Persistance de l’utopie entretien avec Miguel Abensour

Avant d’être orientée vers le futur, l’utopie était échappée mentale dans un hors-lieu. En faire un rêve vers l’avant oblige à penser le devenir historique en accordant une place centrale à l’imaginaire politique. L’utopie devient la poésie de l’avenir, nécessaire pour faire advenir un monde tout autre.

Ces trente dernières années ont vu une disqualification de l’utopie. Pouvez-vous revenir sur cette conjoncture ?

Vous parlez des trente dernières années, mais si l’on doit faire une chronologie, l’utopie a été affectée négativement dès les années 1950, de par l’association à la notion de totalitarisme. En 1989, on n’a fait que reprendre ce qui avait déjà été répété ad nauseam. En vérité, il faut remonter loin en amont pour comprendre comment, dans les années 1840, s’est inventée, face à la floraison utopique et contre elle, une haine de l’utopie. À nous de voir comment l’identification plus qu’abusive de l’utopie au totalitarisme est venue se greffer sur un rejet plus ancien. Des ouvrages comme Études sur les réformateurs ou socialistes modernes de Louis Reybaud (1843) ou comme Histoire du communisme d’Alfred Sudre (1849) sont très révélateurs. Ils sont comme une préface à la répression qui va s’abattre sur l’Insurrection ouvrière de Juin 1848. Sudre déclare, sans vergogne : « Je pose la plume pour prendre le fusil. » Pour lui, il s’agit désormais d’anéantir les communistes, cabetistes ou matérialistes. C’est donc dans le climat violent et meurtrier de 1848 que naît la haine de l’utopie.

Cette haine resurgit au xxe siècle à partir d’un magma de confusions et de distorsions idéologiques. Contrairement à ce que soutient la doxa, la critique du totalitarisme n’est pas à l’origine d’inspiration libérale. Cette critique est apparue dans la gauche allemande à propos de la critique du bolchévisme considéré comme une inversion de la politique d’émancipation, en ce que la dictature du prolétariat s’avérait être une dictature sur le prolétariat. Loin que l’utopie soit le berceau du totalitarisme, c’est bien plutôt sur le cadavre de l’utopie que s’est élevée la domination totalitaire. Ainsi en URSS, tout ce qui avait un caractère d’altérité utopique — dans le champ politique, les conseils ; dans le domaine des mœurs, les jardins d’enfants, la liberté sexuelle — a été systématiquement détruit, au fur et à mesure que s’est imposée la domination du parti bolchevik.

Les années 1980, en réinvestissant avec Soljenitsyne et L’Archipel du goulag la critique du totalitarisme n’ont rien inventé. On s’est contenté de recycler la vieille haine de l’utopie sans tenir compte des enseignements de l’histoire quant à la liquidation de l’utopie par la domination totalitaire. Un pas a été franchi avec François Furet dans Le Passé d’une illusion (1995), où l’anti-utopisme conduit à nier la condition historique pour mieux affirmer la fin de l’histoire et l’avènement d’une répétition sans fin. Ce maître de l’idéologie française n’hésite pas à écrire : « Nous voici condamnés à vivre dans le monde où nous vivons. »

L’utopie hésite entre une caractéristique spatiale d’altérité radicale du rêve et une caractérisation temporelle orientée vers le futur. Pouvez-vous nous expliquer quand cette hésitation émerge et quels en sont les enjeux ?

Le passage des projections spatiales aux projections temporelles est la marque de la modernité utopique. Soient deux repères : 1516, L’Utopie de Thomas More, la description de l’île d’Utopie grâce au récit de voyage d’un marin-philosophe ; 1770, L’An 2440 de Sébastien Mercier avec en exergue, la phrase de Leibniz : « Le présent est gros de l’avenir. » Encore fallait-il pour Karl Mannheim dans Idéologie et Utopie (1929) élaborer une différenciation des formes d’utopie temporelle en rapport avec l’affrontement des groupes sociaux. Mais si l’on veut vraiment saisir la signification de cette nouvelle articulation de l’utopie au temps et donc à la société future, c’est au philosophe Ernst Bloch qu’il convient de s’adresser. Ce dernier en effet a su donner une assise philosophique à cette nouvelle articulation de l’utopie au temps, grâce à une ontologie, une pensée de l’être en tant qu’être inachevé. Selon Bloch, l’utopie proviendrait d’un foyer ontologique. L’être est pensé à la fois comme processus, inachèvement et tension vers l’achèvement. Ce serait dans le « pas encore être » que l’utopie trouverait sa source et son moteur, comme si l’utopie se constituait dans la tension vers l’achèvement de l’être. L’utopie « état réel de l’inaccomplissement » serait en quelque sorte portée, soulevée par cette tension ontologique entre inachèvement présent et achèvement à venir.

Ce déplacement de l’espace au temps trouve sa source dans les Lumières et dans la nouvelle conscience de l’historicité qu’elles instaurent : l’histoire apparaît progressivement comme ce qui peut être changé, transformé ; comme ce qui peut donner naissance à d’autres formes de sociétés. Cette nouvelle historicité est considérablement amplifiée par le tremblement de terre de la Révolution française. Edgar Quinet déclare justement que la Révolution française a « ramené sur terre la foi en l’impossible. »

Saint-Simon, Fichte, à l’encontre de Rousseau, annoncent que « l’âge d’or n’est pas derrière nous, mais devant nous ». Entendons que d’anciens rêves de l’humanité peuvent désormais s’incarner, transformer la réalité effective. Ainsi, le passage de l’utopie de l’espace au temps confère une crédibilité à des œuvres utopiques qui au préalable étaient considérées comme des modalités de l’évasion.

À lire les cours d’Emmanuel Levinas sur Ernst Bloch dans La Mort et le Temps, on comprend que cette métamorphose de l’utopie a un double visage : elle assigne certes l’utopie au temps, mais elle assigne tout autant le temps à l’utopie. Nous sommes bien au-delà de la temporalisation de l’utopie, puisqu’il s’agit de rien moins que de proposer une nouvelle identification du temps telle que l’utopie — le « principe espérance » — devienne temporalisation du temps. « Le temps est pure espérance. » Cette assignation du temps à l’utopie est dans le sillage de la révolution blochienne par rapport à Heidegger. En effet, Ernst Bloch engage à penser la mort à partir du temps et non plus, comme chez Heidegger, le temps à partir de la mort. Penser la mort à partir du temps, à partir de l’avenir utopique, n’abolit pas le scandale de la mort, mais lui enlève jusqu’à un certain point son dard, en ce qu’un nouveau regard peut être jeté sur elle. Loin d’être l’exclusive signification du temps, la voie vers l’authenticité, la mort est abordée autrement. « L’extase première est ici l’utopie et non plus la mort » écrit Levinas. La mort est détrônée de sa position de maître absolu, étant incluse dans le temps, comprise en fonction du temps de l’utopie, d’un temps à venir où la relation à l’autre est déterminante. Si du côté de Heidegger, le temps pensé à partir de la mort incline vers la finitude, il n’en va pas de même du temps pensé à partir de l’utopie, de son mouvement qui ouvre sur l’infini de l’utopie, l’infini du temps assigné à l’utopie.

Ce déplacement est-il un progrès ou un danger pour la pensée de l’utopie ?

Il est évident que si l’on se tourne vers Ernst Bloch, penseur du « principe espérance », cette transformation du topos de l’utopie qui, de l’espace est passé dans le temps, est un bien et constitue un progrès. Cette assignation de l’utopie au temps la ferait échapper aux attitudes « escapistes » du passé et la rapprocherait du même coup de l’histoire pour s’y colleter et permettre la naissance d’une nouvelle praxis, d’autant plus riche qu’elle accorderait une place à l’imaginaire, voire à l’onirique — à ce que Marx appelait « la poésie de l’avenir ». Aussi Ernst Bloch salue-t-il sans réserve « le rêve vers l’avant ». Mais ce salut à l’utopie tournée vers l’avenir doit être aussitôt tempéré par la prise en compte des dangers que comporte à son insu cette orientation quand elle est réduite à elle-même. Il convient donc de poser des conditions, car ce qui menace alors l’utopie c’est de passer d’un « écart absolu » (Fourier) à un écart relatif, de se dégrader en simple anticipation et d’y perdre le sens de l’altérité. Le xixe siècle a connu une effervescence utopique extraordinaire « vers l’avant » ; mais il a connu également différentes formes de prévision — la « prévision scientifique » (Auguste Comte), la « prévision sympathique » (les Saint-Simoniens), et même chez Marx, la « prévision morphologique ». On le voit donc, si l’utopie est d’abord recherche d’un monde tout autre, cette relation au temps peut gommer la quête de cette différence, la domestiquer au point de la réduire à une forme de prospective qui se distinguerait à peine de la répétition de ce qui est. C’est en gardant à l’utopie son rapport essentiel, constitutif, à l’altérité, que l’on peut préserver la chance de s’orienter vers un futur qui ne soit pas répétition du passé, un futur neuf, un futur tout autre.

Dans vos travaux sur l’utopie, il y a deux registres de vocabulaire qui reviennent d’une manière récurrente : d’un côté « l’arrachement », « l’explosion », « le surgissement », « l’écroulement », de l’autre « l’arrêt », « l’interruption », « la volonté de se tenir en dehors de l’histoire ». S’agit-il de deux registres de l’utopie, de deux mouvements, de deux séquences d’un même mouvement ?

Au départ, la formule que je préfère est celle de conversion utopique. Pourquoi ne pas s’interroger sur ce qui se passe chez l’individu ou dans le groupe qui choisit d’adhérer à une utopie donnée ? Pourquoi ne pas reconnaître dans ce choix de l’utopie un mouvement de conversion qui peut s’accompagner éventuellement de nouvelles pratiques quotidiennes ? Je pense aux Saint-Simoniens et à leur gilet qui se boutonnait dans le dos et avait ainsi la valeur d’une réaffirmation quotidienne du fait de la solidarité humaine. L’idée de conversion a le mérite de rompre avec une définition en extériorité de l’utopie, avec celle que l’on trouve dans les dictionnaires. Si l’on veut rechercher une spécificité de l’utopie et échapper à la platitude de la définition courante, qui prend un malin plaisir à mettre en valeur le caractère irréalisable et donc irresponsable, pour mieux liquider le lien entre utopie et altérité, il faut envisager l’utopie comme une expérience au sens fort du terme, qui instaure un nouveau rapport au monde, au autres, à soi. Il s’agit de repenser les attitudes, les affects qui accompagnent ce choix, de percevoir dans l’utopie un processus dynamique, un mouvement qui consiste à se détacher de l’ordre établi pour se tourner, non vers un nouvel ordre, mais vers un nouvel être-au-monde, vers un nouvel être-ensemble, vers une nouvelle forme de communauté humaine. Les deux registres de vocabulaire que vous avez relevés permettent de rendre compte de ce double mouvement, de ce virage : un « lâchez tout » suivi aussitôt d’un appel à un nouvel investissement.

Soit donc une conversion au sens phénoménologique du terme, c’est-à-dire un geste qui se déroulerait à l’exemple de l’épochè — le geste de pensée qui met en suspens, sinon en arrêt, l’évidence naturelle du monde. C’est pourquoi il me paraît intéressant de comparer le geste de l’utopie à celui de l’épochè. À vrai dire, peut-il y avoir utopie sans épochè ? En effet, dans la mise entre parenthèses de l’ordre établi, du cours des choses à laquelle procède l’utopie, on peut reconnaître sans peine un geste proche de celui de la phénoménologie suspendant, mettant entre parenthèses la thèse du monde. Il s’agit pour l’utopie de suspendre l’orthodoxie sur laquelle repose une société donnée et de mettre entre parenthèses un ordre si dogmatique qu’il paraît s’identifier à l’être, aller de soi. C’est en mettant entre parenthèses cet ordre que celui qui a fait ce choix de l’utopie peut discerner « des horizons inconnus », de nouvelles possibilités occultées ou ayant fait l’objet d’une forclusion. Également, naissance possible d’une autre subjectivité. L’utopie peut mette en œuvre la subjectivité d’un sujet « qui ne revient pas à la tension sur soi », au souci d’être. De par la mise à distance du mouvement de l’être qui persévère dans son être, naît le désintéressement — l’interruption ontologique du conatus — et la « dédicace à un monde à venir ». Et Levinas d’interroger, confirmant ainsi l’hypothèse d’une affinité entre l’utopie et l’épochè  : « La face visible de cette interruption ontologique, de cette épochè, ne coïncide-t-elle pas avec le mouvement pour une société meilleure ? »

Quant à l’autre paradigme, je le trouve chez Walter Benjamin dans Paris Capitale du XIXe siècle. L’originalité de Benjamin tient à ce qu’il considère qu’on ne peut penser, interpréter l’histoire sans prendre en compte les dimensions oniriques d’une époque, ses rêves, ses projections, son imaginaire. De là, l’importance accordée à l’utopie, qu’il définit comme le précipité des rêves du collectif, lui conférant ainsi une épaisseur historique particulière. De par son caractère mixte et composite — la compénétration de l’Ancien et du Nouveau, l’Âge d’or à la fois arcadie et enfer —, l’utopie se déploie nécessairement dans l’élément de l’ambiguïté. Aussi fait-elle l’objet d’un double mouvement : il convient de la débarrasser « des broussailles du délire et du mythe », afin d’en assurer le sauvetage pour mieux en libérer les virtualités émancipatrices. À l’interprète revient la tâche de désintriquer dans le rêve l’image utopique de l’image mythico-archaïque. Pour ce faire, il y a lieu, en ayant recours à une forme inédite de dialectique — la dialectique à l’arrêt — de pratiquer une immobilisation de la pensée, un arrêt sur image, en vue de construire « une constellation saturée de tensions » d’où surgit soudain, en raison du jeu des contradictions, l’image dialectique. Du même coup se produit un arrachement à l’histoire, au continuum de la domination, au sommeil qui manifeste et nourrit cette continuité. « Lorsque la pensée s’immobilise dans une constellation saturée de tensions apparaît l’image dialectique. » Fulgurance de l’image dialectique en effet, car elle circonscrit le lieu où les tensions s’avèrent les plus explosives ; elle polarise le champ du rêve et arrache le rêveur au sommeil en le projetant vers l’éveil. On comprend alors l’ambition de Benjamin dans sa traversée du xixe siècle : mettre au point une technique du réveil, faire du dialecticien un technicien du réveil.

Deux figures de la conversion utopique, donc : l’une sur le modèle de la mise entre parenthèses phénoménologique, l’autre sous la forme de l’image dialectique. Jusqu’à un certain point, elles présentent des caractères communs. Qu’il s’agisse de l’épochè utopique ou de l’image dialectique, l’une et l’autre connaissent le suspens d’un processus, voire une immobilisation de la pensée. En outre, dans l’un et l’autre cas, il est question d’une lutte entre une forme particulière de sommeil et l’éveil ou le réveil. À l’encontre d’un savoir pétrifié, Levinas attend de l’épochè qu’elle puisse rendre la vie à des voix réduites au silence. Il se donne pour visée de réveiller des complexes d’intentions endormies, susceptibles d’ouvrir des horizons disparus. Modalité spécifique de l’éveil chez Levinas, car il porte au premier plan une intrigue singulière, celle qui se noue à partir d’autrui, de la proximité, du fait du prochain. C’est ici que se creuse un écart entre les deux gestes. De part et d’autre, il est bien question d’un même couple antithétique, sommeil/éveil. Mais du côté de Levinas, la rencontre d’autrui, le bouleversement qu’elle provoque situe le réveil, sinon l’insomnie, dans le registre éthique. Alors qu’il s’agit pour Benjamin de nous arracher à un sommeil hypnotique de façon à ce que nous puissions enfin accéder à l’éveil historique ; c’est reconnaître que le combat qu’il mène pour libérer le jeu des contradictions est avant tout politique, se déploie dans le champ politique, l’éveil donnant libre cours à l’impulsion du sauvetage.

En quoi l’utopie peut-elle être émancipatrice aujourd’hui, quelle est son actualité ?

Je ne suis pas sûr que votre question soit vraiment pertinente. Si l’on admet l’hypothèse de la persistance de l’utopie, on peut seulement noter des variations d’intensité dans la vis utopica et ses virtualités émancipatrices. Je distinguerai aujourd’hui deux sommations utopiques parmi d’autres. Accepte-t-on la thèse commune à Adorno et à Ernst Bloch selon laquelle l’utopie serait négation de la mort, serait portée par l’exigence de s’opposer à la mort, alors face à la Shoah, prise dans son unicité, face aux génocides qui ont suivi, se perçoit une nouvelle sommation utopique à l’encontre des entreprises d’autodestruction de l’humanité. En quête d’une autre communauté humaine, l’utopie n’est-elle pas — de par sa charge d’altérité, sa radicalité, son opposition constitutive à thanatos — en mesure, mieux que toute autre instance de donner sens au « plus jamais ça » ?

En présence d’une situation où l’injustice ne cesse de croître et d’accuser de plus en plus le clivage entre dominants et dominés, il convient de faire retour à la sommation utopique pour une société de justice. À ce propos, je rappellerai ces phrases de Françoise Proust, qui indiquait à l’assignation de l’utopie au temps une autre orientation. « Concéder sur l’utopie, c’est céder sur le vœu fou et inconditionné d’en finir une fois pour toutes avec l’injustice présente, c’est céder sur l’inextinguible soif de justice et sur son exigence maintenant. »

Mais n’est-ce pas faire fi un peu rapidement du pessimisme qui nous habite ?

De quel pessimisme parlez-vous ? D’un pessimisme défaitiste qui porte à la résignation, à l’acceptation ? Ou bien de celui auquel invitait Pierre Naville quand il appelait à « organiser le pessimisme », c’est-à-dire pratiquer une critique des illusions telle que le choix de l’utopie et de l’émancipation mesure avec lucidité les obstacles à surmonter et le chemin à parcourir ? N’est-ce pas à cette organisation du pessimisme qu’a répondu Marx quand, au début des années 1850, il a décidé de « s’enfermer » dans la salle de travail du British Museum pour mieux comprendre et mieux connaître les forces qu’il importait de combattre et de vaincre ?

Post-scriptum

Miguel Abensour est philosophe, auteur de L’Homme est un animal utopique, Éditions de la nuit, Arles, 2010.