Vacarme 52 / Cahier

L’absence, la critique dits et écrans, vol. 3

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Quel est ce lien entre les films et les discours qui les escortent ? Quelles idées du cinéma s’y élaborent ou s’y perpétuent ? Reposer ces questions aujourd’hui, tel est l’enjeu de ce feuilleton, consacré cette fois à la critique. Décrire la façon dont elle continue de s’exercer, dire ses lieux, ses techniques et ses mythologies, c’est en appeler à une autre critique, en phase avec les nouvelles conditions de l’accès et du regard sur les films.

Dits et écrans : ce feuilleton aimerait en tracer le cercle. Tracer le cercle qui lie manières de voir, manières de montrer, manières de faire, manières de dire, manières d’écrire. Expliquer comment ces manières renvoient les unes aux autres.

Jusque-là nous avons abordé les choses d’un certain côté — le côté des cinéastes, le côté des exploitants. Prenons maintenant les choses de « notre » côté — le côté de la critique. Et demandons-nous pour commencer pourquoi la critique française est aussi encline à la sophistication qu’elle se révèle taiseuse dès lors qu’il s’agit de se décrire. Les organisateurs de tables rondes sur le sujet en savent quelque chose. S’ils ne déclinent pas tout bonnement l’invitation, les critiques y expliqueront qu’ils estiment faire fonction de guide pour le spectateur, et s’en tiendront là. La modestie les honorerait si elle était, disons, moins commode.

Il y a de nombreuses raisons à ce laconisme, en tête desquelles la réticence à augmenter d’un degré supplémentaire une parole déjà censément seconde… Même Serge Daney avançait prudemment : sa vie durant il n’aura, confia-t-il les dernières années, que travaillé et écrit en dilettante. À ma connaissance, il n’existe qu’un seul exemple de critiques décrivant vraiment leur travail. Je veux parler de Manny Farber et de sa compagne Patricia Patterson dans l’entretien reproduit à la fin du recueil Espace négatif (P.O.L). Combien de visionnages, combien de temps pour écrire un article (parfois plusieurs semaines), quand et pourquoi ils décidèrent de ne plus rencontrer les cinéastes, les phases de réécriture, les feuillets collés, aboutés, lui à la machine à écrire et elle debout, arpentant la pièce… Fallait-il que Farber eût été charpentier et journaliste sportif avant de devenir peintre puis critique, pour être également le seul à donner accès à son atelier ?

La profession susciterait moins de mépris et moins de fantasmes si elle était moins opaque. Sans doute aussi parlerait-elle alors mieux des films, les ferait-elle mieux voir. Tous, alors, parleraient et verraient un peu mieux : l’ignorance où la critique aime à se tenir est à l’évidence un aspect de la crise dans l’articulation des regards, des paroles et des textes au cœur de ce feuilleton. Il n’est pas étonnant, par exemple, qu’on ait tellement de mal à imposer l’idée que l’accompagnement d’un film par un cinéaste soit un travail si ceux pour qui parler du cinéma constitue, sans équivoque possible, le travail, rechignent eux-mêmes à l’aborder comme tel. Bien des critiques vous parleront passion du cinéma, éblouissements d’enfance, rapport à leur hiérarchie, popote et servitudes du journalisme mais tairont le reste, à quoi ceci devrait logiquement conduire.

Ce reste, essayons d’en parler. Partons de la situation la plus simple et la plus commune, la projection de presse. Il y a les journalistes qui consultent le dossier de presse en attendant que ça commence, et ceux qui s’abstiennent. Ceux qui prennent des notes pendant la projection. Ceux qui s’attardent après le film pour bavarder sur le trottoir avec les collègues. Il y a les dadames à chiens, les vieux routards ricanants, les jeunes intimidés… Cela fait pas mal de cas, pas mal de façons de faire. Mais la variété de ces dispositions — autant de façons de régler sa distance au film — laisse inentamée une conviction : l’écriture critique a une scène, et cette scène — à la fois réelle et imaginaire — est le moment vécu d’une projection.

Écrire est alors recueillir une trace, enlever des phrases sur un double fond de mémoire et d’oubli. Le film continue d’avoir lieu, si l’on veut ; pour la plupart des spectateurs il n’a d’ailleurs même pas encore eu lieu au moment où paraissent les articles. Mais pour la critique il s’est passé, il a eu lieu. Il n’est plus là, il faut le faire revenir. Ce que relate une critique dans un journal ou un magazine est donc moins une œuvre qu’une circonstance, moins une œuvre qu’une expérience.

Sans doute comprend-on mieux, alors, le style impressionniste-lyrique pratiqué par la plupart des critiques, et pourquoi ils ont tendance à prêter aux films des soubresauts qui en vérité ne leur appartiennent que marginalement. Ils appartiennent plutôt, ces soubresauts, d’une part à l’expérience profondément lacunaire de la projection, et d’autre part à l’espèce de dramatisation outrée à laquelle invitent les urgences de l’actualité. De là bien des malentendus : on les imagine nombreux, chaque semaine, les lecteurs à bâiller des yeux devant un film mou, plat ou simplement sage, que la chronique lui a pourtant présenté dans les termes d’une déflagration.Qu’est-il exactement, ce cinéma qui vibre, ce diamant ? Que désigne en premier le mot ? L’art, le lieu, l’expérience ? Les trois à la fois ? Le cinéma ne survient-il qu’en des occasions choisies, ou dès que s’éteint la lumière ? Davantage que les critiques, ce sont les idéologues déjà évoqués (Vacarme 51) qui devraient répondre. Ils n’en feront rien. Leur pouvoir procède en effet d’un retrait : la distribution entre le général et le particulier, la puissance et l’acte du cinéma, eux seuls s’estiment aptes à la comprendre, à la régler. Ils n’ont donc aucune envie de rendre claire la possible distinction entre l’art, le lieu et l’expérience cinématographiques : cela doit rester dans le vague. Cela doit rester une énigme. Par exemple, pourquoi s’ennuyer à penser les croisements entre grand et petit écran quand on peut subjuguer les esprits en les opposant terme à terme ?

Prenons maintenant une autre situation, l’intervention en salle d’un critique sur un film. C’est un domaine sur lequel la science dispose d’encore moins de données. Il y a pourtant là aussi beaucoup de manières de procéder. Certains ne disent rien ou presque avant la projection, d’autres donnent tout d’emblée. Certains revoient le film, d’autres préfèrent aller se taper la cloche aux frais de la princesse. Parmi ceux-là, certains ont revu le film en DVD, d’autres estiment suffisamment le connaître pour s’en passer. Certains parlent seuls, d’autres s’appuient surtout sur des échanges avec la salle.

Du coup, on s’interroge. Comment peut-on à la fois faire de la projection la scène fantasmatique, le (non)-lieu de l’écriture et ne pas s’appuyer sur elle quand la possibilité est offerte de s’exprimer devant une salle ? Je veux dire : comment osez-vous dîner pendant un film ? En vérité nous ne le savons que trop bien : les dîneurs sont ceux dont l’épisode précédent disait que pour eux, être généreux signifie rester général, parler du cinéma, du cinéma, du cinéma. Ces bons vivants peuvent bien reprendre du dessert, ils ne sont pas venus parler d’un film, ils sont venus incarner un dogme. Rien à voir. Mais toi, public, comment peux-tu tolérer ça ? Comment peux-tu ne pas réclamer que l’intervenant se penche sur des scènes, des moments, des détails ? Qu’il travaille ? Mystère. Peut-être y aura-t-il un jour des émeutes dans les salles.

Tout intervenant, à vrai dire, est un chanceux : il a le privilège de pouvoir éprouver la division en direct. Chaque phrase qu’il prononce s’adresse en effet au film et à sa circonstance encore toute proche ; à lui-même comme spectateur et à la salle ; à toute la salle et à chaque spectateur pris séparément. S’il est en forme, il réussira à faire sentir la modulation entre ces différents modes d’adresse. Bonheur dont il serait folie de se priver.

Ce que je viens de décrire se croit sain et sauf : conditions immuables d’une pratique immuable. À tort, deux fois à tort. D’une part ce théâtre critique fut institué en un temps, bien particulier, où la difficulté d’accessibilité des films justifiait qu’on en parlât comme d’événements qui pourraient ne pas se reproduire. Choses connues. Je veux parler des premières filmographies, constituées par des pionniers nommés Patrick Brion ou Bernard Eisenschitz, dans le noir et la feuille sur les genoux… Je veux parler de la mystique de l’absence, que pendant les années 1950 Godard et d’autres poussèrent jusqu’à déclarer suprême la beauté des films perdus, détruits ou jamais réalisés : tous ceux qu’ils ne verraient jamais, ou que l’humanité découvrirait quand elle serait prête (formule d’Henri Langlois, citée de mémoire). Je veux parler encore de l’assomption bazinienne du réalisme comme art de l’instant privilégié, laquelle eût été moins aisément possible si lui avait manqué ce défaut logistique : il était logique, sinon obligé, que la rareté des miracles dont on voulut alors réputer capable le cinéma répondit à une autre rareté — certes bien moindre —, celle de ses occurrences matérielles.

Note pour plus tard. Il serait intéressant de réfléchir à la contradiction selon laquelle, à un certain moment, il a fallu défendre l’art de masse par excellence comme une expérience à bien des égards unique, non répétable. Je n’ignore pas que dans son fameux texte sur les films de taureaux, Morts tous les après-midi, Bazin fait justement de la répétition de l’unique — la mort de la bête — le propre du cinéma. Cela n’empêche pas que demeure un paradoxe entre l’exception de l’épiphanie réaliste et la règle des foules présentes dans les salles. Il faudrait en somme donner une suite à la géniale Ciné-démographie de Daney. Après qu’il a pensé l’histoire du cinéma selon les évolutions isomorphes des populations sur l’écran et dans les salles, la penser en termes de rythmes, d’advenues (sur l’écran et dans les salles, à nouveau).

Choses moins connues, aussi. Dans le fameux tableau aux étoiles des Cahiers, l’ancien label « à voir absolument (si possible) » ne correspondait que secondairement à la note maximale. « (si possible) » signifiait d’abord « si vous pouvez », « si ce film est distribué près de chez vous ». De même, la défense skoreckienne d’un certain n’importe quoi télévisuel n’est que la tentative — toute kamikaze — de retrouver, ou de reconstruire, des conditions de réception des images selon lui assez sauvages pour permettre à celles-ci d’échapper à la capture du commentaire. Protéger l’impermanence du cinéma contre la permanence indue de la phrase – attendu que seule la première est un art – est le moteur de tous ses textes, et l’objet de Contre la nouvelle cinéphilie [1], dont il est préoccupant qu’il n’ait guère vieilli trente ans après.

D’autre part, ce temps n’est plus. Les attachés de presse mettent de plus en plus souvent des DVDs à disposition des critiques, surtout pour les films fragiles, mal distribués. Les mêmes DVDs, et avec eux le téléchargement, ont bouleversé un exercice qui tint longtemps de l’exploit, la rédaction d’un article monographique sur un cinéaste au moment de la sortie de son nouveau film. Il y a encore dix ans, la fragilité de l’analyse pouvait être contrebalancée par l’effort de rafraîchir les mémoires. Le temps de l’écriture et le temps de l’œuvre étaient nettement séparés. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Qu’importe l’importance de ces modifications logistiques, rien n’y fait : l’absence peut bien s’absenter, sa mythologie résiste. En effet, l’un des plus tenaces impensés critiques demeure la peur du film, tout simplement, la crainte qu’à trop s’en approcher vous risquiez d’en perdre le goût pour n’en avoir plus que la connaissance : définitive, dépassionnée. Morte. Quiconque connaît l’imprécision de la plupart des articles esquissera ici un sourire. Tant pis, l’ennemi de la profession reste celui dont l’amour inconditionnel — donc irraisonné — du cinéma ne suinte pas à chaque phrase, le traître à sa condition première de spectateur.

Pensons encore à ce qui arrive depuis une dizaine d’années avec les séries télé. La passion qu’elles suscitent n’est pas séparable d’une modification dans les conditions de regard. Mieux encore que modification : un brouillage des pistes. Les séries sont des objets télévisuels vus le plus souvent hors des conditions de la télé : téléchargement, achat, location ou prêt de DVD. The Wire n’eut aucun succès lors de la diffusion de sa première saison sur France 2. C’est le DVD, c’est le téléchargement, c’est le bouche-à-oreilles qui ont patiemment fait sa gloire. Rencontré à Baltimore un jour de septembre 2008, David Simon, son créateur, racontait que la série eut peu d’audience sur la chaîne — payante, câblée — HBO, mais qu’elle en eut davantage en VOD, et encore davantage en DVD.

Mais enfin, que voulons-nous ? Des articles qui diraient expressément de quoi ils sont faits, s’ils s’appuient sur une séance en salle, un DVD, une, deux ou trois visions ? Une critique qui prendrait acte que l’événement de la séance n’est plus central pour s’adapter aux nouvelles conditions de regard ? Sans doute. C’est aussi beaucoup plus simple. Ce que nous voulons, c’est d’une part une critique sans alibi, ou dont l’expérience ne soit plus la seule loi — ou absence de loi, puisqu’on a vu qu’elle justifie tous les effets, tous les maniérismes, toutes les errances.

Et d’autre part, s’il faut absolument que le rythme critique réponde à un rythme du cinéma — un certain battement de présence et d’absence —, ce que nous voulons, aujourd’hui, ce qui nous semble nécessaire est bien loin de ce qu’enseigne l’air du temps. Non pas une critique qui s’enlève sur fond d’intermittence ou de rareté du cinéma. Tout sauf le cocktail habituel d’impressionnisme et de mystique. Une critique, au contraire, qui s’accorde au fait actuel du cinéma. Quel est ce fait ? Son omniprésence. Dans nos salles, dans nos salons. Dans nos galeries, dans nos musées. Dans nos têtes, dans nos mains. Dans nos essais, dans nos romans. À suivre.

Post-scriptum

Emmanuel Burdeau est critique de cinéma. Il a été, jusqu’en 2009, rédacteur en chef des Cahiers du cinéma.

Notes

[1La majeure partie de ce texte, initialement paru dans le numéro 293 des Cahiers du cinéma (oct.1978), a été rééditée dans Vacarme 4-5 (sept-nov.1997).