Inventer des brèches des pratiques différentes dans le cinéma d’aujourd’hui

Chaque année, pendant le festival de Cannes, l’Acid (Association du cinéma indépendant pour la diffusion) présente au public et aux professionnels une petite dizaine de films sans distributeur. Quel pari se joue pour l’association, les cinéastes et les heureux bénéficiaires de cette entreprise ? Entretien avec Stéphane Arnoux, Djinn Carrénard et Fabienne Hanclot

Montrer à Cannes des films sans distributeurs, est-ce une façon pour vous de désigner les carences du système de distribution en France ?

Fabienne Hanclot (déléguée générale de l’Acid) Nous défendons l’intime conviction que tout est partageable. Si nous aimons un film, il n’y a pas de raison qu’il n’y ait pas d’autres gens qui l’aiment aussi. Le principe à l’Acid est de considérer qu’il y a un public pour ces films-là et que le système empêche ces films d’exister, ou en tout cas d’être montrés correctement. Si on regarde ce qui se passe en France depuis quelques années, il y a des éléments très simples qui expliquent la difficulté pour les films d’arriver à leur public. D’abord, le nombre de copies des deux, trois gros blockbusters mobilisent chaque semaine parfois 90 % des écrans français. Ensuite, les frais de promotion ont été multipliés par cent cinquante en cinq ans. Pour que le spectateur puisse identifier un film, savoir qu’il existe, il faut beaucoup d’argent pour les achats d’espace, les colonnes Morris, les bandes annonces et, ce qui était gratuit il y a dix ans coûte aujourd’hui une fortune. L’apparition récente de groupes liés aux chaînes TV qui contrôlent tout, de la production à la salle et jusqu’à la sortie DVD, VOD… dans une logique de rentabilité immédiate, précarise les autres manières de faire des films. L’arrivée sur le marché de la production et de la distribution des filiales TV a multiplié le nombre de sorties techniques de films destinés au marché vidéo. Or ils sont distribués sur deux cents copies, pour des raisons de deals avec des grosses majors qui imposent la sortie en salles avant la vente télé. Ces sorties mobilisent des moyens de promotion, occupent de l’espace dans la presse et dans les salles au détriment de films plus fragiles.

L’arrivée de la carte illimitée qui joue sur un turn over rapide, des films a aggravé la situation : on fait un maximum de promotion sur un film qui doit rentabiliser ses entrées sur la première semaine d’exploitation et puis on passe au suivant. Il y a encore quelques années, un film étalait 90 % de ses entrées sur douze mois. Aujourd’hui, c’est sur trois semaines. Or le cinéma indépendant qui ne dispose ni de stars, ni de moyens de promotion importants a besoin d’être exposé dans la durée, besoin du bouche à oreille et du temps nécessaire pour que la rumeur fonctionne. Il y a aussi les conflits d’intérêts entre distributeurs. Plus un distributeur est puissant, plus l’exploitant de salle va prendre un film même médiocre du distributeur en question pour obtenir le prochain film de son catalogue qui sera un succès potentiel. Ce qui enlève des salles au film indépendant, même s’il marche mieux que la série B en question…

Dans le marché tel que je viens de le décrire brièvement, les distributeurs indépendants n’ont pas les moyens de suivre. Le risque économique est de plus en plus grand et par conséquent nombre de films qui sont produits aujourd’hui, y compris avec l’aide du CNC, ne trouvent pas de distributeur.

Dans ce contexte comment travaillez-vous concrètement ?

FH Tout au long de l’année, l’Acid accompagne une vingtaine de films distribués à moins de quarante copies, donc avec un très petit budget de promotion. Il faut convaincre les exploitants qu’ils ont intérêt à garder le film pour que le bouche à oreille ait le temps de fonctionner. On tire des copies, on fait en sorte que des cinéastes viennent dans leur salle en province, même deux mois après la sortie du film…

Cannes c’est le moment où l’Acid va un peu plus loin en programmant des films sans distributeur. Notre travail à Cannes consiste à montrer à la profession que ces films peuvent avoir un écho, qu’ils ne sont pas voués à faire le tour de trois, quatre festivals. Quand soixante programmateurs de salles ont un coup de cœur, c’est plus rassurant pour un distributeur que de visionner le film sur une table de montage et de se demander s’il va plaire. C’est une manière de contourner le diktat du marché pour donner une vitrine aux films.

Comment s’opère le choix des films programmés ?

FH La programmation est faite par les cinéastes de l’Acid qui soutiennent des cinéastes qu’ils ne connaissent pas, avec l’intime conviction que défendre les autres, c’est aussi défendre le cinéma qu’ils font. Il n’y a pas de ligne éditoriale. Les cinéastes de l’Acid sont très éclectiques. Ce qui fait la différence aussi, c’est la façon dont on présente les films et dont on les accompagne. C’est de plus en plus compliqué et il y aurait des raisons de baisser les bras mais quand je vois ce qui s’est passé à Cannes cette année, cela nous a donné énormément d’énergie et renforcé la conviction que tout est partageable.

Stéphane Arnoux, vous êtes cinéaste membre de l’Acid, quelles étaient vos motivations pour participer à cette programmation ?

Stéphane Arnoux Ce qui m’a intéressé, c’est qu’il s’agissait d’une programmation faite par des réalisateurs. C’est amusant de se retrouver de l’autre côté, de voir, de confronter, de sélectionner et ensuite de porter ces films. Et puis il y a la rencontre, quand j’aime un film, j’ai automatiquement envie de rencontrer ceux qui l’ont fait. Si cette rencontre permet à d’autres gens de voir ce film, je suis doublement content. Cette démarche pose la question du temps : on peut trouver absurde que des cinéastes, sous pression pour écrire leur film, le tourner, le sortir, prennent du temps pour voir les films des autres, aillent à Cannes pour les soutenir… Mais justement ce temps-là me semble aussi constructif que le temps passé à faire un film parce que je rencontre le cinéma de mon temps, dans sa diversité. Même s’il y a des films que je n’aime pas dans la sélection, je vois des films qui sont la réalité du cinéma aujourd’hui et qu’on ne peut pas voir ailleurs. Ils vont me faire réfléchir sur le cinéma que j’ai envie de faire ou de voir. Ce qui me donne envie de participer à l’Acid, c’est la possibilité de faire exister des films qui sinon n’existeraient pas. C’est aussi une façon d’être ensemble dans un système qui nous est commun. Plutôt que de chercher à fonctionner avec le système tel qu’il est, en devenant progressivement une victime de plus en plus expiatoire, je préfère penser en termes d’utopie créatrice et tenter de créer une brèche, un système dans le système avec son propre mode de fonctionnement pour permettre des négociations, une révolution, un retournement des façons de faire et peut-être, à terme, de contribuer à changer le système.

Djinn Carrénard, votre film Donoma a été programmé par l’Acid à Cannes, comment s’est passée cette aventure ?

Djinn Carrénard Je voudrais revenir sur cette opposition utopie/réel, utopie/réalisme qui a été très présente pendant la réalisation de Donoma. Pour moi, c’est comme s’il y avait deux pièces : la pièce de la réalité et la pièce de l’utopie. Quand j’ai commencé ce film, je voulais faire un film par moi-même, tout seul, sans l’aval de qui que ce soit, à part des passionnés. C’était une façon d’aller chercher ce qui est utopique et de le ramener dans le réel. L’utopie c’est aussi quand l’Acid a le courage de prendre ce film et de le mettre en ouverture et en clôture de leur programmation cannoise parce que, malgré l’énergie qui a été déclenchée, ce film-là porte les marques et les stigmates du combat qui lui a donné vie. Quand on regarde ce film, on comprend que je n’étais pas dans une caravane à attendre le café, on voit même les plans où je suis plus fatigué en portant la caméra.

Quel était votre projet cinématographique ?

DC C’est un désir de réconcilier le cinéma d’auteur avec le grand public. J’ai toujours pensé que le business du cinéma vivait en plein paradoxe : ce que le public recherche profondément c’est l’intime, la vie des autres, ce que les autres ont au plus profond d’eux-mêmes alors que les grands succès au cinéma sont des films formatés, pensés dans une logique d’économie de marché.

Je voulais réaliser un film profondément auteur, profondément moi, intime, et en même temps accessible à n’importe qui. J’avais deux ennemis : l’ennui et la non-compréhension. Je me suis imposé ces deux contraintes, car je savais que le résultat serait quand même un film d’auteur, intime et sans stratagèmes.

Le fait d’avoir lancé le film sans financements ni producteur, était-ce par défaut ou un choix délibéré ?

DC Je suis un adepte du tout ou rien : si j’avais lu un désaccord ou de la déception dans le regard du producteur, je n’aurais pas fait de compromis mais j’aurais sûrement tout arrêté. J’avais tellement peur d’être découragé par un professionnel réaliste que je me suis entouré d’artistes utopiques. Je leur ai dit qu’il y aurait beaucoup de travail mais peu d’enjeu. Je leur ai seulement promis qu’ils verraient le film au moins une fois, assis dans une salle de cinéma et ce fut suffisant pour que je vois l’envie et l’encouragement dans leurs yeux. J’avais la conviction intime d’y arriver et je voulais passer par un chemin où je n’allais croiser aucun regard qui me ferait douter. Maintenant je commence à être bien entouré et dans les regards, je vois beaucoup de soutien, pas mal de confiance, donc ça devient de moins en moins difficile d’être entêté.

Donc l’auto-production, c’est se poser comme auteur et aller jusqu’au bout de son désir ?

DC C’était une façon de ne blâmer personne d’autre que moi : si j’échouais, c’était uniquement de ma faute. Mais c’est une liberté telle que personne n’en veut. C’est plus facile que ce soit la faute de quelqu’un… Par exemple j’avais séparé les comédiens en couples pour parer à toute défection : ils préparaient leurs rôles sans se croiser, comme ça, si un couple en avait assez de ma façon de bosser, il pouvait arrêter sans que ça se transmette aux autres. Maintenant j’ai un peu plus confiance dans mes analyses, dans mes modus operandi et dans les objectifs que je me fixe. J’ai confiance dans le fait de les avoir amenés dans la pièce du réel.

SA C’est drôle que tu opposes réalisme et utopie, pour moi ce n’est pas du tout opposé… il y a cette phrase du Che « soyons réalistes, exigeons l’impossible » : c’est exactement le contraire de « soyez réalistes ». Et c’est valable dans ta démarche : tu vas chercher à connaître et comprendre la réalité pour fonctionner avec elle. Pour moi, l’utopie consiste à analyser suffisamment bien les mécanismes pour les utiliser et réussir à les déjouer. Là où être seulement réaliste, ce serait se dire « la réalité, elle est comme ça, je ne peux pas fonctionner car je ne peux rentrer dans le moule, alors tant pis »…

DC J’appréhendais particulièrement la boule au ventre que je supposais qu’on doit avoir quand on a un budget, qu’on réalise son premier long-métrage et qu’on se dit « si j’échoue, je suis mort professionnellement ». Je voulais avoir la liberté d’arriver sur le tournage et, si je sens cette boule, de pouvoir rentrer chez moi car elle ne devait pas conditionner ma façon de travailler. Un producteur m’aurait dit « tu es gentil avec ta boule, mais tourne ». Dans Donoma, juste avant la scène d’amour entre l’enseignante et son élève, ils ont une discussion qui crée l’ambigüité entre eux et rend possible et crédible leur relation sexuelle. J’étais très angoissé car si la scène était ratée, toute leur histoire en pâtirait, et avec mon film, j’aurais l’air d’un petit garçon brutalement surpris dans la pièce de ses fantasmes. Quand est arrivé le moment de cette scène, au lieu de tourner, j’ai discuté avec les comédiens, une, deux et trois nuits d’affilée… Et la quatrième nuit, ils m’ont dit « bon alors on tourne ou quoi ? » et j’ai dit « non je ne suis pas chaud, allez-vous coucher »… Ils se sont couchés et j’étais là, je les regardais dormir et je me suis dit « allez, c’est bon, on y va ». Je les réveille, ils se préparent, vingt minutes plus tard on tourne la scène, en une seule prise. Je n’aurais pas pu demander à un producteur de me laisser l’opportunité de faire ça… Maintenant j’ai confiance dans mon envie de filmer une scène, j’ai compris que tant que les comédiens avaient confiance et que le dialogue était ouvert, je n’avais pas à juger ce que je faisais.

En adoptant cette démarche, aviez-vous conscience de vous opposer à un système de production ?

DC Pas du tout, je n’avais juste pas envie qu’on me regarde de haut avec mon scénario. Je suis extrêmement sensible au mépris, et si j’apporte un projet à quelqu’un et qu’il n’est pas totalement enchanté, ça me meurtrit… C’est incompatible avec les démarches vers les producteurs où, trois mois plus tard, ils n’ont toujours pas lu ce qu’on leur a envoyé. Maintenant je suis en train de découvrir la mécanique, tout ce que je dois faire pour que le film sorte en salle et je crois sincèrement que si j’avais su que c’était aussi compliqué, je serai passé par les voies normales… Pour vous donner une idée, je dois trouver 80 000 € pour le kinescopage de la copie 35…

FH La seule crainte, la seule question, c’est comment faire pour que ce film et les huit autres films de Cannes ne soient pas des films de plus qui sortent et qui disparaissent.

La sortie est prévue quand ?

DC Début 2011. On fourbit nos armes pour préparer le plan d’attaque, mais en s’amusant. Je veux garder ma naïveté vis-à-vis des circuits de la distribution. Concrètement, je ne sais rien du tout sur la sortie d’un film et je ne demanderai à personne comment ça se passe, sinon je vais devoir redescendre sur terre. Si cette technique a marché pour le tournage du film, elle marchera aussi pour sa sortie. Je crois qu’avec Donoma, ce sera plus facile de faire venir le public (dans sa définition la plus large) dans les salles d’art et d’essai. On aura plus de liberté. On pourra s’allier avec des petits cinémas pour imaginer des trucs marrants, des facéties, alors qu’en passant par les circuits, ça prendrait des lustres pour obtenir l’autorisation d’une sortie non conventionnelle. J’ai beaucoup entendu dire que si Donoma était programmé dans un gros circuit, ça lui donnerait plus de chance car on toucherait le public des adolescents, mais franchement je n’en sais rien. On peut parfaitement changer les habitudes et leur donner l’envie de se déplacer dans des salles d’arts et essai. Imaginons le pire : Donoma sort dans une petite salle, dans une ruelle obscure du quartier latin, avec des séances uniquement en journée. Eh bien ça les obligera juste à sécher quelques cours pour aller le voir !