Vacarme 54 / Lignes

Inhumain, mais pas trop

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Depuis quelques mois, la droite française a renoué avec l’une de ses vieilles obsessions : faire la guerre aux étrangers malades, en cherchant à rendre leur expulsion plus facile (projet de loi Besson « relatif à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité ») et leur accès aux soins plus compliqué (projet de loi de finances). Le projet n’est pas neuf, si ce n’est que cette fois, ceux qui l’ont entrepris n’ont plus besoin de s’en justifier auprès des belles âmes : depuis deux ans, la Cour européenne des droits de l’homme elle-même n’y voit plus d’objection. Retour sur une amère trahison.

Le 27 mai 2008, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a estimé que l’expulsion vers l’Ouganda par la Grande-Bretagne de Mme N., jeune femme séropositive âgée de 34 ans, ne constituait pas une violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme qui interdit les « traitements inhumains ou dégradants ». Émis par la juridiction la plus élevée de la CEDH, la Grande Chambre, cet arrêt est destiné à faire jurisprudence sur la question des expulsions de personnes séropositives et plus largement des étrangers atteints de maladies graves.

L’interprétation d’un tel arrêt peut sembler limpide : la Cour se conforme à « l’air du temps » de politiques européennes caractérisées par la réduction des budgets de santé publique et la répression de l’immigration quand elle ne correspond pas à des critères d’utilité économique. Mais une remise en cause aussi abrupte de l’indépendance des juges aurait de quoi passer pour un procès d’intention. Un arrêt de la CEDH doit se présenter comme l’application de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme (CESDH) et ne peut s’émanciper de la jurisprudence de la Cour. Quels ressorts juridiques ont été mis en oeuvre pour que la décision de la cour soit au diapason d’une doxa qui, elle, n’a rien de juridique ? Revenons au texte de l’arrêt pour comprendre le mécanisme. Ce que nous proposons ici n’est pas un commentaire juridique de l’arrêt, mais l’exercice de lecture par une néophyte d’une décision d’une cour souveraine et de la façon dont cette cour fait intervenir des considérations et des savoirs qui lui sont extérieurs pour statuer dans un sens qui nous semble intuitivement contraire à ce que nous concevons être les droits de l’homme.

La CEDH est saisie en dernier recours par le justiciable européen qui estime qu’une décision d’un État membre contrevient aux droits de l’homme tels qu’ils sont définis par la CESDH. Juridiction de la dernière chance, elle est souvent perçue comme protectrice pour les minorités. En septembre 2007, elle jugeait que la Lituanie violait l’article 8 de la Convention relatif au respect de la vie privée, du fait des insuffisances de la législation de ce pays en matière de chirurgie de réassignement de genre pour les personnes transgenres. Concernant les étrangers malades et plus particulièrement séropositifs, deux décisions laissaient penser que la CEDH condamnait les expulsions de ces personnes vers les pays d’origine, véritables condamnations à mort quand les traitements ne sont pas disponibles. En 1997, l’arrêt D. c. Royaume-Uni avait considéré que l’expulsion de M. D, séropositif à un stade avancé de la maladie, constituait « un traitement inhumain ou dégradant » car celui-ci n’aurait pas la possibilité de se soigner dans son pays d’origine, Saint Kitts, et mourrait rapidement après son retour. En 1998, dans l’affaire B.B c. France, dans un avis similaire rendu pour une personne sortant de prison, séropositive, originaire de la République Démocratique du Congo  [1], la Cour avait rappelé que les non-nationaux ne pouvaient revendiquer un droit à rester sur le territoire d’un État « afin de continuer à bénéficier de l’assistance et des services médicaux, sociaux ou autres fournis par l’Etat qui expulse ». La maladie est un événement « survenant naturellement » et les États ne peuvent pas être tenus responsables de ses conséquences. Cependant, les juges avaient estimé qu’on pouvait déroger à la règle « en présence de circonstances exceptionnelles (…) lorsque des considérations humanitaires militant contre l’expulsion sont impérieuses ». Dix ans plus tard, pour Mme N., la Cour estime pourtant qu’il n’y a pas de violation de l’article 3. Comment procède-t-elle pour distinguer ces affaires, pour ne pas reconnaître à nouveau des « circonstances exceptionnelles » alors que les cas paraissent semblables ?

Commençons par la jurisprudence de la Cour. On s’aperçoit que la clémence prêtée à la Cour en matière d’expulsion d’étrangers malades est très relative. Depuis 1997, les juges ont estimé à plusieurs reprises que renvoyer un malade vers son pays d’origine ne contrevenait pas à l’article 3. Comparons quelques-uns de ces cas à celui de Mme N. En juin 2003, l’expulsion vers la Colombie par les Pays-Bas d’Arcila Henao, séropositif, était approuvée par la Cour qui considérait que, d’après les données disponibles, l’accès aux traitements antirétroviraux était garanti dans ce pays, ce qui permettrait à M. Henao de se soigner.

Serait-ce le cas pour Mme N. ? L’extension de l’accès aux traitements dans les pays du Sud permettrait-elle à Mme N. d’avoir accès avec certitude aux antirétroviraux une fois en Ouganda ? Cette question avait occupé la majorité des débats des instances britanniques devant lesquels Mme N. s’était pourvue. Pourtant, devant la CEDH, la bataille d’experts sur l’effectivité probable de l’accès au traitement en cas d’expulsion ne se rejouera pas. L’arrêt de la CEDH cite largement les publications de l’OMS et de l’Onusida – dont les données sont réputées fiables tant par les gouvernements et institutions internationales que par les associations activistes – et les reprend sans les contester, ni les tronquer. Les juges relèvent donc qu’en Ouganda en 2006 « seule la moitié environ des personnes ayant besoin d’un traitement rétroviral en bénéficient » dans un pays où le taux de prévalence au VIH avoisine les dix pour cent. Les juges n’ont pas non plus recouru à la facilité qui aurait consisté à justifier leur décision en notant « les progrès réalisés en matière d’offre de soins médicaux » pour attester que Mme N. sera soignée une fois en Ouganda ; ils ont précisé, en s’appuyant sur le rapport de l’Onusida, que ceux-ci « ont été contrebalancés par le nombre sans cesse croissant de personnes à traiter ». Et ils ont tiré les conséquences qui s’imposent : oui, il y a bien « une part de spéculation » à affirmer qu’une fois expulsée Mme N. aura accès à un traitement, d’autant plus que Mme N. a développé une résistance aux traitements qui l’oblige à prendre des antirétroviraux dits de « deuxième ligne », très peu accessibles dans les pays du Sud. L’expulsion de Mme N. n’est donc pas confirmée sur les mêmes bases que l’avait été celle d’Arcila Henao.

Sa situation se rapprocherait-elle de celle de M. Bensaïd, schizophrène, expulsé en 2000 par le Royaume-Uni vers l’Algérie ? La Cour avait alors considéré qu’il n’était pas en danger de mort sans traitement et qu’à ce titre son expulsion n’était pas contraire à l’article 3. Non, les juges reprennent à la lettre les expertises médicales, notamment un certificat de 1998, qui précise qu’en raison du VIH et des deux maladies opportunistes que Mme N. a développées, « sans traitement actif » le pronostic était « épouvantable » et son espérance de vie « inférieure à 12 mois ». La situation apparaît également différente de celle de M. Ndangoya, séropositif en instance d’expulsion vers la Tanzanie. La mesure d’expulsion prononcée par les autorités suédoises avait été validée par la CEDH en 2004 au motif que le sida de M. Ndangoya n’était pas encore déclaré.

Alors comment la Cour a-t-elle distingué la situation de Mme N. de celles de M.D et M. B.B. ? Les juges ont pointé une première différence : contrairement à Mme N., M. D. n’était pas sous traitement au moment où il était en passe d’être expulsé, il était mourant. Cynique différence, car la Cour a admis que sans traitement, comme cela risque d’être le cas en Ouganda, Mme N. sera à coup sûr elle aussi mourante. Un des représentant de la Chambre des Lords, qui avait examiné l’affaire, l’avait d’ailleurs souligné : « Il apparaît quelque peu spécieux de la part de la Chambre [des Lords] de se concentrer sur l’état de santé du requérant alors que cet état est en vérité entièrement dû au traitement dont la poursuite est justement en péril ». Deuxième distinction établie par les juges : contrairement à M.D., Mme N., a de la famille en Ouganda qui pourra l’accompagner dans son agonie. Ainsi la décision de 1998 ne protégeait pas ce qu’on croyait : « il s’agissait davantage de la garantie de pouvoir mourir dans la dignité que du souci de prolonger la vie ». Plus qu’un revirement de jurisprudence, l’arrêt du 27 mai est l’aboutissement d’une insidieuse évolution de la Cour qui a, en dernier recours, substitué le droit de mourir dignement à celui de rester en vie, pour maintenir la fiction d’une « jurisprudence constante ».

Dans la forme du droit, il n’y a donc pas de contestation possible : les juges de 2008 ont trouvé le moyen de ne pas contredire leurs confrères de 1998. Faut-il pourtant dédire notre intuition première : ce jugement a à voir avec les politiques répressives des États membres en matière d’immigration ? Deux éléments nous invitent à considérer cette idée. D’une part, les juges ont eux-mêmes ouvert la voie à cette analyse en précisant qu’une décision contraire « aurait fait peser une charge trop lourde sur les États contractants ». D’autre part, les arrêts de la CEDH ont cette vertu de laisser la possibilité aux juges qui n’ont pas souscrit aux conclusions de la majorité d’y intégrer une « opinion dissidente » et, dans l’affaire Mme N., trois juges sur dix-sept ont estimé dans une « opinion dissidente » que l’affaire Mme N. correspondait aux critères de « circonstances très exceptionnelles » définies 10 ans plus tôt. Les trois juges contestent la façon dont « l’opinion majoritaire » s’est appuyée sur l’arrêt Airey, arrêt fondamental qui a largement contribué à définir les domaines dans lesquels la Cour était compétente. Il y est précisé que « la Convention vise essentiellement à protéger des droits civils et politiques, ce qui occulte la dimension sociale de l’approche intégrée ». À ce titre, les juges ne pouvaient prendre une décision qui allait engager les États sur la reconnaissance d’un droit social, ici le droit à la santé. Mais, pour les trois juges de l’opinion minoritaire, cette interprétation de l’arrêt Airey n’est pas valable car elle repose sur une citation tronquée. Dans l’arrêt il est précisé que malgré cette restriction, « la Cour n’estime donc pas devoir écarter telle ou telle interprétation pour le simple motif qu’à l’adopter on risquerait d’empiéter sur la sphère des droits économiques et sociaux ». En d’autres termes, s’il est démontré que l’expulsion est bel et bien un acte inhumain ou dégradant, la CEDH doit condamner la décision britannique quelles qu’en soient les incidences économiques ou sociales pour les États. Et les juges Tulkens, Bonello et Spielmann de s’inquiéter des décisions de la Cour qui mettent en balance la sauvegarde des droits fondamentaux avec l’intérêt général entendu en termes strictement comptables, en rappelant que « la protection contre les traitements prohibés par l’article 3 est absolue ». Selon eux, leur 14 confrères ont statué guidés par une seule préoccupation : ne pas prendre une décision qui risquerait de faire de l’Europe « l’infirmerie du monde ».

Ce raisonnement repose sur un présupposé : protéger les étrangers malades des expulsions et leur donner un accès aux soins et au séjour susciterait une immigration thérapeutique de masse des pays du Sud qui risquerait de déstabiliser durablement l’équilibre des sociétés et des systèmes de santé des pays du Nord. Même si l’on peut s’étonner de voir des juges présentés comme garants des droits de l’homme légitimer une telle inquiétude, cette préoccupation peut sembler à bien des égards légitime. Si seulement un dixième des 22,5 millions de séropositifs d’Afrique sub-saharienne émigrait et venait se soigner en Europe, les systèmes de couverture médicale devraient être profondément reconfigurés. Pourtant l’existence, depuis dix ans, de ce droit en France, même s’il est régulièrement attaqué sur le terrain législatif et réglementaire  [2], nous permet d’affirmer que la mise en place d’un séjour pour soins pour les personnes étrangerEs atteints de maladies graves ne suscite pas une immigration thérapeutique. En 1997, l’Assemblée nationale approuvait le principe de non-expulsabilité des étrangers atteints de pathologies graves et ne pouvant recevoir de traitement dans leur pays d’origine. En 1998, ces personnes obtenaient la possibilité d’avoir un titre de séjour. Selon les derniers chiffres du ministère de l’Intérieur en 2005, 18 600 étrangers bénéficiaient d’un droit au séjour en raison de leur état de santé, soit 0,5% des 3,5 millions d’étrangers qui vivaient en France à cette date. De plus, toutes les études montrent que la majorité des personnes étrangères atteintes de malades infectieuses soignées en France ont découvert leur pathologie en France, donc après avoir immigré pour des motivations essentiellement économiques ou politiques. D’après une étude menée en 2002 dans 22 hôpitaux d’Île-de-France et parue dans le Bulletin Épidémiologique Hebdomadaire  [3], il est établi que seuls 9% des séropositifs interrogés avaient été dépistés dans leur pays d’origine, sans qu’on sache d’ailleurs combien sur ces 9% ont immigré pour se soigner. En 2007, le Comede (Comité Médical pour les Exilés), qui assure la prise en charge médico-psycho-sociale de près de 5000 patients par an, estimait qu’entre 6% et 9% des patients séropositifs au VIH ou aux hépatites B et C reçus en consultation avaient été dépistés dans leur pays d’origine  [4]. Ces données permettent d’affirmer qu’accorder un droit au séjour aux personnes étrangères gravement malades ne provoque pas mécaniquement une explosion du nombre d’immigrés malades sur le territoire.

Ainsi l’utilisation par la CEDH des expertises laisse dubitatif : d’un côté, la Cour s’est appuyée sur les données les plus récentes pour évaluer la situation sanitaire en Ouganda, sans que la reconnaissance de ces faits n’influence la décision finale. De l’autre, elle s’est révélée incapable de se procurer les données pour vérifier la validité des présupposés qui ont motivé sa décision.

La crainte de l’appel d’air a suffi à la Cour pour suivre l’air du temps. Si l’idée d’une justice au-dessus des préoccupations sociales et politiques est aussi naïve qu’effrayante, l’existence d’une Cour des droits de l’homme qui légitime par ses décisions les clichés les plus tenaces en matière d’immigration est tout à fait inquiétante. D’autant plus quand cette Cour appelle en dernier instance les États à concentrer « leurs efforts sur les actions […] pour rendre les soins médicaux nécessaires universellement et gratuitement disponibles » opposant deux temporalités inconciliables : la lente et hésitante avancée vers l’accès universel aux traitements et l’implacable dévastation de la maladie sur les corps privés de soins.

Notes

[1Il ne s’agissait pas d’un arrêt mais d’un avis car un règlement amiable a été trouvé avec la France.

[2Pour un historique des attaques contre le droit au séjour pour soins en France et les difficultés de son application, voir Observatoire du Droit à la Santé des Étrangers, La régularisation pour raison médicale. Un bilan de santé alarmant. 1998-2008 : dix ans d’application du droit au séjour des étrangers malades, 2008, http://odse.eu.org/IMG/pdf/ODSE-rapport2008_.pdf.

[3F. Lot, C. Larsen, N. Valin, P. Gouëzel, T. Blanchon, A. Laporte, « Parcours socio-médical des personnes originaires d’Afrique sub-saharienne atteintes par le VIH, prises en charge dans les hôpitaux d’Île-de-France », Bulletin Épidémiologique Hebdomadaire, 2002.

[4Comede, La santé des exilés. Rapport d’activité et d’observation, 2007, p.23