Vacarme 51 / cahier

prosodie du jazz

par

Pourquoi le jazz était-il la musique de prédilection de Philippe Lacoue-Labarthe ? Qu’a-t-il apporté à son expérience d’écoute de la musique classique européenne avec laquelle son oreille s’est formée ? Quelle est cette capacité de véridiction qu’il entendait chez le guitariste James Blood Ulmer ? C’est en répondant à ces questions que Rodolphe Burger a entrepris de rendre hommage au philosophe, quelques jours après sa disparition en 2007, lors d’une séance du séminaire qu’il a animé pendant un an au Conservatoire de Strasbourg et dont nous publions pour la deuxième fois un extrait [1].

Je veux consacrer la séance d’aujourd’hui à Philippe Lacoue-Labarthe, qui nous a quittés le 27 janvier dernier. Philippe est l’une des premières personnes à laquelle j’avais pensé pour participer à ce séminaire. Je ne peux pas faire autrement que d’essayer, bien que cela soit difficile, de lui rendre un hommage.

Je crois que l’on peut considérer certains de ses textes (je pense à « L’Écho du sujet » [2] ou à Musica ficta, mais aussi à cette belle conférence pour enfants qu’il avait donnée au Théâtre de Montreuil éditée sous le titre Le Chant des muses) comme des sommets dans la pensée contemporaine du musical en général — ils reprennent la question de la musique au niveau de profondeur où l’avait placée Nietzsche. Philippe était littéralement hanté par la musique : c’est toute son œuvre qu’il faudra un jour relire à partir des deux « devises » qu’il plaçait en tête de « L’Écho du sujet » : « tout est rythme » (Hölderlin) et « toute âme est un nœud rythmique » (Mallarmé).

Toutefois l’invitation que je lui avais faite, et qu’il avait acceptée, s’adressait à l’amateur de musique qu’il était bien sûr aussi, éminemment. Sa culture musicale était immense, et il avait une oreille musicale que l’on pourrait qualifier de transcendantale. Mais une chose m’intriguait : sa musique de prédilection était le jazz. Le jazz était, comme il disait, sa « musique face à la musique », celle à partir de laquelle il écoutait toutes les autres. Or jamais il n’a écrit sur le jazz. Vous imaginez à quel point il aurait été intéressant de l’entendre nous parler de cette « passion secrète », qui aimantait toute sa pensée de la musique.

Pour nous aider à imaginer ce qu’il aurait pu dire, je vous propose de regarder un extrait du très bel entretien filmé qu’il a accordé en 2006 à son ami Jean-Christophe Bailly, et où il parle de musique.

À l’endroit où commence l’extrait, Jean-Christophe interroge Philippe sur le fait qu’il a toujours refusé d’être considéré comme un philosophe. Philippe s’en explique et ajoute qu’aussi bien il a toujours récusé l’appellation de « poète ». À ces deux « poses », soupçonnées d’« inauthenticité », il oppose la « tâche » d’écrire. Et lorsqu’il s’agit pour lui de définir cette tâche, c’est l’exemple de la musique qui s’impose. Jean-Christophe Bailly l’interroge ensuite sur le lien entre musique et verbe.

Projection des Entretiens de l’île Saint-Pierre, film de Christine Baudillon et François Lagarde (Production Hors œil)

« Philippe Lacoue-Labarthe : j’essaie de reprendre les termes de la question […] Tu as relevé trois mots : phrase, diction, prose […] ; dans la phrase, précisément, dont tu t’inspires, il y a le mot “juste” — le qualificatif “juste” — et c’est ça qui m’intéresse dans le fait d’écrire. “Juste”, je l’entends, en effet, en deux sens. D’une part, en un sens musical : “juste” comme chanter juste, jouer juste, ne pas manquer une mesure, ne pas faire une fausse note, ne pas prendre dessous dessus. Non pas respecter forcément une partition […] mais trouver la bonne tonalité. Et puis, bien sûr, je l’entends au sens de la justice, c’est-à-dire rendre justice à ce dont on parle. Or, je ne veux pas faire de la justice un terme emphatique parce que la justesse est trop impliquée dans la justice. Au fond, le parler faux est si constant et patent, de la scène psychologique à la scène politique, ou à la scène religieuse, qu’essayer de trouver le juste ton de la partition, c’est extraordinaire. […] Ce n’est donc pas simplement le refus de tout pathos, c’est essayer de trouver l’écho de la “véridiction”, la diction juste, qui ne serait pas forcément dans la forme de l’adéquation mais qui serait plutôt dans la forme du bon accord, au sens musical. Il y a le discours qui se tient, et puis il y a les situations, les choses du monde, les autres, l’intuition qu’on a de ce qui, par définition, n’est pas. Et c’est par rapport à cela qu’il faut essayer de s’accorder, comme on accorde un instrument de musique avec un autre instrument de musique ou la voix avec un instrument.

Jean-Christophe Bailly : Je voudrais que tu nous parles plus précisément de cela parce que le lien entre musique et verbe, disons, est quelque chose d’extrêmement peu creusé, surtout de nos temps, je crois.

Philippe Lacoue-Labarthe : C’est vrai. Un mot qui ferait lien pour moi, c’est le mot prosodie. […] Ce qui me touche énormément dans le jazz, c’est que j’y entends des phrases, au sens musical et au sens linguistique du terme. Si on est un tout petit peu attentif à la façon dont parlent les noirs américains, les blacks, et si on écoute leur musique, pas la peine d’écouter le rap, dans le jazz, tout est dit… (ce que je reprocherais au rap, c’est qu’il y a des paroles)… dans le jazz instrumental… dans le jazz instrumental, on entend des phrases, et dans le meilleur, on entend, quelquefois, un véritable dialogue entre deux instrumentistes ou trois qui jouent ensemble ou en alternance, c’est ça, je crois, qui est très important. Et c’est à partir d’ailleurs de cette écoute du jazz que j’ai pu réécouter, je dis bien réécouter — parce que j’ai été élevé dans un bain de musique classique européenne, de Bach à pas beaucoup plus loin que Brahms — enfin cette période de la musique européenne, j’ai pu la réécouter ensuite à partir du jazz parce que j’y ai reconnu ce phrasé, un phrasé, bien entendu, différent, avec un sens suggéré très différent, encore que… mais j’ai reconnu quelque chose qui se disait dans la musique, c’est ça qui fait que, s’il y a des sens différents (ce que je ne crois pas trop), c’est l’audition qui est chez moi prégnante, je crois, et je ne peux pas avoir de vision sans audition, ou inversement — je ne dis pas que la musique illustre des choses — ; et c’est cette écoute permanente de la langue aussi qui fait que j’ai envie d’écrire. »

C’est extraordinaire de voir à quel point quand il s’agit de l’essentiel — ce qui le fait écrire — c’est la musique qui fournit le schème, l’exemple.

C’est beau, ce que dit Lacoue-Labarthe de la « véridiction ». Il dit : il y a d’une part le discours (qu’il s’agit toujours aussi de soutenir), et puis il y a (il énumère) : la situation, les autres, etc. Il définit tout cela à partir de l’exigence de la véridiction, qui n’est ni la problématique du discours, ni celle du parler ou de la vérité au sens de l’exactitude scientifique, technique, ou métaphysique. Il s’agit d’autre chose. Il s’agit de savoir comment trouver le juste ton. C’est un art du tact, extrêmement précis, qui a toujours affaire à un ensemble de paramètres qui sont l’altérité, la situation. Cette exigence de justesse, évidemment, ne peut jamais être assurée, acquise, elle est toujours à relancer. Et la « situation musicale » en offre un exemple parfait : dans le fait de jouer ensemble, dans l’improvisation, de quoi s’agit-il d’autre ? Il s’agit d’être dans la justesse d’adresse, la justesse de réponse par rapport aux autres, dans un contexte qui est toujours singulier et qu’aucun appui discursif ne peut jamais étayer. La « situation musicale » est comme la métaphore concrète de toute situation éthique, le point de contact entre justesse et justice.

La fascination de Philippe pour le jazz vient de là, de cette extraordinaire capacité que révèle le jazz d’une « véridiction » qui ne passe pas par le discours, qui se passe totalement du langage articulé. Et il est évidemment très intéressant pour nous, par rapport à notre problématique de la « reprise », qu’il dise que c’est par le jazz qu’il a pu réécouter la musique classique, c’est-à-dire y entendre quelque chose. Quand on a baigné dans un certain ensemble culturel, ici la musique classique, il faut très certainement, à un moment donné, en sortir, écouter autre chose, pour pouvoir y revenir et y entendre justement ce qui y parlait, mais qu’on n’entendait plus. Le jazz était pour Philippe sa « musique face à la musique », parce que sa véridiction rouvrait l’accès à une « dictée » pure, débarrassée de tout horizon narratif, discursif, ou symbolique.

Le mot que je retiens, puisque lui-même le souligne, c’est celui de prosodie, dont il précise qu’il ne l’entend pas au sens strictement technique. Il y a plusieurs sens au mot prosodie, mais cela désigne notamment, dans la musique, l’art de l’ajustement de ce qui est proprement articulé : caler les syllabes, faire entendre les syllabes accentuées, celles qui ne le sont pas par rapport aux temps musicaux, etc. Ce n’est pas de cette prosodie-là dont Philippe parle. Ce qu’il entend par prosodie, c’est quelque chose de plus fondamental, qui concerne la façon de rythmer le dire quel qu’il soit, langagier ou autre.Ce mot prosodie, je le souligne donc, et je le retrouve à un autre endroit qui est comme un petit recoin secret dans l’œuvre de Philippe. Il se trouve dans Phrase (« Phrase XIV »). Dans ce texte, vraisemblablement écrit aux États-Unis, et dont Jean-Luc Nancy est le dédicataire, il est beaucoup question de Bach, et aussi de The Waste Land, le magnifique poème de T. S. Eliot. Mais au détour du texte, on tombe sur ceci, qui prend la forme d’une allusion cryptée, presque d’une devinette : « Mais la prosodie, c’est à Oakland qu’il fallait l’apprendre, de celui qui a le sang dans son nom. » C’est mystérieux, on ne sait pas de qui il s’agit. Et puis j’ai réalisé qu’il s’agissait de James Blood Ulmer, que Philippe était allé écouter dans un club à Oakland, la ville « noire » qui jouxte San Francisco.

C’est donc de James Blood Ulmer, le « nôtre », le guitariste de jazz et de blues, celui que j’ai eu le plaisir d’inviter ici même, au Conservatoire, pour une master class, et qui viendra aussi nous entretenir de l’« harmolodie » [3], c’est de James que Philippe déclare être allé recevoir une leçon de prosodie. Si l’on connaît un peu la musique de James Blood Ulmer, on comprend très bien ce qui a pu frapper Philippe chez lui : en effet, ce qui caractérise son jeu, c’est que « ça parle ». James joue comme il parle, il parle comme il joue, avec une diction répétitive, une façon de ressasser les mêmes petites phrases, des petites phrases extraordinairement éloquentes même si elles sont rudimentaires quelquefois. Parce que ce qui prime dans le dire, dans la diction, c’est le rythme : on peut donc faire une phrase avec une seule note sur un rythme. Blood Ulmer est un musicien prosodique.

Pour citer d’autres musiciens qu’il écoutait sans relâche, je crois que celui qu’il mettait le plus haut, c’était Miles Davis. Mais il aimait aussi énormément tout ce qu’on appelle le « jazz blanc ». D’ailleurs, il n’omettait jamais de rappeler que l’origine du jazz est multiple. Il rappelait souvent qu’il ne fallait pas oublier les Juifs, les Juifs d’Europe de l’Est notamment. Il se trouve que le « jazz blanc » a un peu souffert, en Europe surtout, des critiques de jazz qui ne s’intéressaient qu’au « jazz noir » : il fallait que le musicien soit noir. Un certain nombre de musiciens blancs, sous-estimés, en ont indiscutablement souffert. Philippe aimait beaucoup certains de ces musiciens, et notamment de ceux qui appartiennent à l’école de Tristano. Lennie Tristano est un pianiste qui a formé une école et cette école est surtout une manière de phraser. Il a notamment inspiré le phrasé de Lee Konitz, ou de Warne Marsh. Il aimait aussi beaucoup le jazz « West Coast », Art Pepper, Chet Baker, Gerry Mulligan, pour citer ses préférés. Là, on a affaire à des musiciens qui ne se concentrent que sur le son et le phrasé et qui ne prétendent pas faire une révolution harmonique (ils sont très loin de Coltrane de ce point de vue). Ils sont dans une certaine sobriété, ils approfondissent et creusent le sillon de la phrase, de la petite phrase. Leur affaire est celle de la « véridiction », de la recherche du son juste et de la pure diction.

Philippe écoutait aussi beaucoup Ornette Coleman, l’Art Ensemble of Chicago, Charlie Parker, en même temps que Bach, et Beethoven — surtout celui des derniers quatuors. Et puis il avait un rapport extrêmement difficile — ce qu’on peut comprendre — à Wagner. Derrière le génie, il voyait dans Wagner le moment de la catastrophe : catastrophe musicale, dans l’histoire de la musique, en tant que projet d’« art total » (et invention de l’art de masse) mais aussi — et plus gravement — catastrophe historico-politique. C’est dans Musica ficta qu’il commente notamment cette phrase étonnante de Heidegger, qui qualifie la rupture entre Nietzsche et Wagner de « grand tournant de notre histoire ».

Je voudrais pour finir, au plus loin de Wagner, faire écouter un morceau qui est pour moi un parfait écho à tout ce que Philippe dit du jazz, et de la façon dont le jazz l’a amené à réécouter la musique classique. Il s’agit d’un morceau de Lennie Tristano, qui fait presque le chemin inverse. Il est d’une sobriété totale et démarre avec une métrique presque classique : le timing n’est justement en rien ce timing caractéristique des jazzmen qui repose toujours sur le swing, c’est-à-dire un déplacement interne du temps, appelé syncope. On est dans une métrique droite, presque du Bach, mais minimalisé à l’extrême, exténué. Et puis, à un moment donné, vous allez entendre, ça évolue, ça « tourne » au blues et au jazz, c’est quelque chose qui arrive dans le phrasé, tout ça dans le même mouvement, dans le même morceau. Ce solo de piano, en hommage à Charlie Parker, est assez unique dans l’œuvre de Tristano, c’est certainement la chose la plus simple qu’il ait faite. Un parfait moment de prosodie. Cela s’appelle Requiem.

Écoute de l’extrait : Lennie Tristano, Requiem, Atlantic 7567-80804-2

Notes

[1Les actes du séminaire viennent d’être publiés sous le titre de Variations sur la reprise, Éditions du Conservatoire de Strasbourg.

[2Il s’agit du titre de la dernière partie de l’ouvrage intitulé Le Sujet de la philosophie. Typographies I, Paris, Aubier-Flammarion, 1979.

[3Le terme est une contraction des termes d’harmonie et de mélodie. Le concept d’« harmolodie » a été théorisé par Ornette Coleman dans les années 1950.