Vacarme 52 / Lignes

La titrisation de la politique gouvernementale

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Si la doctrine libérale a longtemps prôné, au nom du « laisser-faire », la défiance envers l’État et la réduction du périmètre de son intervention, la logique gouvernementale du néo­libéralisme est, elle, fort différente : s’affirmant soucieuse de redonner son crédit à la volonté politique, elle s’inspire en réalité des moyens dont usent les entreprises pour susciter la « confiance » des marchés — quitte à laisser les objectifs et indicateurs propres à mettre en scène l’efficacité gouvernementale définir les priorités de l’action publique.

Protecteurs sourcilleux de la bonne humeur des investisseurs, les gouvernements néolibéraux ne se bornent pourtant pas à servir les intérêts des gestionnaires de capitaux. Sans doute ne manquent-ils jamais de faciliter l’irrigation de marchés financiers avides de liquidités ni d’assurer la socialisation de chacune de leurs défaillances. Toutefois, non contents de pourvoir aux conditions de reproduction d’une gouvernance entrepreneuriale axée sur l’augmentation rapide de la valeur actionnariale, ils n’ont pas tardé à comprendre que des techniques destinées à susciter des anticipations optimistes ne leur étaient pas moins utiles qu’à leurs protégés du secteur privé. Aussi les ont-ils bientôt adoptées pour leur propre compte.

Telle est bien la portée de la « nouvelle gestion publique » (New Public Management), qui informe la pratique gouvernementale et administrative des démocraties néolibérales. Censé moderniser l’État en y transposant la technologie managériale élaborée dans les branches réputées les plus « performantes » du secteur privé, cet art de gouverner se propose d’appliquer au secteur public les méthodes des dirigeants d’entreprises engagés dans la valorisation de leur titre auprès des acheteurs d’actifs. Pour sensibiliser les représentants de l’État à leurs nouvelles priorités, ses adeptes appellent à opérer une claire séparation des compétences entre le politique et l’administratif : alors qu’au premier revient la triple responsabilité de fixer des objectifs réputés précis parce que chiffrés, de s’en porter garant auprès des électeurs et d’en déléguer l’exécution au second, les administrations sont quant à elles astreintes à des contraintes budgétaires et à une obligation de résultat, mais en revanche libres de gérer les moyens dont elles disposent pour atteindre les fins qui leur sont fixées.

Aux yeux de ses admirateurs, ce partage des attributions est gage de gestion efficace mais aussi d’éthique, au sens où il responsabilise l’ensemble des agents de la puissance publique. Tel serait en particulier le mérite des objectifs chiffrés annoncés par le pouvoir politique et réclamés par lui aux divers services administratifs : car des gouvernants littéralement comptables de leurs engagements perdraient la faculté de se payer de mots, tandis que des agents de l’administration sommés de fournir des preuves mesurables de leur efficacité n’auraient plus le loisir de se dérober à leur tâche.

Pour leur part, les critiques antilibéraux de l’alignement du service public sur les techniques de gestion entrepreneuriale y dénoncent à la fois la prémisse de nouvelles privatisations — car une fois les fonction­naires devenus des sous-traitants soucieux de rentabiliser leur activité, rien ne s’oppose plus à ce que celle-ci soit financée par des fonds privés — et l’avancée de la marchandisation de tous les rapports sociaux — puisque les « bénéfi­ciaires » de la nouvelle gestion publique, c’est-à-dire les usagers des services publics, sont désormais traités comme de simples clients. Du point de vue de ses adversaires, la réforme managériale de l’État relèverait donc de l’ultralibéralisme.

S’il est manifeste que le renforcement du contrôle citoyen et la qualité des services rendus par l’administration ne caractérisent guère le bilan des gouvernements néolibéraux, pour autant, ceux-ci ne se distinguent pas toujours par le souci de réduire le périmètre de l’État et encore moins par la volonté de limiter leur propre pouvoir d’intervention. Bien au contraire, on peut affirmer qu’à l’âge de la mondialisation, la principale hantise des dirigeants d’États-nations réside dans le sentiment d’insignifiance croissante qui accompagne l’exercice de leur charge. Aussi leur principale préoccupation consiste-t-elle sinon à conjurer le déclin graduel de leur puissance, du moins à le dénier en optimisant la représentation de leur pouvoir résiduel.

Or, c’est bien à ce besoin pressant de mettre en scène l’efficacité d’un gouvernement que répond l’importation de la technologie néolibérale dans le domaine de l’action publique. Plier celle-ci à la logique de la valeur actionnariale consiste en effet à soutenir le crédit de l’exécutif en dirigeant ses représentants vers des missions définies pour produire des résultats chiffrables mais aussi susceptibles de connaître une évolution ascendante rapide et relativement aisée à obtenir. Autrement dit, la nouvelle gestion des pratiques gouvernementales vise moins à restreindre le domaine d’intervention de l’État qu’à redéployer son interventionnisme vers des activités immédiatement valorisantes du point de vue de la manifestation de sa souveraineté. Reste que pour assurer ce redéploiement de l’action publique vers des missions gratifiantes, deux conditions doivent être satisfaites : il faut d’une part que les gouvernants disposent de modes d’évaluation propices à l’affichage de résultats probants et d’autre part qu’ils sachent choisir les terrains où la souveraineté étatique demeure capable de s’illustrer.

Afin de focaliser l’attention de leurs administrés sur des problèmes adaptés aux performances qu’ils sont en mesure d’afficher, les adeptes de la nouvelle gestion publique vont largement répliquer les procédés dont use le néolibéralisme entrepreneurial pour entretenir la foi des investisseurs dans la définition boursière de la valeur d’une entreprise. Ainsi les experts mobilisés pour cautionner l’action gouvernementale sont-ils investis d’un rôle semblable à celui que jouent les agences de notation : comme ces dernières, ils sont avant tout affectés à la délimitation du champ de l’évaluation. À travers les audits qui leur sont officiellement demandés, il leur appartient en effet d’attester — ou mieux encore de présupposer — que les problèmes rencontrés par la population sont bien ceux qui permettent aux gouvernants d’escompter des résultats conformes aux objectifs annoncés.

Quant aux indicateurs de performances destinés à accréditer l’efficacité des dirigeants, leur construction répond au même souci que les mécanismes de dispersion des risques financiers, à savoir celui de minimiser les probabilités d’inadéquation entre les chiffres prévus et obtenus. Telle est par exemple la raison d’être des quotas d’étrangers à expulser, dont la publication annuelle constitue le centre de gravité de la politique française d’immigration : tâches relativement faciles à accomplir, l’interpellation et l’éloignement d’immigrés en situation irrégulière permettent à l’administration d’honorer des commandes de plus en plus « ambitieuses » de la part du gouvernement et, ce faisant, de donner l’image d’un État performant. Il en va de même du taux d’élucidation des délits constatés qui organise le travail des commissariats de police soumis aux exigences de la nouvelle gestion publique : en agrégeant indifféremment les affaires réclamant de longues enquêtes et les infractions où le constat et la résolution sont simultanés — arrestations de sans-papiers ou de possesseurs de cannabis, outrages à agents de la force publique — ce ratio global est particulièrement bien adapté à l’illustration d’une efficacité policière mesurée par l’aptitude des agents à produire les chiffres demandés par leur hiérarchie. Dans un autre registre, une politique de la recherche dont les orientations sont déterminées par le souci de l’évaluation bibliométrique des chercheurs relève elle aussi de la quête d’accréditation de l’activisme gouvernemental : car une fois l’excellence scientifique identifiée à une notation qui dépend du nombre des citations d’un auteur — y compris par lui-même — dans un ensemble limité de revues, il suffit aux pouvoirs publics de réserver leurs allocations aux laboratoires « bibliométriquement » performants pour se flatter de promouvoir la contribution de leur pays à la science.

Enfin, les bonus, stock-options et autres incitations à l’esprit de corps entrepreneurial dont bénéficient les salariés du privé trouvent pareillement leur pendant du côté du néolibéralisme gouvernemental. Afin d’impliquer les agents de l’administration dans la mise en valeur de la politique menée par leurs supérieurs hiérarchiques, ceux-ci tendent en effet à indexer les rémunérations que perçoivent les fonctionnaires sur leur capacité à produire les statistiques qui leur sont commandées.

Une fois parés d’experts agréés, d’indicateurs fiables et de subordonnés intéressés aux résultats de leur service, les dirigeants nationaux rompus aux techniques de la nouvelle gestion publique doivent encore choisir leurs terrains d’élection. Autrement dit, il leur appartient de discerner les domaines où la souveraineté étatique demeure capable d’engendrer des anticipations haussières de ceux où elle est condamnée à décevoir des électeurs conçus sur le modèle des investisseurs impatients et distraits qui peuplent les marchés financiers. Car, de même qu’elle détourne les entreprises des activités industrielles et commerciales peu favorables à l’élévation rapide du prix de leur titre, la gouvernance néolibérale conduit les responsables politiques qui s’approprient ses principes à minimiser leur implication dans les fonctions où ils ne peuvent escompter une augmentation immédiate de leur crédit.

Or, à cet égard, la crise que traversent les États-nations concerne avant tout cette prérogative majeure du souverain qu’est le droit de saisir et d’octroyer. Qu’il s’agisse d’ôter la vie ou de gracier, de recruter ou de démobiliser des troupes, de confisquer et de redistribuer des terres ou des capitaux, mais également de lever l’impôt en sorte de dispenser des soins et des services, force est en effet de constater qu’au cours des dernières décennies les marges de manœuvre des dirigeants nationaux n’ont cessé de se réduire. Leur affaiblissement en ces domaines résulte à la fois de la dérégulation des flux financiers, dont on a vu qu’elle dépouille les gouvernements des outils de leur politique budgétaire, du transfert de certaines de leurs compétences vers les organisations supranationales, en particulier depuis la fin de la guerre froide, mais aussi de l’érosion causée à la raison d’État par les juridictions et les conventions internationales. Les régressions de l’État-providence, les responsabilités croissantes des institutions interétatiques et les avancées de l’État de droit tendent toutes à priver les instances nationales d’une part de leur aptitude à prélever et à réallouer des ressources. [1]

D’autant plus persuadés de l’irréversibilité de cette évolution qu’ils comptent parmi ses plus ardents promoteurs, les tenants de la nouvelle gestion publique n’entendent pas moins s’épargner tout aveu d’impuissance. Aussi ne renoncent-ils à s’illustrer par le biais de prélèvements et de réallocations substantiels que pour investir leur quête de résultats valorisants dans l’autre grande dimension du pouvoir souverain, à savoir l’aménagement de l’accès à l’espace et aux institutions relevant de leur administration. C’est en effet dans le registre du tri — effectué sur les candidats à leur hospitalité, à leur assistance et à leurs services — que les dirigeants nationaux s’emploient désormais à conforter leur crédit. Faute de se donner les moyens d’investir massivement dans la protection sociale de leurs administrés, il s’agit pour eux de redéfinir leurs responsabilités prioritaires comme un art de bien choisir leurs protégés.

Pour les gouvernants néolibéraux, l’affichage de la souveraineté passe d’abord par le maniement des critères ­d’entrée et de circulation au sein de l’espace qu’ils administrent. Soucieux d’occulter les dommages que la libéralisation des mouvements internationaux de capitaux cause à leur propre liberté de taxer et de dépenser, les mandataires de la souveraineté nationale ne peuvent se contenter d’entériner le déclin de leur autonomie au nom de la modernité et de l’ouverture au monde : parce qu’à elle seule une pareille justification tend à entériner le doute sur leurs aptitudes à sévir et à protéger, ils s’ingénient à compenser l’assouplissement de la régulation des flux financiers par un renforcement continu du contrôle des flux migratoires — justifié quant à lui par le besoin de sécurité et de repères identitaires éprouvés par leurs concitoyens.

Si la gestion de l’accès au territoire national figure en première place dans les efforts déployés par les gouvernements néolibéraux pour redorer le blason de la souveraineté étatique, le dispositif qu’elle met en œuvre opère également à l’intérieur des frontières, non seulement par une extension et une intensification des techniques de surveillance de la population administrée mais aussi par une multiplication d’initiatives visant à restreindre ou au contraire à favoriser l’accessibilité des institutions relevant de l’espace public.

Tantôt, en effet, les adeptes de la culture du résultat confient le soutien de leur crédit à l’imposition de nouvelles conditions d’habilitation pour accéder aux services et aux lieux qu’ils administrent. Telle est notamment la portée de la loi française interdisant l’exhibition de signes religieux dans l’enceinte de l’école publique et de la loi belge interdisant le port de la burqa en dehors des espaces privés. Mais tantôt, l’activisme gouvernemental s’exprime au contraire dans des procédures destinées à diversifier les populations susceptibles de bénéficier de certains avantages ou d’occuper certaines positions. En témoignent la volonté affichée par Nicolas Sarkozy de donner à la France des institutions qui reflètent la mixité et la diversité de sa population, et plus généralement le développement des dispositions antidiscriminatoires et de la notion d’égalité de traitement dans le droit européen. Un gouvernement n’a certes pas besoin d’être néolibéral pour faire cohabiter des dispositions dont les unes restreignent explicitement l’accessibilité de l’espace public, tandis que les autres s’ingénient à combattre les restrictions implicites qui l’affectent. Cependant, l’art de gouverner auquel correspond le néolibéralisme d’État se distingue par l’articulation qu’il opère entre ces deux types d’interventions. Comme dans le cas des croisements entre la dérégulation des flux financiers et la régulation des flux migratoires, c’est une nouvelle fois aux comptes de leur propre modernité et de la protection de leurs administrés que les dirigeants néolibéraux portent respectivement leurs efforts de diversification et les nouvelles discriminations qu’ils instituent.

Moderniser, tout en la sécurisant, l’accessibilité du territoire national et de l’espace public : telle est donc la mission prioritaire dont les gouvernements néolibéraux s’estiment investis et où ils s’ingénient à manifester leur souveraineté. Parce que son accomplissement passe par des mesures de régulation — ou de dérégulation — et de discrimination — ou de diversification — dont les bénéfices politiques escomptés sont immédiats, elle leur permet de compenser le déclin de leur faculté « providentielle » de mener une action de prélèvement et d’octroi dont les bienfaits ne peuvent être attendus qu’à long terme.

En adaptant les missions des agents de l’État aux courbes de résultats à court terme qu’elles sont susceptibles de produire, les dirigeants néolibéraux procèdent bien à une « titrisation » de la politique gouvernementale. Celle-ci se voit en effet soumise aux conditions de valorisation d’un actif dénommé pouvoir souverain dont les cours évoluent quotidiennement sur un marché électoral saturé de spéculations médiatiques.

Sans doute peut-on relativiser l’originalité d’une telle situation en rappelant que la volonté de se faire réélire a toujours poussé les mandataires de la souveraineté populaire à soigner l’image de leur action. Les deux seuls éléments de réelle nouveauté imputables à la période contemporaine résideraient donc d’une part dans les doutes que le personnel politique éprouve à l’égard de sa capacité d’agir, et d’autre part dans le climat de campagne électorale permanente créé par les technologies de l’information continue. Toutefois, même à admettre que les gouvernements néolibéraux se contentent de conformer la démagogie caractéristique des joutes démocratiques aux contraintes imposées par la mondialisation des échanges et l’ubiquité des médias, il n’en demeure pas moins que pour s’acquitter de ce travail d’actualisation, ils s’appuient sur un dispositif semblable à celui qui soutient la gouvernance entrepreneuriale dont ils sont par ailleurs les promoteurs.

L’importance que les praticiens du néolibéralisme gouvernemental accordent à l’accréditation de leur effectivité permet aussitôt de comprendre ce qui les amène à verser dans l’autoritarisme. En effet, de même que des dirigeants d’entreprises obsédés par les mouvements d’humeur des marchés n’hésitent pas à prendre toutes les mesures nécessaires pour étouffer la voix des « lanceurs d’alerte » dont les interventions menacent d’affecter l’image de marque de leur compagnie, pour leur part, les gouvernants mus par le souci de leur propre valeur actionnariale tendent à considérer que l’expression des libertés publiques n’a plus cours dès lors qu’elle risque de porter atteinte à leur crédit.

Peu respectueuse des valeurs du libéralisme politique, la culture néolibérale du résultat ne témoigne pas non plus d’une grande fidélité envers le libéralisme économique : ses partisans sont notamment loin de considérer que la mission principale d’un gouvernement consiste à assurer l’expansion continue du secteur privé. Sans doute les priva­tisations figurent-elles parmi les mesures auxquelles les dirigeants néolibéraux recourent régulièrement. Toutefois, elles ne s’imposent à eux que dans les domaines où la gestion publique ne peut escompter de réussites rapidement affichables. En revanche, là où les agents de l’État se montrent les mieux à même de conforter le crédit de l’exécutif, le néolibéralisme gouvernemental s’accommode fort bien de leur présence, et même de l’extension de leurs responsabilités. De son point de vue, privatiser n’est donc pas un objectif stratégique, mais seulement un moyen de se délester d’activités peu propices à la présentation rapide et sûre de performances gratifiantes. À la différence des libéraux et des socialistes, les dirigeants néolibéraux ne considèrent pas que la répartition de la propriété entre l’État et le secteur privé constitue l’enjeu déterminant du combat politique. Selon eux, il s’agit plutôt d’une question dont la réponse doit être déterminée au cas par cas, en fonction des besoins de mise en scène de leur efficacité. Davantage que le prisme de la privatisation, c’est bien la logique de l’externalisation qui rend compte de la logique néolibérale : de même que les grandes entreprises cherchent à sous-traiter tout ce qu’elles ne peuvent légitimement rentabiliser, leurs émules gouvernementaux usent de la cession de capital et de la délégation de service public pour se soustraire aux tâches les moins appropriées au soutien de leur réputation.

Post-scriptum

Michel Feher est philosophe. Il prépare actuellement un essai, S’apprécier. Pourquoi et comment épouser la condition néolibérale, à paraître aux Éditions La Découverte.

Notes

[1Pays phare du néolibéralisme du point de vue des prélèvements fiscaux et de l’endettement des particuliers, les États-Unis demeurent en revanche moins affectés que leurs partenaires occidentaux par ce déclin partiel de la souveraineté étatique. Les rôles que jouent leur monnaie et leur armée sur le plan international ont jusqu’ici permis à leur gouvernement de conserver une capacité d’intervention exceptionnelle. Cette position est-elle durable ? Tant l’échec des campagnes militaires menées par l’administration Bush que les nécessaires compromis que la crise de 2008 risque d’imposer aux autorités américaines en matière de politique monétaire — en particulier du fait de leur dépendance à l’égard de la Chine — incitent plutôt à conjecturer une banalisation graduelle de l’exercice du pouvoir souverain aux États-Unis.