Héliotrope

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Les noms de couleurs disent l’impossibilité de les rendre visibles. Ainsi, ils repartent du fond, de la noirceur totale, mais pour montrer que rien n’est perdu. En effet les couleurs ressurgissent dans les poèmes, prises vivantes comme des fleurs orientées vers la lumière et orientant le lecteur vers le sens. Une lecture de Paul Celan et Michel Deguy.

« ô canot immobile ! ô bras trop courts ! Ni l’une ni l’autre fleur : ni la jaune qui m’importune, là : ni la bleue, amie à l’eau couleur de cendre » (Rimbaud, Mémoire)

Nommer les couleurs, ce n’est ni les peindre, ni renoncer à elles, c’est souligner la persistance des noms et ce en quoi ils diffèrent de la vision. On peut concevoir cela comme un défi poétique : dérégler la synthèse romantique de tous les sens, insister sur l’irréductibilité des arts qui d’elle-même insiste sur la pluralité irréductible de la sensibilité, et cependant, garder le nom des couleurs comme des sons. Mais si défi il y a, il ne consiste qu’à parler sans illusion, au-delà du mythe d’une poésie picturale, lié à celui d’une œuvre totale, mythe auquel les romantiques eux-mêmes ne croyaient peut-être pas. Le nom contredit la vision directe des essences, c’est sa chance ; il la montre en saisissant d’une manière à la fois propre et impropre ce qu’il ne peut faire voir, et pourtant, distingue autrement que l’œil : une couleur dans la continuité des nuances.Il en va ainsi de cette couleur particulière, l’héliotrope. Simple nuance du violet, elle n’a pas de nom qui lui appartienne à elle seule. Elle n’a donc pas le bénéfice de l’arbitraire qu’ont le rouge ou le vert. Elle n’existe que dans la comparaison avec la couleur d’une certaine fleur héliotrope, tournée vers le soleil. Mais cet appel d’une certaine couleur par une certaine tournure, la comparaison, saisit la couleur comme telle et à la source, c’est-à-dire comme cette lumière qui vient du soleil et vers laquelle le langage s’oriente en chacune de ses tournures, chacun de ses tropes. La formule traditionnelle de la poésie picturale, Ut pictura poiesis, est d’ailleurs déjà une comparaison (il en est d’une poésie comme d’une peinture), indiquant que la poésie dé-peint plus qu’elle ne peint.

L’homme héliotrope
L’homme anthropoïde

écrit Michel Deguy  [1]. L’homme comme tel, l’animal qui parle, se tourne vers une lumière si aveuglante qu’elle est sans couleur et sa peau (c’est le paradoxe au cœur de la doxa métaphysique) n’en ressort que plus blanche, ou peut-être indifféremment blanche, jaune, noire,

La couleur prend sur les animaux laissant l’homme

Mais si la lumière solaire est déjà la métaphore de l’idée vraie, ou du bien, l’homme est aussi comme la fleur, orienté vers le même dehors, soleil et terre

la peau c’est le sol

tandis que la terre le colore. L’homme, animal parlant, comme tel délaissé par les couleurs, « dédoré », invisible, est aussi comme la fleur ou comme l’animal semblable à l’homme (anthropoïde) mais bien plus coloré que lui, de teintes non-humaines. Autrement dit : l’homme se rend visible à lui-même seulement parce qu’il prend des couleurs, minérales, végétales, animales, le langage même n’étant rien d’autre que cette prise qui, bien sûr, est aussi un rendu.

Un visage vient du fond en couleurs… le visage traverse la région qui est avant la couleur, puis couleurs, pyrites et racines de l’arc-en-ciel… ainsi les fleurs traversent la terre : provenant de sous, elles prennent au passage à l’ocre au rouge en leur souche, au noir à l’or, au vert et à l’orange profonds : un travesti de minerais sur l’invisible.


C’est là une invitation à ne pas toujours entendre le sombre dans le sobre. Certes, la poésie ne peut pas plus éviter qu’un autre art ce qu’Adorno nomme le postulat du sombre  [2]. L’art doit se rendre à l’évidence que le jeu des couleurs est en soi puéril, qu’il le rapproche dangereusement du papier peint tout en l’éloignant de la souffrance accumulée au cours de l’histoire. Ainsi l’effort d’abstraction que fait la peinture en tendant vers la couleur la plus fondamentale, vers le noir, et aussi ce qui lui donne prise sur le fait de l’extermination, marque indélébile de l’Occi­dent après le génocide nazi. Mais l’art n’a pas pour fonction de sceller le désespoir historique en recouvrant le noir de noir. Il demeure comme la possibilité clairement dite de ne pas sombrer, de maintenir sur les choses un « regard qui ne veut pas que le monde perde toutes couleurs  [3] ».

Plus que la peinture et même que l’outre-noir luminescent de Pierre Soulages, la poésie postule cette nuit qui est tout aussi bien la blancheur de la page, ou tend vers lui comme vers le silence. C’est alors cela, la sobriété : elle consiste à éviter l’excès d’image par le nom tout en sachant que le nom doit être d’autant plus rare et juste qu’il dit encore l’image ; ainsi l’absence d’images est comme la possibilité jamais atteinte de la poésie, ou le fond dans lequel les poèmes ne peuvent rester, si bien qu’ils en ressortent, se colorant au cours d’une traversée qui fait de la couleur même la preuve manifeste d’une orientation. Qu’est le « mystère de l’Orient » lui-même, sinon cette traversée ? Dans l’Éloge de l’ombre [4], Tanizaki nous dit qu’il est tout entier présent dans la manière qu’ont les monastères de tamiser la lumière du jardin par une succession d’écrans en papiers de riz, afin qu’au terme de son trajet à travers les pièces, elle échoue dans le toko no ma, l’ultime alcôve où elle vient effleurer les couleurs d’une ancienne peinture. Une fois saisie la forme sans mystère de ce mystère, bien lointaine de l’Orient pittoresque, chatoyant (ou limité, en ce qui concerne le Japon, au contraste du noir et du blanc), l’erreur de Tanizaki est de rabattre ce pittoresque sur l’Occident lui-même, comme si la vivacité des couleurs lui était simplement donnée ; alors que l’Occident lui aussi sort de l’ombre, et resterait l’ombre de lui-même sans cette orientation vers la couleur qui se nomme sobriété. La sobriété, cette atténuation contrainte qui ne met pas fin à la variation mais tente d’aller encore vers elle est ainsi le seul dessein de l’Occident, la forme même de ses couleurs, ou ses couleurs comme forme du langage, comme poésie,

Sept nuits plus haut rouge s’en va vers rouge.

C’est pourquoi il y a des couleurs chez Celan, par exemple ce rouge de lèvres absentes, rendu comme un baiser par le seul nom rouge : « ne cherche pas tes lèvres sur ma bouche. [5] » On trouverait difficilement poésie plus sombre, mais aucune n’est aussi mieux placée pour insister sur l’impossibilité de la pure noirceur, sur la nécessité d’une orientation dans le noir qui fait renaître les couleurs : le poème conduit ainsi les noms « à tâtons, avec des bâtons blancs », il tend « une corde rouge » ou se tient exactement comme le « collecteur de balises, côté nuit [6] » qui guide les avions dans leurs dernières manœuvres.

L’issue visible dans le noir implique avant tout l’équivalence parfaite du noir et du blanc : il n’y a pas de nuit sans contre-nuit (Aber-Nacht), et réciproquement, de lumière sans contre-lumière. Cette nécessité de la nuit blanche, mais aussi, des rayons noirs, de la neige ou des flocons noirs, est, sans métaphore, celle de la mort : la seule contrainte, et cela d’autant plus qu’elle est imposée par d’autres, qu’elle prend la tournure politique, organisée de l’extermination. Le noir est ainsi un fond qui s’enfonce tellement en lui-même qu’il ne s’atteint que dans le blanc, cette absence de fond du fond (c’est ainsi que Blanchot le voit chez Celan), ce blanc aveuglant même pour les yeux les plus noirs, ce « blanc, blanc, blanc » répété comme nulle peinture ne peut le faire. L’équivalence du noir et du blanc est aussi celle du contraste et du fondu, elle voisine donc avec toutes les déclinaisons du gris : le désert est gris-blanc, les sentiments gris-noirs  [7], et surtout, tout est gris cendre, cendres des déportés envolées dans le bleu du ciel. Chaque couleur est alors bien issue de ce fond sans couleur : « tu es couchée / près de syllabes bleu-noir, dans l’ombre de cils de neige », « dans le rouge du soir (Spätrot), les noms dorment » ; ou encore, c’est le discours révolutionnaire de Rosa Luxembourg qui s’obtient « dans la cornue parlante, rouge-cendre-puissante  [8] ».

Étrange expression, qu’il faut peut-être comprendre comme le rappel de la puissance du rouge-jaune évoquée par Goethe dans son Traité des couleurs  : le jaune est avivé par le rouge, mais devient impur et infamant quand une étoffe (celle du vêtement juif) assombrit son fond, dit Goethe ; le jaune est devenu cendre, le seul fond du rouge, nous dirait Celan. Mais quelle que soit la valeur de cette hypothèse, elle touche les limites de l’interprétation qui toujours revient au fond (noir-blanc-gris) quand le poème lui s’en détache, saisissant, dans ce rouge-cendre par exemple, une puissance politique qui garde sa couleur (de même, le noir sera aussi celui des anarchistes, voire des Républicains espagnols). C’est encore une preuve que les couleurs ne se contentent pas de cheminer vers l’obscur. Goethe voyait dans ce cheminement la possibilité du cercle chromatique (blanc, jaune, orange, rouge, violet, bleu, noir) que l’œil cherche toujours à reconstituer à partir des couleurs qu’il voit, en appelant leurs complémentaires. Cette totalité était alors aussi celle d’un sens : d’où l’éloge de la langue allemande indiquant en une syllabe chaque couleur primaire (gelb, blau, rot, grün), déclinant les autres en termes composés (l’orange est jaune-rouge et rouge-jaune, le violet bleu-rouge et rouge-bleu), introduisant ainsi à l’unité de la nature et des sentiments (le jaune est pur, le bleu triste, etc.). Dans ces conditions, l’œil maintenu devant une unique couleur subit « une contrainte dans laquelle il ne demeure pas volontiers  [9] », dit Goethe. L’effondrement historique ou l’effondrement de toute harmonie laisse alors intacte cette « contrainte de lumière », dont Celan fait le titre d’un recueil. Ainsi rien n’est perdu. Le « reste chantable » qui définit la poésie, ramenée syllabe par syllabe d’une langue allemande indissociablement liée à l’horreur, est tout autant rappel des « restes visuels » qui se dégagent de ce fond jour-nuit, dans le premier poème du même recueil. Les couleurs fondamentales, monosyllabiques, et leurs complémentaires, composées, demeurent, et font sens en tant qu’elles survivent à leur sens. Le bleu est bleu-cendre : il n’est plus sacré ou adorable comme chez Hölderlin, mais il est encore celui du ciel ; il est encore bleu-roi, couleur des mandorles figurant le Christ en majesté sur le tympan des églises romanes, mais sans le Christ, et donc bleu-rien, contraignant l’œil à ne voir que lui, que le rien  [10]. Le rouge rouge-cendre, rouge-sang, rouge des lèvres, peut prendre encore « figure humaine [11] », celle des victimes ou de l’amante. Mais tombé sur la neige, comme les trois gouttes de sang de l’oie blessée dans Perceval, il n’élève plus le visage de l’amante jusqu’au semblant (sang-blanc) de l’image du Christ  [12]. Il renvoie sans recours le sens de l’histoire à l’absence de dieu  [13]. Le rouge sur blanc ne s’adresse donc à personne, et le rose non plus ; mais le rose reste celui de la rose, fleur de rien, rose de personne  [14].

C’est pourquoi il y a des fleurs chez Celan. Des fleurs qui ne sont que des mots (Worte wie Blumen, disait déjà Hölderlin) :

Nous étions
Des mains,
Nous vidions les ténèbres, découvrant
Le mot qui gravissait l’été :
Fleur.
Fleur — un mot d’aveugle [15]

Les fleurs surgissent des ténèbres, percent la neige, ou sont de cendre. De ce fond d’avant la couleur, elles s’orientent et orientent : ainsi la rose mystique est aussi rose des vents de la diaspora, sur fond de shoah,

La rose des vents s’épuisa en fleurs, s’effeuilla

Si bien que la nature est ramenée fleur par fleur, en temps et en heure, sur une terre qui ne peut plus être que celle de l’histoire :

Je suis dans la pleine efflorescence de l’heure défleurie

Il n’est alors plus temps de se demander, comme Verlaine se souvenant de Rimbaud, quand refleuriront les roses de septembre : le vers de Verlaine subit lui-même chez Celan une série de transformations orientées, passant par le non-sens (en particulier celui du mot « huhediblu », que l’on traduit par « ohélafleur » ou « flluuerissentles »), jusqu’à ce que la date elle-même s’adresse aux roses :

« oh quand refleuriront, oh, roses, vos septembres ? »

Cueillie par la négation, décomposée en ses couleurs élémentaires et cependant tenue, l’héliotrope est offerte :

Dans ma main, tu prends la grande fleur :
Elle n’est pas blanche, pas rouge, pas bleue — pourtant,
Tu la prends
et le langage est cette prise, vivante,
Tu n’es pas morte, de la mort couleur de mauve.

Notes

[1Michel Deguy, Ouï dire, Gallimard, 1966, p. 30. Citations suivantes p. 37, p. 62.

[2Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, trad. fr. M. Jimenez, Klincksieck, 1995, p. 67.

[3Id., Dialectique négative, trad. fr. coll., Payot, 1978, p. 315.

[4Junichirô Tanizaki, L’Éloge de l’ombre, trad. fr. René Sieffert, P.O.F., 2001.

[5Paul Celan, « Cristal », Pavot et Mémoire, in Choix de poèmes, trad. fr. J.-P. Lefebvre, Gallimard, 1998, p. 65. Idem pour la citation précédente.

[6Id., « Dans le rouge du soir », De Seuil en seuil, trad. fr. Valérie Briet, Bourgois, 1991, p. 15 ; « Quand dans le lit », Renverse du souffle, trad. fr. J.-P. Lefebvre, Seuil, 2003, p. 101 ; « Collecteur de balises », Contrainte de Lumière, trad. B. Badiou et J.-C. Rambach, Belin, 1999, p. 33.

[7Id., « Gris-blanc » et « Soleils-filaments », Renverse du souffle, éd. cit., p. 25 et p. 39.

[8Ibid., « Quand dans le lit » p. 101 ; Id., « Dans le rouge du soir », De Seuil en seuil, éd. cit., p. 15 ; « Coagula », Renverse du souffle, p. 143.

[9Goethe, Traité des couleurs, trad. fr. Henriette Bideau, Triades, 1973, p. 265.

[10Celan, « Mandorla », La Rose de personne, trad. fr. Martine Broda, J. Corti, 2002, p. 71 ; cf. Martine Broda, Dans la Main de Personne, Editions du Cerf, 1986, p. 17. Citation suivante, ibid., « Psaume », p. 37.

[11Id., « Décapé par », Renverse du souffle, ed. cit., p. 49 ;

[12Cf. Charles Méla, Leçon d’adieu, Zoé, 2008, p. 12.

[13Id., « Tenebrae », Grille de parole, trad. fr. Martine Broda, Bourgois, 1991, p. 33.

[14Id., « Psaume », La Rose de personne, ed. cit., p. 37.

[15Id., « Fleur », Grille de parole, éd. cit., p. 35. Citations suivantes de Celan : « Les syllabes douleur », La Rose de personne, éd. cit., p. 133 ; « Je suis seul », Pavot et mémoire, p. 67 ; « Flhuerissentles », La Rose de personne, p. 121 ; « La plus blanche des colombes », Pavot et mémoire, p. 73 ; « Demi-Nuit », Pavot et Mémoire, cité par J. Bollack, L’Écrit — Une poétique dans l’œuvre de Celan, PUF, 2003, p. 37.