Si la couleur s’éveille autre, il n’y a rien de sa faute
par Antoine Perrot
L’art, et avec lui sa réception critique, n’a cessé de s’inquiéter de la marchandisation de la couleur, qui a vu depuis le siècle dernier les nuanciers industriels, l’imagerie publicitaire et l’apparition de nouveaux matériaux concurrencer la palette du peintre. Or si « l’artiste peintre », à l’épreuve de la couleur marchande, a cru courir le risque d’un appauvrissement, voire d’un dessaisissement, c’était à hauteur de la chance qu’elle lui offre : chance de renouveler un usage plastique de la couleur, et de réinventer sa place dans l’espace public.
« Soyez humains : si vous avez un fils qui ne sait distinguer les couleurs, faites-en plutôt un critique d’art qu’un mécanicien de chemin de fer. » La boutade de Rémy de Gourmont rappelle le peu d’importance que l’histoire de l’art et la critique ont porté aux couleurs jusqu’à une période relativement récente. Mais cet aveuglement, dont l’histoire reste à faire, avait aussi ses points d’ancrage : on pouvait distinguer une couleur parisienne d’une couleur méditerranéenne, ou déceler dans les tonalités des couleurs des accents nationalistes entre pays latins et pays nordiques, ou même y célébrer la figure d’un internationalisme culturel quand les peintres « découvrent » l’exubérante énergie des couleurs exotiques. Cependant de l’apparition jugée scandaleuse de la couleur crue chez les peintres fauvistes au début du xxe siècle à ce qu’on a appelé, avec l’affirmation du monochrome, « la couleur seule » dans les années 1970, la couleur de la peinture devient un signe plastique autonome et polysémique qui échappe à toute interprétation. Et c’est ce que, ironiquement, Rémy de Gourmont souligne en opposant deux regards et deux usages de la couleur.
Tout au long de ce dernier siècle, de multiples écarts ont, en effet, accentué les différences non seulement dans les gammes de couleurs entre couleurs urbaines et marchandes, et couleurs dédiées aux arts plastiques, mais aussi dans leur usage respectif. La mort de la peinture, annoncée de manière répétitive depuis les années 1970, trouve sans doute, bien que cela n’ait pas été énoncé ainsi, une de ses sources dans ce conflit : la peinture aurait été incapable de résister aux chocs des multiples tentatives de fondre l’art dans la vie puisqu’elle ne pouvait renouveler ses moyens d’expression. Cependant en s’appropriant les couleurs industrielles, elle a opéré une transformation radicale, qui s’inscrivait dans la logique des utopies avant-gardistes.
Dès le début des années 1930, Fernand Léger, comme de nombreux artistes, relève que la peinture est concurrencée par les couleurs qui envahissent les villes. Deux ordres plastiques s’affrontent et le peintre craint de perdre le pouvoir d’organiser l’espace, de distribuer la couleur, de modéliser l’imaginaire. Le débat sur la peinture décorative, qui revient comme une antienne tout au long de la première moitié du siècle, est lié à cette perte. Le modèle pictural s’effondre face à l’irruption d’un imaginaire urbain, dont la présence et la force à travers la publicité, l’étalage des marchandises, les nouveaux éclairages et la vitesse croissante des déplacements proposent à chacun d’habiter la peinture dans la vie quotidienne. Et si Fernand Léger espère encore que le peintre sera appelé à organiser le désordre bariolé de la ville, il ne perçoit pas que c’est justement son charivari, la juxtaposition brutale des couleurs, leur changement rapide et leur perception instantanée qui amplifient ses pouvoirs de séduction. Cette concurrence des couleurs dessaisit lentement la peinture de ses pouvoirs : d’une part, les couleurs urbaines démontrent en premier que leur juxtaposition arbitraire recèle plus d’énergie que l’harmonie savante des couleurs des beaux-arts. D’autre part, l’universalité des couleurs de la rue et du commerce, conquise par leur reconnaissance instantanée et leur usage codé, vient mettre fin aux recherches laborieuses et infructueuses des peintres pour composer une grammaire des couleurs qui en ferait un langage universel. Devenue l’instrument d’une féerie urbaine et un maquillage séducteur de la marchandise, la couleur, échappant à l’élaboration des peintres, est soumise à un autre renversement, elle devient elle-même une marchandise.
La couleur marchande étend son empire d’autant plus facilement que l’industrialisation des couleurs amplifiera leur segmentation. Dès 1830, la mise en tube des couleurs artistiques créera une gamme de couleurs destinée aux beaux-arts et liée au cercle chromatique. Si cette mise en tube ouvre aux peintres la voie de la couleur dite pure, la gamme chromatique n’en reste pas moins dédiée aux pratiques artistiques et s’écarte de plus en plus des couleurs qui s’affichent dans l’univers urbain et sur les objets quotidiens. L’accentuation de cet écart se poursuit dans la recherche par les marques d’une gamme de couleurs destinée à l’activité picturale, restreinte à une soixantaine de couleurs, qui tend à être intemporelle ou à reproduire celle de la peinture du passé : vert Véronèse, brun Van Dyck… En revanche, les couleurs destinées aux matériaux et produits de notre environnement sont déclinées dans un éventail de plus en plus large et changent avec la même rapidité que la rotation des produits. Elles vont s’ordonner, en abandonnant toute référence au cercle chromatique, dans des nuanciers destinés aux industriels, tel que le nuancier RAL qui permet de fabriquer avec précision une couleur pour un produit ou le nuancier Pantone pour l’édition. Cet écart va encore s’amplifier dans le cadre de la décoration intérieure avec la possibilité offerte à tous de choisir ses couleurs sur des nuanciers, de les faire fabriquer à la demande, de constituer ainsi son propre univers coloré, avec l’aide au besoin de logiciels qui amalgament les couleurs selon le goût du jour. Tandis que chacun devient peintre de son habitat, la peinture se referme sur une classe de couleurs appauvrie et surdéterminée, dont le traitement formel n’exprime plus que l’appartenance à l’art.
La nomination des couleurs renforce encore cette distinction : la couleur marchande dans ses noms emporte l’imaginaire, nous suggère toujours un ailleurs où s’entrecroisent liberté, bien-être, jeux de séduction, exotisme et érotisation de l’espace. Elle laisse croire à chacun qu’il peut s’approprier et rendre visible une figure de soi ou du confort d’être soi, si ce n’est s’offrir une jouissance narcissique. En revanche, la couleur dédiée aux activités artistiques demande à être informée par l’artiste seul. Et le plus souvent le processus qui permet d’informer la couleur prend le pas sur sa réception, provoquant une absence de nomination et de partage. Lorsque la couleur marchande est immédiatement disponible et envahit l’espace public comme la sphère privée, la couleur picturale balbutie autour de deux affirmations : la gamme et la mise en forme des couleurs disent « ceci est une peinture » et l’expression personnelle du peintre, qui a été survalorisée et est devenue une banalité intraduisible, le désigne comme artiste – « artiste peintre ». Car le peintre est pris dans un double étau qui d’une manière ou d’une autre privatise la peinture : en appelant le débordement de la couleur dans une danse gestuelle, il la renvoie à une pure sensorialité indéchiffrable ; en la contenant, il en fait un signe de maîtrise et établit sa signature.
C’est cette crainte d’une domination de la peinture par le débordement anarchique de la couleur, ou par la signature du peintre à travers ses gestes et l’usage « projectif » de la couleur, qui poussa Clement Greenberg, et à sa suite la critique moderniste, à ne retenir que deux « normes irréductibles » pour la définir : « la planéité et la délimitation de la planéité » ; normes qui, dans une pirouette incroyable, excluent et le geste du peintre qui applique la couleur, et le fait que la peinture soit avant tout le recouvrement d’une surface avec une pâte pigmentaire. Pour passer sous silence ces deux investissements que la peinture implique, Clement Greenberg la définit, en reprenant l’exemple de l’art byzantin, comme un espace purement optique : la couche pigmentaire doit se dématérialiser dans le regard. Elle perd toutes ses capacités à induire une véritable synesthésie, et principalement le caractère tactile de la couleur. La couleur ne devient plus qu’une effusion, « un sentiment » dit Michael Fried [1], manquant soudain de mots pour l’énoncer. Cette dématérialisation de la couche picturale dans le regard donnera naissance au concept absurde de la « couleur seule », évoquant une couleur volatile et intemporelle, sans support, sans contexte, sans grain et sans voix et par ricochet, réduisant la peinture au silence. Là où les couleurs marchandes nous suggèrent de « déguster la couleur », la peinture nous prie de nous évanouir. Là où les premières habillent nos corps, créent des espaces de circulation, invitent la main autant que l’œil, surévaluent nos sensations et nous font croire à la réalisation de nos désirs, la peinture s’enferme dans une évaporation narcissique où le regardeur n’a plus sa place.
Cette opposition brutale prend toute sa saveur quand on remarque que le tour de passe-passe de Greenberg s’effectue à propos de la peinture de Jackson Pollock. En effet, avant d’y déceler « le mirage optique » des mosaïques byzantines, il critique fortement les premiers drippings, car la peinture métallique utilisée par Pollock était industrielle et vulgaire et contredisait son credo de la visualité pure. Inaugurant ainsi une longue série de qualificatifs dépréciatifs [2] pour désigner les couleurs lorsque les peintres emprunteront les couleurs marchandes à la place des couleurs artistiques, Greenberg ne peut pas percevoir le réinvestissement de la couleur qui accompagne cet échange. Pourtant dès 1912, Picasso avait utilisé de la peinture Ripolin dans une de ses toiles pour provoquer une collision entre le noble (la « grande » peinture) et le trivial (la peinture industrielle) et assurer une déclinaison optique qui donne au Ripolin valeur de collage et donc de matériau importé du quotidien. Picabia, de son côté, en jouera aussi dans une série de peintures au cours des années 1920 comme d’un acte anti-pictural.
Malgré ces premiers exemples, il faut attendre les années 1970 pour qu’une interrogation, mêlée d’une forte résistance, analyse ce basculement. Elle ne se fait pas d’ailleurs sur la question de la couleur même, mais sur le rapport du peintre à la couleur. Catherine Millet reproche ainsi aux œuvres de Donald Judd, réalisées avec des matériaux industriels (contreplaqué, fer galvanisé, plexiglas de couleur, peinture thermolaquée) de confondre matériau et couleur et de « considérer [la couleur] dans son rapport au matériau, à la forme, à l’espace, mais non au sujet, non à sa propre fonction symbolique dans la pensée de ce sujet [3] ». Catherine Millet, comme bien d’autres critiques avant et après elle, n’envisage la couleur qu’informée par le peintre. Son reproche révèle un schéma de perception qui attribue un rôle précis à la couleur : celle-ci se gonflerait d’une intériorité ; elle témoignerait d’une expérience sensible unique, qui prendrait naissance dans le geste de dépôt des couleurs sur la toile et se révèlerait dans le colloque singulier de l’acte de réception. Mais l’usage de matériaux, d’objets ou de couleurs industrielles, en dissociant l’apparition de la couleur et le geste de recouvrement, empêche de faire sourdre cette intériorité : la couleur est déjà présente, déjà informée, elle affiche une extériorité indissociable du processus industriel dont elle est issue et de son apparition dans l’espace public. Elle bascule d’une expérience esthétique privée à un échange public où la couleur, non soumise aux intentions de l’artiste, prend sens de ses usages collectifs dans l’espace public. La vulgarité, qui lui est reprochée, vient sans doute qu’elle est la couleur des autres, de la rue, du commerce. Ou encore qu’elle s’impose à nous sans filtre et qu’elle se vend, si on peut le dire ainsi, à qui veut. Elle se construit comme une expérience sociale qui peut être soit la source d’un conflit entre représentation de soi et expérience de soi dans l’espace public, soit le seuil de la joie de participer au monde.
Au-delà de cette désubjectivation de l’artiste, le changement de paradigme esthétique qu’implique l’irruption de matériaux, de peintures industrielles et d’objets colorés dans les œuvres contemporaines, a conforté un certain nombre d’artistes dans la perception que la seule constante de la couleur est son caractère labile et incontrôlable, et sa capacité à accepter toutes les autres couleurs comme voisines. Abandonnant les règles issues du cercle chromatique, ils ont adopté les nuanciers RAL ou les nuanciers des marques de décoration intérieure comme un grand jeu où règne l’arbitraire. Les chartes de couleur de Gerhard Richter, par exemple 1024 Farben (1973), reprennent la forme des nuanciers en soulignant une indifférence dans le choix et l’agencement des couleurs. Pour peu que celles-ci soient nombreuses, le hasard remplace avantageusement l’investissement du peintre. Elles font ainsi exploser toutes les croyances sur l’usage nécessaire d’une théorie de la couleur afin de répartir celles-ci sur une surface, comme elles organisent la disparition du nom des couleurs laissant chacun puiser dans son vocabulaire pour les nommer.
Ce renversement dessine une autre ligne de fracture entre l’usage des couleurs artistiques et des couleurs marchandes. L’artiste lui-même se retrouve dans la position du regardeur. Lorsqu’il plonge sa main dans ces infinies tables de couleurs, il la plonge en fait dans une cartographie de la couleur qui décrit les usages de notre monde. Il n’en est que le passeur, celui qui édite cette parole collective et publique dans les règles de l’art. Il est devenu éditeur de couleurs, déstabilisant la relation triangulaire, artiste/œuvre/regardeur. Entre l’artiste, qui se dessaisit de ses prérogatives, le tableau qui est saisi par des couleurs qui affichent leur extériorité, un regardeur qui est renvoyé à la superposition instable de la peinture et de son univers quotidien, s’invite un nouveau partenaire plus agité et un peu plus encombrant : le monde que nous partageons. Un monde lui-même encombré de couleurs, d’objets, d’images, de désirs, où il devient de plus en plus difficile de démêler ce qui nous appartient en propre et ce qui est le plus souvent préfabriqué et que nous accueillons comme nôtre.
Notes
[1] Michael Fried, « Jules Olitski », in Contre la théâtralité, Du minimalisme à la photographie contemporaine, Paris, Gallimard, 2007, p. 60.
[2] De la couleur « crue » des fauvistes, on passe à la couleur « vulgaire », « de mauvais goût », « populaire », « imbécile », « répugnante », « artificielle », une « non-couleur », ou même « des monstres dont nous serons, un jour ou l’autre, des victimes » sous la plume de Jean Clair.
[3] Catherine Millet, « Donald Judd », Peintures cahiers théoriques, n° 10-11, Paris, 1975.