le cercle vertueux entre l’enchérissement des titres et l’appétit des acheteurs permet d’envisager que le volume des transactions dont les produits financiers font l’objet croisse indéfiniment [1]. Sans doute objectera-t-on que les spéculations à la hausse n’ont qu’un temps et qu’une fois les investisseurs persuadés de la surévaluation du prix des actifs, leur défiance est à la mesure de l’enthousiasme qui l’a précédée. Il reste que le néolibéralisme entrepreneurial repose précisément sur la conviction que les humeurs des marchés peuvent être pilotées.
Bien plus, la bonne conduite de leurs mouvements, c’est-à-dire l’entretien d’un climat de confiance dans la persistance d’une conjoncture favorable aux affaires, constitue l’objet principal de la gouvernance néolibérale. Ses praticiens n’appréhendent donc pas la formation de bulles spéculatives comme un phénomène qui viendrait parasiter l’économie réelle mais au contraire comme le mode privilégié de création de la richesse. Loin de s’inquiéter de l’euphorie boursière, ils envisagent l’aptitude à la susciter comme l’attribut le plus désirable d’une gamme de produits, et par conséquent comme le principal critère d’allocation des ressources.
En dépit de ce qu’affirment souvent les contempteurs du capitalisme dérégulé de l’après-guerre froide, ce n’est pas à une déconnection de la finance et de la production matérielle que procède le néolibéralisme entrepreneurial : celui-ci œuvre plutôt à un aménagement de la seconde en fonction des exigences de la première. Car s’il est vrai qu’une entreprise ne trouve pas toujours un reflet exact de ses résultats économiques dans le prix du titre qu’elle émet, en revanche, la recherche de la performance financière s’impose désormais à elle comme le principe qui régit ses choix industriels et commerciaux.
Pour fonctionner, un pareil régime n’a pas seulement besoin de dérégulations. Son entretien repose en outre sur un dispositif à quatre tenants.
Premièrement, afin de conjurer les doutes sur le bien-fondé de ses orientations, il requiert des agences de notation dont le travail consiste à n’évaluer les entreprises qu’en fonction de leur proche avenir boursier.
Deuxièmement, l’euphorie qu’il s’agit d’alimenter nécessite l’élaboration de mécanismes de dispersion des risques capables de rassurer les investisseurs et, ce faisant, de prolonger la durée de vie des anticipations haussières.
Troisièmement, l’étanchéité de l’univers autoréférentiel constitué par les entreprises, les prêteurs et les agences de notation exige des employés dont le zèle est assuré par l’indexation de leurs rémunérations sur les résultats boursiers de leurs employeurs.
Enfin, quatrième et dernier point, le contrôle des tensions sociales générées par l’élection du rendement financier au rang de critère de sélection des activités économiques suppose le secours de pouvoirs publics dont l’activisme se manifeste de deux manières.
D’une part, il revient aux gouvernements de gérer la transition entre l’éclatement d’une bulle et la formation de la suivante en organisant la socialisation des pertes et le renflouement des pourvoyeurs de crédit. D’autre part, il leur appartient également de conjurer le mécontentement des exclus de la distribution des dividendes en leur permettant d’emprunter les moyens de leur consommation et, autant que possible, les attributs de leur appartenance à la classe moyenne.
En incitant les foyers modestes à éprouver leur autonomie dans la souscription d’un emprunt individuel, et corrélativement à considérer les transferts sociaux comme un assistanat humiliant, les gouvernants néolibéraux cherchent moins à équilibrer leurs budgets qu’à drainer de nouvelles liquidités vers les marchés financiers — grâce à la titrisation des dettes — et surtout à coopter les salariés. Une fois endettés, ceux-ci tendront en effet à désirer des politiques fiscales adaptées à leurs obligations de remboursement et plus généralement à identifier leur sort avec celui de leurs créanciers. À la différence du libéralisme, peu capable de masquer les conflits d’intérêts entre travailleurs et détenteurs de capitaux, le néolibéralisme s’emploie donc à forger une réelle solidarité de destin entre prêteurs et emprunteurs, en dépit des inégalités qu’il creuse.
D’une manière générale, le rôle décisif que jouent les pouvoirs publics dans l’encadrement de la culture d’entreprise néolibérale s’accorde assez mal avec ce qu’on attend généralement d’un État libéral. L’assurance de sauvetage dont bénéficient les prêteurs imprudents vise en effet bien plus à conforter le consensus des marchés qu’à y préserver la libre concurrence — laquelle commanderait au contraire de laisser couler les financiers irresponsables — tandis que l’encouragement à l’endettement privé consiste bien moins à « laisser faire » les acteurs économiques qu’à assurer leur interdépendance (voir encadré page suivante).
C’est d’ailleurs la solidité du lien entre les espoirs que les débiteurs sont fondés à nourrir et les dividendes escomptés par les créanciers qui permet de comprendre pourquoi le néolibéralisme est sorti indemne, voire renforcé, de la crise des subprimes et de la récession qu’elle a induite. Car même si nombre de commentateurs ont alors claironné le retour de l’État et du keynésianisme, pour leur part, les gouvernements occidentaux ont très rapidement décidé que le surcroît de dépenses publiques auquel la situation économique les contraignait de consentir serait financé par des emprunts et non par une augmentation des recettes fiscales. Et comme il n’était pas davantage question pour eux de demander à leurs électeurs de souscrire à leur politique en achetant des bons du Trésor, c’est bien sur les marchés financiers qu’ils ont collecté les fonds nécessaires à leurs plans de relance.
Les pourvoyeurs de crédit ne se sont certes pas fait prier pour accorder les prêts qui leur étaient demandés, mais non sans imposer leurs conditions. Ainsi, les investissements publics destinés à amorcer la reprise économique ont beau être portés au compte de la croissance « verte » ou du retour des emplois, c’est bien l’évaluation de leur rendement financier à court terme qui a présidé à leur sélection. Quant à la moralisation du capitalisme dont certains dirigeants n’ont pas hésité à se réclamer, elle ne les conduira évidemment pas à censurer des pratiques chères aux financeurs de leur politique.
Redoutable facteur de cohésion sociale — au sens où il contraint gouvernants et particuliers à prier pour le salut de leurs créanciers — le néolibéralisme n’est pas davantage dépourvu de cohérence en termes d’avantages comparés, notamment pour les pays les plus développés. Ceux-ci se caractérisent à la fois par des sols dépourvus de matières premières rentables et par une main d’œuvre moins exploitable que celle des pays émergents — en dépit de l’assouplissement continu du marché du travail : aussi leur est-il plus commode de confier l’entretien de leur prospérité à l’ingénierie du crédit que de le faire dépendre d’une relance des investissements productifs — ou d’y renoncer afin de sauver la planète.
Sans doute s’agit-il d’une stratégie intenable dans la durée. Reste que la perspective d’un désastre assuré à long terme ne suffit pas toujours à mobiliser les sociétés les plus riches ; surtout lorsqu’à court terme, nulle menace ne pèse sur leur crédit. Tant les nations qui tirent leurs revenus de l’exploitation de la force de travail que celles qui bénéficient d’une rente générée par l’extraction des ressources naturelles doivent en effet leur croissance à leurs exportations vers les régions où règne le consumérisme. Leurs gouvernements ne sont donc aucunement enclins à précipiter la faillite de leurs principaux clients en cessant d’acquérir les obligations qu’ils émettent.
Viendra-t-il néanmoins un moment où les populations dont le comportement hâte la catastrophe sacrifieront leur confort immédiat à la survie collective ? C’est en tous cas dans sa capacité à conjurer cet instant fatidique que se manifeste le génie du néolibéralisme. La technologie gouvernementale qu’il déploie se distingue en effet par son aptitude à concentrer l’attention des gouvernés sur l’anticipation de leur futur proche, au double détriment de la sauvegarde du présent et de la préparation de l’avenir plus éloigné.
Là réside le caractère scandaleux de la gouvernance néolibérale, puisqu’en privilégiant les spéculations financières sur demain, les entreprises qui l’adoptent apparaissent à la fois comme les responsables des drames sociaux d’aujourd’hui et comme les apprentis sorciers d’un après-demain invivable. Cependant, cet art du pari haussier est aussi la grande force politique des néolibéraux, dans la mesure où il leur permet d’associer les conduites qu’ils promeuvent à des avantages escomptables à brève échéance.
À l’inverse, les oppositions de gauche pâtissent de leurs difficultés à se projeter dans l’avenir immédiat. Leurs programmes s’efforcent bien d’allier la protection des acquis du passé et la promesse d’un autre monde à terme, mais pour cette raison même, ils ne parviennent guère à dessiner un futur proche en forme de passerelle à la fois crédible et enviable entre le présent et l’avenir lointain. Car même si l’histoire ne se répète jamais à l’identique, il peut sembler hasardeux de gager que la restauration des garanties d’hier fera de demain la veille d’un jour radicalement différent d’aujourd’hui.
Pour attenter à l’insolente santé du néolibéralisme, ses adversaires seraient donc bien inspirés d’investir le court terme pour leur propre compte : faute de s’interroger sur les contours d’une imminence souhaitable pour elle-même, plutôt qu’au seul regard des menaces que la gestion actuelle des ressources fait peser sur la survie de la planète et de ses habitants, ils risquent en effet de s’abîmer entre une nostalgie qui suscite plus de sanglots que d’espoir et l’annonce un peu incantatoire d’une révolte qui gronde. Face à l’orchestration néolibérale des anticipations haussières, il appartient plutôt à ses détracteurs de définir leurs propres critères d’accréditation, mais aussi de les faire valoir en se donnant les moyens de peser sur les « notations » de l’activité économique et sociale. Autrement dit, il s’agit de montrer qu’une autre spéculation est possible.
une autre histoire du néolibéralisme
Qu’il faille distinguer l’avènement de l’ère néolibérale d’un retrait de l’État, c’est déjà ce qu’affirme Michel Foucault dans ses cours de 1979 au Collège de France. À l’origine d’une considérable littérature (on peut notamment citer Andrew Barry, Thomas Osborne, Nikolas Rose, Foucault and Political Reason. Liberalism, neo-liberalism and rationalities of government, The University of Chicago Press, 1996, Thomas Lemke, Eine Kritik der politischen Vernunft — Foucaults Analyse der modernen Gouvernementalität, Argument, 1997, Barbara Cruikshank, The Will to Empower. Democratic Citizens and other Subjects, Cornell University Press, 1999, et plus récemment, Wendy Brown, Les habits neufs de la politique mondiale. Néolibéralisme et néo-conservatisme, Les prairies ordinaires, 2007, Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La découverte, 2009 et Myriam Revault d’Allonnes, Pourquoi nous n’aimons pas la démocratie, Le Seuil, 2010), l’enquête menée dans Naissance de la Biopolitique associe la transition du libéralisme au néolibéralisme à l’abandon de l’adéquation entre le fonctionnement du marché et une rationalité naturelle ou spontanée qu’il conviendrait de préserver en limitant les interventions parasitaires du gouvernement dans l’organisation de l’économie et du commerce. Selon Michel Foucault, c’est précisément pour cette raison que les membres de l’école ordo-libérale allemande peuvent être considérés comme les premiers néolibéraux. Pour ces inspirateurs du « miracle allemand » de l’après-guerre, la libre poursuite des intérêts privés demeure sans doute le système optimal du point de vue de la prospérité publique mais, pour autant, son organisation ne résulte pas de la conduite spontanée des agents économiques : elle a au contraire besoin d’être instituée, protégée et même constamment entretenue par une « politique de la société » potentiellement aussi interventionniste que celles qui sont menées par des gouvernements dirigistes. Autrement dit, aux yeux des promoteurs de l’ « économie sociale de marché », l’entretien d’une économie libérale est chose à la fois trop sérieuse et trop fragile pour être abandonnée au « laisser faire » des individus. Si bon nombre de critiques du néolibéralisme s’accordent donc à dissocier celui-ci du règne de l’État minimal prôné par la doctrine libérale, en revanche, à l’exception d’un disciple de Veblen tel que James K. Galbraith, bien rares sont ceux qui récusent l’identification de l’ère néolibérale à un âge de la concurrence généralisée. Même les lecteurs contemporains de Michel Foucault, qui se proposent pourtant de souligner l’écart entre libéralisme et néolibéralisme, ne s’engagent pas sur un tel terrain. Au contraire, citant les travaux des pères fondateurs de l’économie néolibérale — les héritiers du marginalisme autrichien que sont Hayek et Von Mises, Friedman, Stigler et les autres figures de proue de l’école de Chicago mais aussi les ordo-libéraux Röpke et Eucken — ils affirment que la technologie politique néolibérale ne vise pas autre chose que la formation d’individus concurrentiels — et compétitifs. En particulier, soutiennent-ils, la « politique de la société » ordo-libérale se donne explicitement pour fin d’assurer la pérennité d’un régime de concurrence entre des firmes de taille moyenne. Il reste que l’économie sociale de marché dont Röpke et Eucken sont les promoteurs a pour corrélat le capitalisme rhénan, c’est-à-dire l’industrie allemande des trois décennies qui ont suivi la fin de la seconde guerre mondiale. Le marché auquel ils se réfèrent est donc celui des biens industriels qui ont fait la richesse de la RFA, soit un marché soumis à la loi de l’équilibre de l’offre et de la demande dès lors qu’une réglementation et des interventions publiques judicieusement pratiquées y font régner une concurrence plus ou moins pure et parfaite. Or, comme l’ont bien montré les économistes de l’école de la régulation, tout autre est le marché des actifs financiers dont les conditions d’exercice définissent l’économie néolibérale depuis près de trente ans : les performances qui assurent son essor procèdent en effet bien moins de la compétition que se livrent les industriels que de la convergence des anticipations haussières auxquelles s’adonnent les investisseurs. En conséquence, c’est davantage du panurgisme des acteurs financiers que de la mise en rivalité des agents économiques que dépend aujourd’hui la reproduction du régime néolibéral.
Notes
[1] Cette caractéristique essentielle du néolibéralisme est fortement soulignée par les économistes de l’école de la régulation : voir en particulier l’ouvrage de Michel Aglietta et Sandra Rigot, Crise et rénovation de la finance, Paris, Odile Jacob, 2009.