Vacarme 53 / Vacarme 53

Traités de Roms

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1324 La publication du Defensor Pacis de Marsile de Padoue marque une rupture, où l’historien Quentin Skinner voit la véritable fondation de la pensée politique moderne ; retirant à la papauté tout droit civil, Marsile réserve au peuple le pouvoir des lois et de l’organisation sociale, et fait de l’empereur ou du roi le garant de leur application. Ce faisant, il ne se contente pas d’ajouter sa pierre au débat sur le rôle respectif des autorités terrestres et religieuses, tranchant de singulière manière le noeud théologico-politique ; il délie surtout le souverain de la tâche d’avoir à assurer le salut de sa communauté, lui confiant le rôle apparemment plus modeste, prosaïque et comme décevant, de veiller à la paix. Du politique, la transcendance s’éclipse pour longtemps et, si le pouvoir ainsi conféré au chef de l’État semble restreindre d’autant la liberté de penser et d’agir des citoyens, il ne cesse pour autant d’être creusé par cette absence — ni le fracas des théories de la puissance, ni celui des États en guerre ne suffiront tout à fait à refouler cette idée neuve. L’orgueil des souverains européens trouvera désormais sa sanction non dans le jugement dernier, mais dans leur simple capacité à assurer, ici-bas, la coexistence paisible des populations.

1957 Si le préambule du traité instituant la Communauté Economique Européenne entend établir des règles garantissant la loyauté dans la concurrence et la suppression des restrictions aux échanges internationaux, il prend soin d’encadrer ces raisons par l’énoncé d’ambitions d’un autre ordre : en amont, « établir les fondements d’une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens » ; en aval, « affermir, par la constitution de cet ensemble de ressources, les sauvegardes de la paix et de la liberté ». Ambiguïté, ici : souvent accusé de troquer la politique contre l’économie, ce texte fondateur peut aussi être lu comme une manière de découpler l’horizon de la paix vis-à-vis de l’affirmation des souverainetés nationales, esquissant un espace dont le caractère proprement politique serait alors d’autant plus accompli qu’il ne se subordonnerait plus à l’affirmation des puissances étatiques, fauteuses de guerre. Marsile avait noué la politique à la paix, la confiant aux États ; le traité de Rome leur en retire la garde, ouvrant la possibilité d’imaginer, sous les sempiternels débats sur la faiblesse de l’Europe politique, ce que pourrait être une Europe dont la politicité ne se mesurerait plus à la force — ce qu’Étienne Balibar nomme une politique de l’impuissance. [1]

2010 À travers l’expulsion de centaines de ressortissants européens par la France, se laisse lire de la part des États une double crispation, comme une bouffée d’orgueil. D’un côté, ils entendent substituer aux objectifs de paix (lesquels supposent, selon les termes mêmes du traité de Rome « l’amélioration constante des conditions de vie et d’emploi de leurs peuples », ce qui ne va pas sans l’institution d’un droit social) un horizon de sécurité – horizon qui, loin de remédier à la précarité actuelle, en projette l’apaisement dans un futur indéfiniment repoussé, ressuscite contre le présent l’invocation des origines et des fins dernières, attise les vieilles rancoeurs et les conflits inexpiables propres à susciter chez chacun le désir non de vivre, mais bien d’être sauvé. D’un autre côté, ne pouvant se tourner directement contre leurs voisins, ils se voient contraints de désigner à la vindicte publique des populations dont ils invoqueront tantôt la menace collective, tantôt les cas particuliers, cherchant ainsi une voie étroite entre la discrimination individuelle et la stigmatisation de masse auxquelles leur fidélité affichée à l’Europe leur interdit également de recourir. À ce désir d’États frustrés de batailles, la communauté Rom offre une cible rêvée, ayant eu la belle imprudence, en choisissant ce nom, de se poser comme nation sans se vouloir puissance. Il y a là une trahison de la manière dont la construction européenne a donné un nouveau tour à l’idée même d’une politique de la paix. Aussi l’indécision de l’Europe est-elle aujourd’hui le lieu d’un litige capital. Sur l’une de ses faces, l’Union européenne est un édifice juridique et administratif offrant, par les multiples restrictions qu’il pose discrètement au principe de liberté de circulation, des instruments aux États pour se réassurer à travers elle dans leur rôle de puissances salvatrices, pour fomenter par son intermédiaire l’affrontement de leurs populations. Mais sur l’autre face, le recours au droit communautaire pour contester les motifs de reconduite à la frontière (telle que l’invocation du « trouble à l’ordre public »), ou la réaction vigoureuse du Parlement européen puis de la Commission contre l’attitude française attestent bel et bien que demeurent enroulées l’une dans l’autre deux manières de faire l’Europe — guerre de la guerre et de la paix dont il nous revient, aujourd’hui, de travailler à ce qu’elle ne soit pas perpétuelle.

Notes

[1Étienne Balibar, L’Europe, l’Amérique, la guerre. Réflexions sur la médiation européenne, Paris, La Découverte, 2003.