Présentisme et émancipation entretien avec François Hartog

Si l’histoire a un sens politique c’est de nous aider à comprendre notre présent pour réorienter l’avenir. Rien de plus difficile pourtant pour un historien que de saisir la vérité de son temps. Il ne peut formuler que des hypothèses et des constructions. Mais la difficulté s’accroît encore aujourd’hui où tout semble voué à un pur présent, plein pour quelques-uns, vide pour la plupart, dévorant dans les deux cas tout passé et tout avenir. Ce que François Hartog appelle le présentisme. Comment faire l’histoire d’un temps qui ne veut plus d’histoire ? Quel sens encore lui trouver ? D’abord en prenant un peu de temps pour essayer de comprendre.

Entretien réalisé par Sophie Wahnich & Pierre Zaoui

François Hartog est historien, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, auteur de Régimes d’historicité, Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.

On a l’impression qu’en ce moment une pensée du court-terme est en train de dévorer tous nos rapports aux temps. D’où notre intérêt pour votre travail. Vous dites dans Régimes d’historicité que « l’ordre du temps dans une société est une réalité non-négociable ». Qu’entendez-vous par là ?

Les rapports aux temps ne se décrètent pas. Ce qui ne veut pas dire qu’on ne peut rien faire, ni rien changer. C’est une autre question. Mais que notre rapport au temps soit structuré par une époque donnée au même titre que notre personnalité, cela me paraît incontestable. C’est ce qu’avait déjà essayé de mesurer Norbert Elias : les structures sociales sont aussi, et en un certain sens d’abord, des structures temporelles, contraignant à certains rapports au temps et en interdisant d’autres. Par exemple, dans ce que j’appelle le « régime moderne d’historicité », il y a une double dimension d’accélération du temps et d’ouverture vers le futur qui vient fixer le cadre de la majorité des événements qui s’y produisent : presque à chaque fois ces événements vont se caractériser par leur type d’accélération et leur type d’ouverture au futur. Ce n’était pas le cas avant, et c’est sans doute différent aujourd’hui.

Donc l’ordre du temps à la fois n’est pas négociable et varie ?

Absolument. Les catégories temporelles, c’est-à-dire nos rapports au passé, au présent et au futur, sont des catégories historiques. Donc à la fois elles varient tout au long de l’histoire, et en même temps elles s’imposent à tous pour chaque époque ou chaque « régime d’historicité ». Et même s’il est un peu vain d’essayer de dénombrer ces derniers (c’est aussi vain que le calcul des civilisations : 3, 7, 23 ?), il me semble qu’on peut au moins distinguer trois grands régimes d’historicité, c’est-à-dire trois grandes formes de rapport au temps : le premier, ancien, qui accorde presque tout au passé ; le second, moderne, celui des xviiie-xixe siècles, et d’une grande partie du xxe siècle qui se tourne de plus en plus vers le futur et s’exprime essentiellement par l’idée de progrès ; et puis un troisième, celui d’aujourd’hui, où le présent tend à l’emporter sur le passé et le futur. C’est ce que j’appelle le présentisme. Mais évidemment ce sont trois formes idéales, trois constructions : en réalité, on trouve tous les dosages possibles.

Ne s’agit-il pas, plutôt, de trois rapports au temps, c’est-à-dire de régimes de temporalité ?

Pourquoi dis-je « régime d’historicité » plutôt que « régime de temporalité » ? Parce que ce qui m’intéresse, c’est l’expérience très sensible du rapport au temps, pas les grandes catégories métaphysiques ou ontologiques à la Heidegger. Prenez l’exemple d’Ulysse. Lors du banquet chez les Phéaciens [Odyssée, chant 7], il demande à l’aède de chanter la prise de Troie, son plus grand exploit. Or en l’entendant, il se met à pleurer. Pourquoi ? On a là une toute première expérience de l’historicité. Ulysse pleure parce qu’il n’a pas les mots pour relier celui qu’il était à celui qu’il est présentement. Il fait la douloureuse et soudaine expérience d’une non-coïncidence de soi à soi dans le chant de l’aède. Et le passé comme catégorie lui fait défaut pour relier les deux, pour saisir son identité. C’est pour moi une sorte de scène primitive de l’historicité qui va au-delà (ou en deçà, peu importe) de la question de la temporalité : Ulysse ne peut se penser lui-même (au sens d’ipse et non d’idem pour reprendre les catégories de Ricœur) qu’après ce récit de l’autre, et c’est après seulement qu’il va pouvoir se présenter, se raconter, et d’abord se nommer. Dans cette expérience, l’histoire prime le temps. Et pourtant c’est là un régime particulier : se définir par ce qu’on a été ou fait grâce au récit de l’autre, c’est particulier. On peut envisager autre chose. C’est une question de champ d’expérience. On peut imaginer une tout autre scène où le héros se présente et se pense comme autre chose que la quête d’une coïncidence avec son passé : comme quelqu’un qui a d’abord un avenir et qui cherche à le réaliser, ou comme quelqu’un qui n’est que ce qu’il est au présent.

Dans ce dernier cas, il s’agirait de ce que vous appelez le présentisme ?

Tout à fait. L’époque actuelle a délié quelque chose avec le passé comme avec le futur. C’est une espèce de présent qui se voudrait auto-suffisant. C’est-à-dire quelque chose d’un peu monstrueux qui se donnerait à la fois comme le seul horizon possible et comme ce qui n’a de cesse de s’évanouir dans l’immédiateté. Ce présent se révèle du même coup beaucoup plus différencié selon qu’on se situe à un bout ou à l’autre de la société. Avec d’un côté un temps des flux et une mobilité très valorisée et de l’autre, du côté du précariat, un présent en pleine décélération, sans passé sinon sur un mode compliqué (surtout pour les immigrés), et sans vraiment de futur. Autrement dit le présentisme a plusieurs aspects. Grossièrement, d’un côté c’est un présent plein et en mouvement perpétuel, de l’autre c’est une prison close et figée (sans perspective).

Prenons un exemple concret. Comment votre schéma fonctionne-t-il pour l’attentat contre les Twin towers ?

On définit parfois l’événement moderne comme l’événement qui comporte en lui-même sa propre commémoration ou célébration. Ce fut le cas avec le 14 juillet 1789 ou Mai 68. En ce sens, l’attentat est un événement moderne, mais avec quelque chose de plus. D’abord, le fait qu’il y avait deux avions. Un seul avion, cela pouvait presque passer pour un accident. Mais avec le deuxième, qui s’est présenté peu après, il y avait déjà toutes ces caméras braquées, et c’est devenu d’emblée un événement planétaire et immédiat. Là-dessus, on est malheureusement obligé de reconnaître une certaine inventivité d’Al-Qaeda. Ensuite, le fait que l’administration Bush a tout de suite essayé d’en faire le point de départ pour une nouvelle époque : celle de la guerre au terrorisme. Elle n’a même pas pris le temps de penser d’où ça venait et pourquoi c’était venu. Enfin c’est un événement qui a très vite fait écrire, en particulier le roman de Don DeLillo, L’homme qui tombe. Or ce livre décrit un jour d’apocalypse, mais en se plaçant juste après : non pas l’approche du désastre, mais l’après. Non pas un temps nouveau ou tout autre, mais plutôt un temps bloqué, un temps d’après qui ne passe plus mais qui est encore du temps, où simplement il est devenu impossible de raconter quoi que ce soit. Il n’y a plus de récit possible. Du storytelling est peut-être encore possible, mais pas du récit. Or ces trois dimensions spécifiques du 11 septembre me semblent aussi pouvoir s’appliquer à ce que j’appelle le présentisme.

Mais ne pourrait-on pas dire aussi bien que passé, présent et futur se juxtaposent plutôt se fondent en un seul et unique présent ? Tout le monde n’a pas vécu le 11 septembre comme un moment décisif, ni même le concernant…

Qu’il y ait dans une même société donnée, une multiplicité de rapports au(x) temps possibles, c’est sûr. Et ce quel que soit le régime d’historicité. Il y a toujours et il y aura toujours des groupes de gens qui pensent différemment de leur temps et essaient d’échapper à ces catégories temporelles dominantes. Toutefois, majoritairement, il me semble que c’est le seul présent qui est prépondérant. Ce qui modifie en retour les formes d’apocalypse ou de prophétie, c’est-à-dire les formes par lesquelles on tente d’échapper à son présent. Aujourd’hui les apocalypses et les prophéties ne peuvent plus être les mêmes, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y en a plus. Regardez par exemple les transformations du religieux contemporain : avec les effervescences évangéliques et charismatiques, on propose un rapport immédiat au divin, dans l’instant et pour chacun — à chacun sa petite apocalypse personnelle. Regardez les difficultés de l’Église catholique qui fonctionne au contraire sur la médiation et n’a cessé de dire, saint Augustin en tête, « la fin des temps, ça ne vous regarde pas, seul le Père sait ce qu’il en est ». Les nouvelles religions aussi me semblent donc en train de basculer vers l’immédiat et d’inventer un nouveau catastrophisme qui n’est plus l’Apocalypse, si j’ose dire traditionnelle, mais des formes d’apocalypses « désapocalyptisées ». On pourrait rencontrer de ce côté certaines formes d’écologie (la deep ecology).

Ce n’est pas très gai. Pensez-vous le présentisme comme un régime d’historicité nécessairement oppressif ?

Mais je ne suis déjà même pas sûr que le présentisme constitue un régime d’historicité à part entière ; c’est plutôt une question ou une hypothèse. En particulier, est-ce là plutôt un régime temporaire ou transitoire qui va voir bientôt ressurgir une nouvelle articulation des catégories du passé, du présent et du futur ? Et là, sous quelles formes ? Sans doute pas une nouvelle forme de prédominance du passé, mais alors quoi ? Un nouveau futurisme ? Ou bien, ce présentisme n’est-il pas seulement un présentisme par défaut mais un présentisme qu’on pourrait dire plein, et donc un régime d’historicité à part entière qui s’impose de plus en plus ?

Il s’agirait alors de la fin de l’histoire ?

Non, ce n’est pas tout à fait la même chose, car la fin de l’histoire c’est plutôt la fin de tout événement décisif. Ce qui accompagne ce présentisme, c’est plutôt une remise en cause du concept moderne d’histoire. Car il semble qu’il n’y ait plus que des événements (on fait de l’événementiel), en politique, mais aussi bien dans l’entreprise, dans la communication, dans la culture, et que, du même coup, l’histoire ne soit plus qu’une série d’événements qu’on refuse de comprendre, qu’on réduit à de l’imprévu : l’essentiel étant seulement d’y réagir le plus vite possible. Ce qu’on ne sait pas penser suivant les catégories classiques de l’histoire. Par exemple, les catégories braudeliennes de temps longs ou de civilisations matérielles sont sans doute très exotiques aujourd’hui. On ne sait plus quoi faire du mot histoire. On lui préfère bien davantage le mot mémoire. Même si le mot mémoire a eu un sens fort notamment quand il s’est agi de prendre la mesure de ce qu’on n’avait pas voulu penser : l’extermination, le colonialisme, ce qui s’est passé à l’Est… C’est cela qui domine l’histoire et je ne sais pas si c’est bien ou pas, mais ce qui se trouve écrasé sous l’évidence actuelle de cette thématique de la mémoire n’est plus tout à fait de l’histoire.

Mais alors l’histoire ne sert plus à rien ?

Le vieux rôle de l’historien à la Michelet, ou même encore à la Michel de Certeau, c’était de permettre que les morts soient des morts et conquièrent toute leur place à ce titre. Ce qui permettait, à partir de là, d’ouvrir de nouvelles politiques d’avenir. Or ce rôle ne me semble plus être possible aujourd’hui. Cela avait un sens dans un régime d’historicité qui valorisait le futur sur les assises d’un passé reconnu comme tel. Mais cela n’a plus cours aujourd’hui. Dans le présentisme actuel, comment faire en sorte de donner sa place au passé tout en ouvrant l’avenir ? Je ne sais pas. Le présent impotent a rendu tous les autres temps opaques : le passé s’est réduit aux simples traces de la mémoire, et le futur ne va plus au-delà du lendemain matin, sinon sur le seul mode de la menace. Du coup, l’histoire n’est plus histoire, riche du passé et grosse de l’avenir, mais archive ou incantation.

Incantation en quel sens ?

Par exemple, que pourrait être une utopie au présent, en particulier en dehors des réponses religieuses ? Autrement dit, comment penser le temps, celui du kairos, comme surgissement, moment décisif, comme manière de saisir le présent, en dehors du temps chronos, c’est-à-dire du temps de la continuité, de la seule chronologie ? Comment même saisir le vif du présent dans un temps qui n’est plus que présent ? Là, je ne vois pas de réponse : l’historien n’en sait pas plus que chaque citoyen. C’est de l’incantation ou du messianisme, et parfois en un sens très intéressant. Mais pas de l’histoire, ni du projet plus ou moins clairement formulé.

Ce que vous dites fait penser au mur de Berlin. En un sens sa chute est l’événement majeur de notre génération. Or il est très marquant de mesurer combien, à maints égards, il n’en est rien sorti, ni à l’Ouest, ni à l’Est…

Absolument, on était en droit d’en attendre une formidable ouverture du futur. Et ce ne fut pas le cas. À l’Est, sans doute parce qu’ils étaient devenus très méfiants vis-à-vis de tous ces futurs qu’on leur avait promis. Mais l’Ouest, outre le fait que cela a surpris tout le monde, était déjà sorti aussi, à sa façon, de toute perspective futuriste. Il était déjà dans le présentisme. Et à cet égard Mai 68 est peut-être un tournant plus fort du passage du futurisme au présentisme. Car il y avait encore la perspective révolutionnaire, mais avec cet élément contradictoire du « tout, tout de suite ». Et cela c’était déjà du présentisme, certes pétillant, où tout paraît encore possible, mais qui rompt avec les régimes d’historicité précédents.

Est-ce qu’on peut revenir alors sur l’ambiguïté de cette notion de présentisme ? Parce que le « tout, tout de suite » de Mai 68, c’est aussi encore le temps de l’utopie, qui n’est pas celui du présentisme. Autrement dit, se concentrer sur le présent, ce n’est pas nécessairement entrer dans le présentisme, n’est-ce pas ?

Tout à fait, il y a d’ailleurs eu là beaucoup de confusions, notamment quand on a cru qu’avec ce terme je voulais exprimer la nostalgie d’autre chose. Or ce n’est pas cela. En un sens, tout un chacun, quel que soit son régime d’historicité, n’aura jamais eu que son présent. D’où par exemple la formule magnifique de Péguy parlant de « guetteurs du présent ». Là, oui, la pensée et l’action, en un sens, sont toujours au présent. Mais ce dont le présentisme essaie de nous convaincre, c’est tout autre chose, ce n’est pas de s’attacher à son présent mais de croire qu’il n’y a que du présent, que le passé est inaccessible et le futur fermé.

Mais comment alors subvertir ce présentisme ? Comment faire de cette crise du temps le signe d’une autre chose possible ?

Encore une fois, si l’ordre du temps n’est pas négociable, cela ne signifie pas du tout qu’il faille s’en accommoder. Maintenant je trouve que c’est particulièrement difficile. Il est clair par exemple que le mot même de crise a changé de sens. Depuis la crise pétrolière, on vit avec la crise et on en démultiplie le sens partout : dans l’économie, dans l’université, etc. Or une crise devenue endémique n’est plus une crise. Je suis par exemple frappé par cette appellation de « crise systémique ». Car cela veut dire que la crise n’est plus du tout en rapport ni avec le moment grec de remise en question, d’arrêt et de décision ou de pronostic, comme en son sens médical premier, ni avec le moment chrétien où la crise signifie le jugement, définitif. Nous vivons au contraire dans un état de crise sans fin, qui ne relève ni du kairos, puisqu’on la qualifie de systémique, ni du jugement, et qui nous pousse sans cesse à penser : il n’y a rien à faire.

Donc, vous ne voyez pas de brèche possible, sinon comme rupture à la manière de la Révolution française, du moins comme fissure, qui laisse une chance à l’avenir ?

Si, il y a toujours des brèches et je ne demande que ça. Mais le présentisme est une éponge, il récupère tout. De plus, pour saisir ces brèches du présent, il faut sans doute être aux bons postes d’observation. Et je ne suis pas sûr que la fonction d’universitaire offre le meilleur des postes… En revanche, l’histoire a au moins une chose à faire : plutôt que se plaindre de ne plus être assez écoutée et de ne plus occuper la même place qu’avant (cet avant qui de toute façon n’a jamais existé), s’interroger sur la possibilité d’un nouveau concept d’histoire et d’un nouveau rôle pour l’historien. Par exemple, est-il encore juste de renoncer à l’idée d’histoire universelle pour faire de l’histoire sérieuse ? Est-ce que ce n’est pas au contraire ce que le temps exige de nous ?