Vacarme 51 / cahier

Sur la défensive dits et écrans, vol. 2

par

Souffrance de cinéastes qui consacrent une partie de leur temps de travail à accompagner leurs films en salle sans rétribution, épuisement d’exploitants indépendants qui s’efforcent de maintenir leurs salles à flot : l’Action culturelle cinématographique est en crise. Cette crise doit être l’occasion de remettre en débat ce qui se joue et pense du cinéma dans le « hors-film » : les façons dont s’articulent aujourd’hui « idées du cinéma » et « idée du monde ». Lecture critique des textes de la SRF (Société des Réalisateurs de Films) et de l’Acid (l’Association du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion).

La Société des Réalisateurs de Films a lancé une enquête sur « La rémunération des réalisateurs en ce qui concerne leurs activités liées à l’Action culturelle ». Sur 141 réalisateurs interrogés, plus de 90 % ont confirmé (cf. « Hors d’œuvre », Vacarme n° 50) n’être pas rétribués lorsqu’ils accompagnent leurs films en salles. La SRF estime à « 300 euros bruts par jour » le montant d’« une rémunération équitable » pour ce « réel travail qui se situe dans la chaîne économique du film ». Elle préconise à cette fin la rédaction d’une « charte vertueuse portant tant sur les statuts que sur les rémunérations ou la définition du temps de travail », dont pourrait être garant un médiateur au sein du CNC. Les cinéastes réunis depuis dix-sept ans au sein de l’Association du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion — Acid — ont affirmé une conviction similaire dans un courrier daté de novembre 2009, intitulé De l’accompagnement des films en salles par des cinéastes et de leur nécessaire rémunération.

SRF et Acid partagent en outre le diagnostic d’une souffrance. La première note « une grande solitude et un grand isolement des réalisateurs », la seconde déclare : « Nos conditions de vie empirent, la coupe est pleine ». L’Acid est amère. Mais décidée. Après avoir décrit l’accompagnement des films par ceux qui les font comme un « bienfait », mais aussi une « nécessité » et une « chance », elle poursuit : « Cet engagement des cinéastes va évidemment bien au-delà de l’idée de la “défense d’un film”, drôle d’expression souvent utilisée bien que totalement inappropriée. Car les films n’ont pas besoin d’être “défendus”, ils se suffisent à eux-mêmes, ils n’ont nul besoin de mots et de débats pour être compris et aimés. Tout au plus ont-ils besoin d’être aidés à être vus… »

Deux problèmes se posent ici. Deux contradictions. La première, c’est la coïncidence d’un ton de déploration — « la coupe est pleine » — avec le refus nettement marqué d’adopter une posture de défense. La seconde, c’est le caractère incongru — pour dire le moins — d’une position en faveur de l’accompagnement de films dont il est dit dans le même temps qu’ils n’ont « nul besoin de mots et de débats pour être compris et aimés ». De quoi parle-t-on alors ? D’attirer les spectateurs dans les salles (« … besoin d’être aidés à être vus ») afin qu’ils puissent juger sur pièce combien les films « se suffisent à eux-mêmes » ?

Le lecteur manquera de tomber de sa chaise en découvrant le texte de l’Acid, surtout s’il est familier du beau travail de l’Association, et notamment de la forte programmation qu’elle a l’habitude de proposer à Cannes, où chaque soir un cinéaste vient présenter et soutenir le film d’un autre. Ayant frôlé la chute, le lecteur se redressera. Et se demandera s’il se pourrait que ces deux contradictions n’en fassent qu’une. Que démêler l’une, soit aussi démêler l’autre.

La lettre est exemplaire de la difficulté qu’éprouve l’Action culturelle à penser le « hors » du « hors-film », cette extériorité qui l’écarte et la rapporte au film. L’AC, dirait-on, est une aveugle qui, par grand vent, marche sans canne entre deux précipices. D’une part il ne faut pas que son « hors » s’éloigne trop du film, car alors elle ne tiendrait plus à rien. Précaution de bon sens, reconnaissons-le. Mais d’autre part il ne faut pas non plus qu’il s’y cramponne, car alors ce serait concéder que l’extérieur est nécessaire à l’intérieur : assumer que l’effort fourni répond à un défaut des films, une carence. Cela ferait manifestement souci. Comment l’éviter ? L’Acid paraît considérer qu’il suffit d’appeler « drôle » et « totalement inappropriée » une expression pourtant anodine : « défense d’un film ». Trop bégueule, trop négative. La rhétorique ne peut pas tout, hélas, et l’opération s’apparente moins à une démonstration qu’à un essai d’exorcisme. Voyez en effet comment l’Association se met d’elle-même dans l’obligation d’encourager une chose et son contraire : silence et parole, accompagnement et suffisance…

Cette contradiction mieux cernée, on peut remonter à l’autre, celle qui consiste à plaindre les cinéastes tout en refusant de plaindre les films. De quelle souffrance est-il question ? C’est celle que racontait Solveig Anspach, l’ennui des trajets en train, l’empêchement de travailler pendant ce temps-là à d’autres projets… Une errance, un vide. Mais ce vide va avec un autre, tout aussi angoissant : le vide d’une parole dont on imagine mal comment elle pourrait dûment s’articuler, étant censée apporter un supplément à ce qui n’a besoin de rien, satisfaire au commandement insolite d’un accompagnement qui n’accompagne pas. Les cinéastes sont à la peine, certes, mais parce que leurs paroles le sont : en souffrance d’une place, d’une nécessité. Leur solitude et leur isolement ne sauraient donc être envisagés sans prendre en compte la situation de ceux qui les invitent.

Des sources proches du dossier — je veux bien sûr parler de l’exploitation — racontent à ce propos une histoire qui n’est pas gaie. Il y a encore quinze ans, les exploitants des salles Art & Essai passaient les deux premiers jours de la semaine à choisir les films des semaines suivantes — la fameuse réunion programmation du lundi — et à décider de la répartition des écrans pour celle en cours. Les autres jours ils pouvaient ensuite, tout en assurant le fonctionnement quotidien de la salle, consacrer une partie de leur temps à voir ou revoir d’autres films, lire, préparer les rencontres…

Ce confort n’est plus. L’exploitation est devenue une course contre la montre. Il faut se battre pour obtenir les films parmi une offre devenue pléthorique. Se battre pour convaincre les distributeurs de vous accorder — à une date si possible pas trop éloignée de la sortie parisienne — une copie d’un film particulièrement porteur, dont on espère qu’il profitera à l’ensemble de la programmation. Il sort en moyenne un film de ce calibre par semaine : l’Invictus d’Eastwood en est un exemple récent.

Les exploitants sont fatigués, ils n’en peuvent plus — le phénomène est aussi générationnel : nombre de ceux qui ont fait les heures et la gloire de l’AC approchent l’âge de la retraite. Ils n’ont plus le temps de regarder et de travailler les films comme ils le voudraient. Plus le temps ni l’énergie d’être attentifs à ceux, dont le nombre et l’intérêt croissent pourtant, produits en marge du système. Plus la disponibilité d’esprit suffisante pour savoir quoi dire aux cinéastes, quoi leur demander… Nous avons tous assisté à ces débats flasques, où le cinéaste le moins roué finit par tenir des propos à l’hollywoodienne sur la difficulté, et finalement le bonheur d’avoir mené son projet, l’héroïsme de l’équipe, etc.

Pour instaurer une rémunération des cinéastes, il ne suffirait donc pas de résoudre des problèmes juridiques : les salles ne sont pour l’heure pas habilitées à payer les intervenants au titre d’intermittents. Il faudrait aussi passer commande. Ce qui impliquerait que les uns et les autres se (re)mettent en situation d’avoir quelque chose de précis à énoncer et à entendre sur les films, au lieu qu’il soit escompté des cinéastes qu’ils se déplacent pour, ni plus ni moins, faire acte de présence humaine.

Je noircis le trait ? L’Acid suggère quelques lignes plus bas de remplacer « débat » par « rencontre ». Ce souhait se conçoit, dans la mesure où exploitants — et cinéastes — se battent comme de beaux diables pour que se perpétue l’expérience collective de la salle, ce lieu menacé de toutes parts : « …cinéastes, exploitants de salles et spectateurs, tous ensemble au même endroit et au même moment ».

La rencontre diffère du débat par le ton, plus convivial, moins conflictuel. Elle en diffère aussi par la visée : un débat est supposé traiter d’un thème, alors qu’une rencontre ne traite qu’avec elle-même. Elle est donc là, la suffisance : c’est moins celle des films que du moment passé ensemble. Il est certes incontestable que le cinéma est affaire d’occasions, de circonstances… Ce qui l’est moins, c’est de donner avantage à la rencontre sur le film, au point de le recouvrir.

Ici, prudence : le risque n’est pas que le cinéma lui-même soit recouvert, oublié. Pas du tout. C’est le contraire qui se passe. Le rôle des rencontres serait en effet, Acid dixit, d’« interroger le monde, la société, l’art ». Celles-ci devraient permettre « à nous cinéastes, d’apporter notre contribution à l’éducation à l’image — qui manque cruellement à l’école en dépit de belles initiatives menées par des structures enthousiastes et compétentes que nous connaissons bien — au développement de la curiosité du public — souvent sacrifié sur l’autel de la rentabilité — et enfin à un débat sur le monde et ses représentations, qui dans nos démocraties actuelles, se fait hélas de plus en plus rare et s’avère donc de plus en plus précieux ».

La SRF est plus claire encore : « Enfin, nous tenons à rappeler que l’enjeu essentiel de toutes ces actions, c’est le cinéma. A savoir un regard, une prise de risque, un point de vue, une idée du monde à partager avec les autres ». Ces mots nous rappellent quelque chose, ils portent l’écho d’une phrase célèbre de François Truffaut : « Lorsque j’étais critique, je pensais qu’un film, pour être réussi, doit exprimer simultanément une idée du monde et une idée du cinéma. » (Truffaut ajoutait, ce qui est beau mais intéresse moins notre propos : « Aujourd’hui, je demande à un film que je regarde d’exprimer soit la joie de faire du cinéma, soit l’angoisse de faire du cinéma… »)

Le cinéma est présent, ô combien, dans les courriers de l’Acid et de la SRF, mais son idée et celle du monde y sont indiscernables. Où est passé le « simultanément » truffaldien ? Plus de distinction, plus d’articulation entre le cinéma et le monde. L’idée du premier et l’idée du second se disent des mêmes mots doux, toutes ces belles paroles citoyennes aussi imparables que vagues : « éducation à l’image », « débat sur le monde et sur les représentations », « dans nos démocraties actuelles »…

Loin d’être oublié, le « cinéma » est donc omniprésent, servi à toutes les sauces. Son nom veut dire tant de choses qu’il en laisse un bon nombre dans le noir. Il signifie un art et il signifie un lieu. Il signifie un procédé technique et il signifie des œuvres. Il signifie l’ensemble de ces œuvres (tous les films) et il en signifie une partie (les films accompagnés). Il signifie une essence (non définie) et une certaine réduction de cette essence.

Nous savons bien ce dont témoigne une telle inflation. La panique que le cinéma s’efface. Et pour la conjurer une surcharge symbolique qui tient encore du vœu pieux ou de l’incantation magique… Demandons-nous en effet ce que les réalisateurs sont supposés apporter dans les salles de France et de Navarre. Du rêve ? Certainement pas. Ils ne sont pas les envoyés du royaume des ombres. Qu’il fassent briller les étoiles de l’image, du spectacle, de la fascination… ? C’est dépassé tout ça, ces mots-là sont maudits. On attend aujourd’hui du cinéma qu’il éduque. Qu’il dise le vrai. Le vrai des images et le vrai du monde. Qu’il prouve qu’il reste une place pour un peu de vérité et de réalité dans les images, à l’heure où celles-ci — télévision, Internet, jeux vidéo… — les auraient congédiées. Et que par là — tant qu’on y est — il convainque que ce monde existe, puisque lui aussi se virtualise à grande vitesse, dit-on.

Il y a eu bel et bien un glissement vers une certaine « idée du cinéma ». Glissement d’autant plus redoutable qu’il s’est imposé sans faire de vagues : la plupart n’y ont vu que du feu… C’est que la pièce a changé, mais pas ses acteurs principaux. Mais oui, nous les connaissons par cœur, les promoteurs actuels du cinéma comme dernier bastion du réalisme dans l’image (et sur terre). Ce sont les mêmes qui, il y a cinquante ans, adoraient l’écran qui éblouit ou fascine, l’écran en tant que mensonge égal à la splendeur du vrai. Les mêmes encore qui, il y a vingt, demandaient aux films de dénoncer l’empire du simulacre et la falsification universelle, fût-ce au prix qu’ils y succombent à leur tour.

Ces idéologues — et leurs disciples — ne sont pas à une reconversion prêt, pourvu qu’ils puissent de temps en temps renouveler le bail de leur ministère… Ils omettent juste, comme c’est bizarre, de nous expliquer l’essentiel : l’évolution selon laquelle ce qui était autrefois la règle des images en serait devenu l’exception, quelles sont les conséquences discursives, critiques et politiques, et quelles les vraies discontinuités de cette Histoire qui tarde à dire son nom… (Le livre de Jean-Louis Comolli, Cinéma contre spectacle, Verdier, où des réflexions actuelles jouxtent des articles de 1971-1972, illustre bien ces acrobaties).

Une bonne parole, voilà en somme ce que les réalisateurs — et les critiques — doivent répandre. L’Acid parle de « mission »… Oubliez les films, le singulier irréductible de leur travail et de leurs tentatives, toutes ces choses indiscutables pour lesquelles il n’y aura en vérité jamais assez de discussions, de débats, d’explications… Concentrez-vous sur le cinéma, le cinéma, le cinéma. Soyez généreux, restez général. Rien d’étonnant alors à ce que les discours soient voués à la performance intenable de la plainte sans plainte et du prône sans prône. Tristesse. Savez-vous seulement combien votre répugnance à (vous) défendre vous rend plus défensif encore ?

Post-scriptum

Emmanuel Burdeau est critique de cinéma. Il a été, jusqu’en 2009, rédacteur en chef des Cahiers du cinéma.