Vacarme 54 / Lignes

Réflexion sur un mouvement

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Juin-novembre 2010 : six mois de lutte contre le déglinguage des retraites, en vain ? Pas si sûr. S’il y a forcément de l’amertume à avoir perdu, une fois de plus, en dépit d’une mobilisation forte, le sentiment dominant parmi les vaincus, cette fois, ne semble pas être l’abattement. Peut-être parce que ce mouvement posait, au-delà des retraites, deux questions inextinguibles : celle de la justice, et celle du travail. C’est l’hypothèse de Jacques Léger. Il coordonne pour la CGT le groupe de recherche « Transformations du travail et émancipation », composé de chercheurs et de syndicalistes.

Les mouvements sociaux sont la plupart du temps des moments qui cristallisent de fortes tensions à l’œuvre dans la société. Le conflit des retraites est à n’en pas douter un de ceux-là… Son déroulement, sa puissance, son unité et son message méritent un peu d’attention car ils inaugurent peut-être une nouvelle phase de l’action syndicale.

Un des tous premiers actes fût la riposte syndicale unitaire à la crise financière dès le début 2009. Une plateforme commune condensait les propositions des organisations syndicales desquelles un message clair se dégageait : « les salariés ne seront pas les victimes consentantes des impérities des banquiers et des institutions financières ». La promptitude de la réaction du G20 et les dispositions prises en vue de sauver les banques jouèrent comme un amortisseur auprès des opinions publiques fortement irritées par le cynisme et l’arrogance des décideurs financiers. Les milliards avancés pour tenter de maîtriser une situation financière malsaine à l’échelle du globe échappaient à l’entendement, étalant aux yeux du monde des sommes vertigineuses. Les puissances publiques qui s’en portaient garantes invoquaient les risques encourus par les peuples si n’étaient pas prises les mesures nécessaires.
Cette posture commune des pays les plus puissants du monde donnait une légitimité aux arguments de sauvetage, les mêmes dirigeants fustigeaient par ailleurs l’irresponsabilité des grandes banques, tout en clamant leur volonté commune d’assainir les marchés financiers par une stricte régulation.
Alors que les organisations syndicales anticipaient sur la prévisible facture à payer par les salariés et les peuples, les principaux gouvernements de la planète brocardaient les mécanismes financiers fauteurs et responsables d’une crise aussi grave que celle de 1929 en jurant, la main sur le cœur, que ça ne se reproduirait plus.
Le poids de cette réaction concertée, sa rapidité, l’apparent bon sens des orientations décidées : tancer mais sauver les banques dans un système mondialisée, l’emportèrent dans l’immédiat. Certes des doutes demeuraient dans les opinions publiques quant à l’efficacité de telles décisions, mais l’orchestration à grande échelle du retour de la politique dans les affaires du monde était plutôt entendue tant est déploré son effacement devant les puissances financières.

Cette courte période d’un pseudo réinvestissement des États face à un capitalisme débridé signa une forme d’attentisme et freina l’amorce constatée d’une riposte sociale notamment dans notre pays. Cependant le statu quo n’était pas de mise et une contradiction est très vite apparue entre le temps long nécessaire aux réformes des institutions financières et le temps court de leur rétablissement. Dans la Revue internationale du Travail, livraison 2010, Richard B. Freeman de l’université d’Harvard relève de ce point de vue : « Si l’on veut redonner au secteur financier son rôle de force économique productive, il faudra mettre sur pied de nouvelles institutions et imaginer de nouveaux modes de rémunérations dans le cadre d’une réforme complète entre la finance et l’économie réelle » et de poursuivre « les travailleurs et les citoyens ordinaires supportant une part démesurée du coût des échecs et de l’impéritie du secteur financier, l’élaboration et la mise en œuvre de ces réformes incombent aux personnes et aux institutions qui représentent le monde du travail ; syndicats, ministères du travail et de la protection sociale, élus, ou employeurs soucieux du bien-être de leurs travailleurs. S’il faut tirer une leçon des deux dernières décennies, c’est que les banquiers et leurs alliés des milieux politiques et universitaires ne procèderont pas eux-mêmes aux réformes nécessaires ».

Loin d’ignorer les réelles difficultés de la situation, les salariés ont vite constaté qu’aucune inflexion significative n’était engagée… L’attente n’était pas consentement, elle exprimait une retenue dans des circonstances graves mais en aucun cas une passivité. C’est si vrai que les quelques sondages réalisés à l’époque traduisaient une ferme volonté de changer les règles du jeu du Monopoly financier singulièrement en France. Non seulement à l’œil nu rien n’avait changé mais par-delà la rhétorique du discours de moralisation des marchés financiers, la potion infligée aux salariés dans un tel contexte fût non seulement amère mais indigeste. La Grèce porte témoignage du contrecoup d’une rare brutalité appliqué aux travailleurs et à la population.

La réforme des retraites en France intervient lors de cette phase tendue marquée par une montée en charge d’un senti­ment d’injustice conforté par l’étalage de complaisances financières coupables de la part de responsables politiques. Le gouvernement considère alors, en dépit de cette situation, les conditions requises mais ­toutefois risquées pour promouvoir cette réforme emblématique du quinquennat. La crise financière associée à un problème démographique est à nouveau convoquée pour justifier la remise en cause de la partie du programme du Président de la République maintenant la retraite à 60 ans.
L’exercice est périlleux mais possible selon les principaux responsables du dossier, il s’agit certes de consulter les organisations syndicales mais sans toucher au principe du recul de l’âge de la retraite. Le gouvernement en ce sens commet une erreur, il sous-estime non seulement le mécontentement généré par le traitement de la crise financière, un très fort sentiment d’injustice, mais surtout il ne voit pas combien dans un tel contexte le déni de démocratie est condamné.
D’autant que l’attitude des syndicats à l’instar du début de la crise financière est à la fois combative et ouverte au débat. Le gouvernement ferme la porte, son objectif, moyennant quelques aménagements, est d’imposer sa réforme coûte que coûte. La conjonction de décisions en surplomb des préoccupations des salariés et des populations avec l’inégalité flagrante des mesures imposées sont probablement à la source de la riposte massive que nous avons vécue. En outre le dossier des retraites est révélateur d’un profond attachement de nos concitoyens à des bornes sociales qui limitent l’empiétement du capitalisme. Il est également révélateur d’une souffrance au travail qui ne cesse de croître, la retraite symbolise une autre façon de vivre moins contraignante. La relation complexe entretenue entre ces différents éléments peut en grande partie expliquer l’échec de toutes les tentatives d’opposer jeunes et anciens, public et privé, stables et précaires.

Du côté des syndicats, le processus unitaire a prévalu, sa construction n’est jamais simple mais chacun le sait, elle détermine pour beaucoup la capacité de mobilisation des salariés. En l’occurrence les différences d’analyse, voire de tactique, ont été surmontées afin de concentrer l’énergie de chaque organisation vers la mobilisation pour une véritable réforme des retraites. Les syndicats étaient en phase avec la plus grande partie de l’opinion publique, inquiète et mécontente, désavouant le projet du gouvernement mais favorable à une remise à plat de notre système de retraite afin de le conserver et de l’améliorer. Les syndicats avaient des divergences sur le contenu du système à mettre en place mais leur analyse convergeait dans le refus sans détour des mesures d’âge, dans la ferme réprobation de l’absence d’une réelle négociation. L’enjeu était de taille, il s’agissait ni plus ni moins d’un levier essentiel de notre pacte social ; les syndicats l’ont dit et ils ont été entendus.

Cette position a facilité et favorisé un mouvement d’ensemble qui cherchait ses voies d’expression ; en ce sens le syndicalisme a joué son rôle en organisant l’action et la contre-offensive. Mais la puissance et la durée de celles-ci méritent un autre regard, loin de s’épuiser dans une course vaine et sans fin, l’action s’est ressourcée en combinant secteurs en grève et manifestations diversifiées. Elle a permis à un salariat éclaté, aux traditions de luttes différentes de s’inscrire dans ce conflit. Il est vraisemblable compte tenu des participations constatées aux manifestations, les samedis par rapport aux jours en semaine, que plusieurs millions de personnes ont à un moment ou à un autre défilé et exprimé leur opposition à cette réforme. Certes si la grève ne s’est pas répandue au-delà de quelques secteurs stratégiques et si elle demeure un moyen efficace de l’action syndicale, elle ne se décrète pas car son efficacité repose précisément sur la décision démocratique des salariés. Les syndicats n’ont privilégié aucun moyen d’action a priori mais ils ont proposé les initiatives qui correspondaient à l’élargissement de l’action syndicale par les salariés eux-mêmes. C’est déjà pas mal, peut-être insuffisant mais le syndicalisme, s’il n’a pu faire reculer le pouvoir, sort renforcé face à un gouvernement et un parlement intransigeants mais au profil bas. Les prévisionnistes de tout bord spéculaient selon les séquences sur un pourrissement du conflit, sur sa division notamment entre jeunes et vieux, entre organisations syndicales, sur son raidissement, sur son absence de perspective, etc. Le déroulement du mouvement comportait à la fois un plan de route dont la mobilisation fixait le tempo et une part d’imprévisible dès lors qu’en dernière instance, ce sont les salariés qui détiennent le pouvoir d’agir. En ce sens la détermination, la colère, manifestées par les travailleurs dans ce conflit durant plusieurs mois constituent un baromètre fiable de la tension sociale ici et maintenant. C’est probablement une donnée nouvelle qui n’a pas échappé aux principaux décideurs, patronat et dirigeants politiques, c’est une bonne nouvelle pour toutes celles et tous ceux qui luttent.

À l’issue de cette période ouverte à d’autres prolongements revendicatifs une question récurrente se pose : le conflit des retraites témoigne à sa façon d’un mal qui ronge la société et qui concerne le travail. Yves Clot, psychologue du travail au Cnam répondant à un journaliste de l’Humanité, disait à ce propos : « Les cortèges de manifestants expriment ce paradoxe. C’est là qu’il faut chercher le ressort de l’engagement durable de millions de salariés dans l’action. Nous sommes en France, attachés à une certaine idée du travail bien fait, aujourd’hui très malmenée. Une sorte de dignité professionnelle permet encore à beaucoup de gens de se tenir debout. Et pourtant en même temps, le travail auquel ils sont contraints, ni fait ni à faire, n’est souvent plus défendable à leurs propres yeux. Ils ne se reconnaissent plus dans ce qu’ils font. Ils s’y perdent. La retraite peut devenir aussi un moyen de se sortir de cette contradiction. On a déjà beaucoup de mal, disent-ils, à endurer tous les jours la montée de ce dilemme. S’il vous plaît, ne nous imposez pas d’y vivre plus longtemps qu’avant. Sinon c’est la double peine ! Ce travail-là, abîmé, amputé et qui diminue trop de gens, ne doit pas continuer après soixante ans. Mais il ne peut plus continuer comme ça avant soixante non plus pense l’immense foule des salariés français ! Ils sont en colère, mais ils sont aussi fatigués par l’énergie qu’ils gaspillent à travailler malgré tout, contre des organisations du travail qui usent leur persévérance. Le stress n’est rien d’autre que cette activité contrariée et ruminée qui empoisonne le temps de travail et le reste de la vie. »

N’est-ce pas la tâche prioritaire présente et à venir du syndicalisme que de « s’attaquer » à la question de la qualité du travail ? Le patronat s’en occupe avec la froide détermination qu’on lui connaît, il ne faut pas lui laisser le champ libre d’autant que les salariés, peut-être plus qu’ailleurs, ont leur mot à dire.