Vacarme 56 / Zibaldone !

Rappeler le vrai dragon entretien avec Georges Jackson

A-t-on jamais trouvé la bonne distance, le bon rapport critique aux luttes armées minoritaires et révolutionnaires des années 1970 ? A-t-on jamais tranché entre la répulsion d’une déroute affreuse, et inutile — toute la misère de « mourir pour des idées » — et l’admiration intacte pour la vérité peut-être indépassable d’une politique de gauche — non pas simplement résister, témoigner, mais lutter pour vaincre, pour que « les puissants ne connaissent aucun répit » ? En un sens, nous avons tranché : la question de la violence est sans doute aujourd’hui close dans les démocraties parlementaires. Et il ne s’agit pas de la rouvrir en traduisant cet entretien si proche et si lointain de George Jackson. Mais au moins de se rappeler la force considérable, critique, mobilisatrice, à la fois actuelle et prophétique, qu’elle portait aussi. Pour que le clos ne soit pas forclos. Et que la politique de la non-violence ne soit pas une politique des oies blanches.

Entretien réalisé par Karen Wald dans la prison de Saint Quentin (Californie) les 16 mai et 29 juin 1971.

Deux mois après avoir accordé cette interview, Jackson était tué dans la prison de Saint-Quentin au cours de ce que les autorités décrivirent comme une tentative d’évasion. Publié dans Cages of steel : the politics of imprisonment in the United States, ed. Ward Churchill & J.J. Vander Wall. (Maisonneuve Press, 1992), cet entretien a été ici traduit pour Vacarme par Laure Vermeersch et Philippe Mangeot.

Il s’agit ici de la version intégrale de l’entretien.

George, pourriez-vous définir votre conception de la révolution ?

On peut analyser la contradiction entre l’oppresseur et l’opprimé comme la nécessité, pour l’oppresseur, de maintenir sa position de pouvoir en encourageant, en alimentant et en renforçant son mépris à l’égard de l’opprimé. Au bout d’un certain temps, cette logique échappe à tout contrôle, ce qui aboutit aux excès auxquels nous assistons aujourd’hui, et qui vont croissant au sein même de l’État totalitaire. Ce truc progresse en spirale. Cela ne peut finir que d’une seule façon. Les excès conduisent à la résistance, la résistance à la brutalité, la brutalité à plus de résistance ; et la résolution consistera, soit dans l’anéantissement des opprimés par d’autres voies que les seuls moyens économiques, soit dans la fin de l’oppression. Tel est le fonctionnement de la révolution : dans cette spirale, les confrontations s’aggravent, elles s’aggravent à tous les niveaux. Comme les institutions sociales viennent renforcer les positions dominantes, nous devons les attaquer à tous les niveaux.

Comment s’inscrit, dans ce dispositif, le mouvement de libération des prisons ? Son importance est-elle surévaluée, voire inventée de toute pièce ?

Nous n’avons aucune raison d’inventer… Voyez ce dans quoi je suis actuellement engagé. Ce mouvement des prisons a été lancé par Huey P. Newton et le Parti des Black Panthers — Huey et des camarades dans tout le pays. Nous travaillons avec Ericka et Bobby [Ericka Huggis et Bobby Seale — président du Black Panther Party — étaient à l’époque avocats de la défense dans un procès pour meurtre à New Haven, dans le Connecticut, dont les poursuites allaient finir par être invalidées] et le mouvement des prisons dans son ensemble. Ce mouvement prouve à l’establishment que les méthodes des camps de concentration ne marcheront pas avec nous. Nous n’avons aucune raison d’inventer l’importance du mouvement. Il s’agit d’un problème très réel, terriblement réel et je pense que le mouvement des prisons est au cœur du processus révolutionnaire, au même titre que le mouvement étudiant ou le plus ancien mouvement des travailleurs.

De nombreux cadres des forces révolutionnaires ont été capturés et emprisonnés. Êtes-vous en train de dire qu’en dépit de leur emprisonnement, ils peuvent prétendre jouer un rôle significatif dans la révolution ?

Nous connaissons tous la fonction de la prison : elle est une institution qui sert les intérêts de l’État totalitaire. Nous devons en détruire l’efficience, c’est là la raison d’être du mouvement des prisons. Ici, on nous met dans des camps de concentration, comme on en met d’autres dans des cages à tigre, ou au Vietnam dans des « hameaux stratégiques ». Leur idée est d’isoler, d’éliminer et de liquider les sections dynamiques du mouvement. Ce que nous devons faire, c’est prouver que cela ne marchera pas. Nous devons organiser la résistance de l’intérieur, ne pas les lâcher, faire de la prison un autre front de lutte, la mettre en pièces de l’intérieur. Vous comprenez ?

Mais peut-on gagner une telle bataille ?

Cela dépend en grande partie de notre capacité à communiquer avec les gens de la rue. La nature de la fonction de la prison dans un état policier doit être continuellement expliquée et mise en lumière, parce que nous ne pouvons pas lutter seuls ici. Oui, nous pouvons nous battre, mais si nous sommes contraints à l’isolement, si l’État y parvenait, alors l’issue de notre combat ne serait pas concluante, nous n’aurions pas réussi à prouver ce que nous voulons prouver. Nous nous battons et nous mourrons, mais ce n’est pas notre objet – même si, d’un point de vue purement moral, cela peut sembler admirable. Il faut se battre pour gagner. Là est le véritable objectif : il ne s’agit pas de faire des grandes déclarations, qu’elles qu’en soient la noblesse, mais de détruire le système qui nous opprime par tous les moyens dont nous disposons. Et pour ce faire, nous devons être liés, en contact et en communication, avec ceux qui luttent dehors. Nous devons nous soutenir mutuellement parce que nous sommes dans le même bateau. Il n’y a, à la base, qu’une lutte.

Les formes que prennent la lutte dont vous parlez ici sont-elles différentes de celles qui nous sont peut-être plus familières, dans le Tiers-monde par exemple ?

Pas vraiment. Bien sûr, les luttes sont toujours différentes, en fonction des facteurs qui y sont en jeu. Mais la plupart partagent des fondamentaux bien plus essentiels que ce qui les sépare. C’est bien d’une guérilla à l’intérieur de notre pays que nous parlons. La guérilla, le nouveau type de guerrier qui se sont développés à la faveur des conflits dans les pays du tiers-monde, ne combattent pas nécessairement pour la gloire. La guérilla se bat pour gagner. La guérilla mène le même type de bataille que nous : celle que l’on appelle parfois « la guerre du pauvre ». Ce n’est pas le genre de guerre que l’on livre avec de la haute technologie ou des gadgets de pointe. Cette guerre se livre avec la première arme volée, si elle a pu l’être, mais le plus souvent avec des fusils antédiluviens, des obus faits maison, des couteaux, des arcs, et des flèches, des lance-pierres même — et, avant tout, avec la pure volonté de la guérilla de se battre et de gagner à tout prix. Huey [P. Newton] dit que « le pouvoir du peuple vaincra le pouvoir de la technologie humaine » — nous l’avons vérifié récemment plus d’une fois.

Vous savez, la guérilla n’est pas seulement une question de tactique et de techniques. Ce n’est pas une question d’intervention éclair ou de terrorisme. La question est de montrer à l’ordre établi qu’il ne peut perdurer, qu’il ne peut gagner par la force, avec les moyens qui sont les siens. Nous devons prouver que les guerres se gagnent avec des êtres humains, pas avec des machines. Nous devons leur montrer qu’à terme ils ne peuvent pas nous résister. Et nous le prouverons ! Nous allons le faire. Il n’y aura pas de répit pour les puissants, où que je sois, où que soient mes camarades. Nous allons avoir besoin d’aide et de coordination. Pour l’heure, la tache la plus urgente est l’éducation. Il est essentiel d’enseigner aux gens du dehors l’importance de la destruction de la fonction de la prison dans la société. Cela, et aussi de montrer que c’est la guerre — maintenant ! — et qu’en ce sens, nous ne sommes pas différents des Vietnamiens, des Cubains, des Algériens, ou de n’importe quel autre peuple révolutionnaire dans le monde.

Dans un entretien avec des Tupamaros emprisonnés, membres de la guérilla urbaine en Ouganda, j’ai soulevé la question du risque que l’emprisonnement et la mort des camarades décime leur peuple. Ceux à qui j’ai posé cette question soutiennent que leur combat recrute de nouveaux membres bien plus vite que l’État totalitaire ne les fait disparaître, et que la révolution ne cesse de gagner du terrain. Pensez-vous que ce soit le cas du Parti des Black Panthers et du mouvement dans tout le pays ?

Nous sommes structurés pour continuer de résister malgré les pertes que nous devons encaisser. C’est comme ainsi que l’organisation a été conçue. Nous savons que l’ennemi opère sur le mode « Tue la tête et le corps mourra ». Il vise ceux qu’il pense être les chefs importants. Nous le savons, et nous avons mis en place des protections contre le succès de telles stratégies. Je sais que je pourrais être tué demain, mais la lutte continue, ils seront 200, 300 à prendre ma place. Comme dit Fred Hampton : « On peut tuer le révolutionnaire, pas la révolution. » Hampton, vous le savez, était le chef du Parti à Chicago, et il a été assassiné pendant son sommeil par la police de Chicago, en même temps que Mark Clark, le chef du Parti de Peoria dans l’Illinois. C’est une perte énorme, mais la lutte continue. Non ?

Ce n’est pas seulement une question militaire. C’est aussi une question d’éducation. Les deux vont de pair. Nous sommes aujourd’hui à un pic. L’énergie contre l’État en est décuplée. Elle n’est pas toujours bien canalisée, mais elle existe et elle se renforce. Ce sera peut-être assez pour accomplir le nécessaire dans le court terme, nous verrons, et nous pouvons espérer. Peut-être que cela ne sera pas assez. Et dans ce cas nous connaîtrons sans doute un autre cycle dans lequel l’énergie révolutionnaire semblera s’être évaporée. Mais, et c’est l’essentiel, de tels cycles sont trompeurs. On semble toucher le fond, mais en réalité, il s’agit d’une période de recueillement où l’on apprend des erreurs faites dans les précédents cycles. Nous nous éduquons nous-mêmes. Et pendant ce temps, nous développons et nous affinons le cœur de l’organisation. Puis le prochain pic arrive, et nous sommes infiniment plus prêts que la fois précédente. C’est une combinaison d’aspects militaires et éducatifs. Toujours. Au bout du compte, nous l’emporterons. Vous voyez ?

Voyez-vous des signes de progrès à l’intérieur, en prison ?

Oui, j’en vois. Il y a eu des progrès notables dans la prise de conscience de la population carcérale. C’est en partie lié à nos victoires, si limitées soient-elles. Ce sont peut-être des victoires symboliques, mais nous pouvons et devons en tirer parti. Nous avons par exemple lutté durement pour pouvoir communiquer avec les gens du dehors. Aujourd’hui, n’importe quelle personne de la rue peut correspondre avec quelqu’un de la prison. Ce que je suggère, c’est que, maintenant que nous avons ouvert des accès à l’éducation, tout le monde devrait bombarder les prisons de journaux, de livres, de périodiques, de coupures de presse, de tout ce qui peut avoir une valeur éducative, pour aider à politiser ceux des camarades qui ne se reconnaissent pas encore dans le Parti. Nous devons répondre en envoyant tout ce que nous pouvons d’informations sur ce qui se passe à l’intérieur de la prison. Au passage, des entretiens comme celui-ci participent largement de cet effort. Il devrait y en avoir beaucoup plus.

Il y a quelques mois, vous avez révélé que vous étiez un membre des Black Panthers depuis de nombreux mois. Le travail du Parti — dans cet État et ailleurs — pour libérer les prisonniers politiques ainsi que le travail qui est fait au sein de la communauté noire sont des facteurs qui ont influencé votre décision. Le caractère international du Parti des Black Panthers a-il également été un facteur décisif ? Le cas échéant, l’internationalisme a-t-il un sens pour des prisonniers ? et est-il une raison pour se reconnaître dans les positions du Parti ?

Considérons chacun de ces points l’un après l’autre. Huey nous a joint dans cette taule parce qu’il avait entendu parlé du petit truc que nous avions déjà mis sur pied. Il a parlé avec nous, il s’est fait une opinion et il a décidée de nous intégrer. Après l’avoir fait, il m’a envoyé un message pour m’en faire part. Il m’a dit que je faisais partie du Parti, et que notre petit groupe en faisait aussi partie. Et il m’a dit que mon boulot consistait à construire et à aider à construire le mouvement des prisons. C’est tout. Comme je vous l’ai dit, l’objectif du mouvement est de prouver que l’État ne peut nous enfermer dans un camp de concentration ; donc j’ai accepté. Est-ce que j’avais seulement le choix ? C’était une évidence.

Venons en à votre second point, les gens dans cette taule — la classe des détenus — se sont reconnus à 100% dans l’idéologie du parti. Et nous avons évolué d’un… Enfin, pas nous, j’ai toujours été internationaliste. Et matérialiste. Je crois que j’étais matérialiste avant même de naître. J’apprends le swahili en ce moment pour pouvoir parler à nos camarades africains sans recourir à une langue coloniale. J’apprends aussi l’espagnol, une langue coloniale bien sûr, mais qui est employée par des millions et des millions de camarades en Amérique Latine et ailleurs. Je voudrais étudier le chinois, puis ensuite l’Arabe. Lorsque j’en aurai fini, je serai capable de parler avec 75% de la population dans leur propre langue ou dans une langue proche de la leur. Je crois que c’est important. Les autres frères ont pris l’exemple. Certains, en particulier ceux qui étaient déjà politisé avant d’arriver à l’intérieur, dominent bien tout ça. Mais comme je l’ai déjà dit, il est essentiel que les gens du dehors bombardent le lieu de documents qui aideront les prisonniers à comprendre l’importance de l’Internationalisme dans la lutte. Cela vient, mais il y a encore du chemin à faire avant que le processus d’éducation soit terminé. L’ignorance est une chose terrible, et être coupé du gros du mouvement est très nuisible. Cette situation doit très vite être corrigée.

Pouvez-vous recevoir du courrier ou des publications venus de l’étranger ?

Nous recevons du courrier de toutes les parties du globe. En ce moment, je reçois des trucs d’Allemagne, d’Angleterre et de France, parce que le livre a été publié dans ces pays. Et quelques numéros de la Tricontinental [la revue révolutionnaire cubaine] ont réussi à passer. Ils ont aidé à élargir le champ et permis d’expliquer quelque trucs aux camarades qui ne comprenaient pas. Cela fait partie des choses qui ont vraiment irrité les gorilles. Depuis des années chaque fois qu’un prisonnier noir a atteint un certain niveau intellectuel et a commencé à se reconnaître dans la situation des Cubains, par exemple, ou des Vietnamiens ou des Chinois – ou de n’importe quel peuple du Tiers Monde – il n’a pas tardé à être assassiné. C’est devenu un peu plus difficile. Je crois donc qu’il est important que les gens inondent les prisons de numéros de Tricontinental.

Malgré des victoires paisibles en Amérique Latine, comme celle de Salvador Allende au Chili, nombreux sont ceux qui pensent que la lutte armée est le seul mode de libération pour la plupart des pays d’Amérique Latine. Et puis, il y a eu récemment des succès, dans les tribunaux, de certains membres du Parti des Black Panthers, Los Siete de la Raza [sept activistes chicano de San Franscico accusés de meurtre en 1969, qui ont fini par être acquittés]. Il y aurait encore d’autres exemples à donner. Croyez-vous aux victoires au électorales comme au Chili, et aux victoires judiciaires ?

C’est réconfortant. Allende… Ce qui s’est passé avec Allende… Écoutez, ce n’était pas une « révolution paisible ». C’est un mensonge. Allende est un homme bien, mais ce qui se passe au Chili est un reflet des aspirations nationales de la classe dirigeante. Vous ne trouverez jamais de révolution paisible. Personne n’abandonne son pouvoir sans résistance. Et tant que la classe supérieure n’est pas écrasée au Chili, Allende peut être défait à tout instant. Aucune révolution ne peut être consolidée dans les conditions qui sont celles du Chili. Le sang va couler à flot. Soit Allende le fera couler en liquidant la classe dirigeante, soit c’est elle qui fera couler le sien quand elle estimera le moment venu [1]. De toute façon, il n’y a pas de révolution paisible. On peut en dire autant des cas présentés devant les tribunaux dont vous parlez. C’est une illusion. De temps en temps les élites se débarrassent d’un cas — en général, d’une affaire tellement scandaleuse qu’elles n’auraient pu prétendre le gagner sans mettre en lumière l’injustice de la totalité du système — puis elles s’en vont babiller que « c’est bien la preuve que le système fonctionne », qu’il est juste et équitable. Mais il n’est jamais dit que les gens qui sont censés avoir ainsi bénéficié de la justice ont perdu des mois et des mois derrière les barreaux, qu’ils ont été obligés de dépenser des dizaines de milliers de dollars pour éviter de passer des années en prison avant d’être jugés innocents. Tout cela pour se défendre de poursuites sans fondement ! Quel système ! Dans ce pays, tu es puni avant tout procès si tu as la malchance d’être bronzé ou noir. Mais ils s’en servent pour prétendre que « le système fonctionne » — et de leur point de vue, c’est vrai — et pour renforcer leur crédibilité en prévision des cas qui comptent vraiment, quand ils veulent réellement trainer quelqu’un au trou. La solution ne consiste pas à apprendre à jouer le jeu pour ce type de « victoires » occasionnelles et insignifiantes — même si je reconnais qu’elles sont parfois un atout tactique. Gagner c’est toujours renverser le système. Nous ne devrions jamais nous tromper là-dessus.

Mais les conséquences sont parfois atroces. Cela soulève la question délicate de la mort de votre frère, Jonathan [2], et celle de savoir si sa vie a été, dans une certaine mesure, inutilement gâchée.

C’est bien sûr une question difficile, sentimentalement parlant ; je voudrais tellement que mon petit frère soit encore vivant. Mais quant à savoir si sa vie a été perdue pour rien. Non, je ne le crois pas. Sa seule erreur a été de penser que les 200 cochons qui voulaient l’avoir se soucieraient de la vie du juge. Et bien sûr ils ont choisi de tuer le juge et de risquer la vie du procureur et des jurés pour avoir Jonathan et les autres. Cela a pu être une erreur technique, mais je ne le crois pas, parce que je sais que Jonathan était parfaitement au courant des théories militaires, et je suis sûr qu’il aura imaginer la possibilité qu’un au moins de ces cochons puisse tirer, et que s’il y en avait un pour le faire, tous le feraient et que ce serait un massacre. Juge ou pas juge. C’était un énorme bluff. Jonathan a pris un risque calculé. Certains pensent qu’il s’est conduit comme un idiot. Je dirai qu’il s’est conduit avec la sorte de courage qui, en d’autres circonstances, doit à des hommes de son âge une médaille d’honneur du Congrès. La différence, c’est que Jonathan savait exactement qui était son véritable ennemi, alors que nombres de ses jeunes l’ignorent. Qui est l’idiot ? Personnellement, sa mort m’a marqué et je la porte dans mon cœur. Mais je crois qu’il est impératif de ne jamais douter des raisons pour lesquelles il a fait ce qu’il a fait — nous le lui devons. Il s’est érigé en symbole devant tous — devant moi — pour dire que nous avons, moi comme lui, la possibilité et l’obligation de nous mettre debout, quelles qu’en soient les conséquences. Il a indiqué que, si nous nous levons tous, notre puissance collective détruira les forces qui s’opposent à nous. Jonathan a vécu par ces principes, il leur a été fidèle et il est mort par eux. C’est le destin le plus respectable qui soit. Il a atteint par là une sorte d’immortalité, en ce qu’il a réellement eu le courage de mourir debout plutôt que de vivre à genoux, ne serait-ce qu’un instant. Il est devenu un exemple, une inspiration pour nous tous, et bien qu’il ait été mon jeune frère, je l’admire.

Il a été aujourd’hui annoncé aux informations que Tom Hayden [3] avait déclaré devant le Congrès National des Associations d’Étudiants qu’il y aurait des actions semblables à celle que Jonathan a tenté. Êtes-vous d’accord ?

J’ai beaucoup réfléchi à la situation. Je ne dis pas que ces tactiques là — même lorsqu’elles réussissent — sont les seules formes révolutionnaires valides. À l’évidence elles ne le sont pas. D’autres sont aussi nécessaires comme les actions de masse, y compris les manifestations non-violentes de grande envergure, l’éducation des secteurs sociaux les moins développés, etc. C’est essentiel. La révolution doit se faire à tous les niveaux. Mais c’est précisément ce qui rend ces tactiques nécessaires. Trop nombreux sont les révolutionnaires auto-proclamés qui ne l’ont pas compris. Les tactiques comme celle que Jonathan a employée représentent un aspect — une dimension même — de la lutte qui avait toujours manqué sur le terrain américain. Mais si la lutte armée ne peut à elle seule réaliser la révolution, les autres formes ne le peuvent pas non plus. La dimension clandestine et armée du mouvement, la guérilla, va de pair avec sa dimension publique ; les deux dimensions peuvent et doivent être entendues comme les deux cotés inséparables du même phénomène, aucune des deux n’arrivera à ses fins sans l’autre. En regardant les choses objectivement, il est clair que la dimension publique du mouvement est assez développée en ce moment. Nous avons vu ces douze dernières années un vaste mouvement de masse se lever dans ce pays contre les pouvoirs. Je n’ai pas besoin de rentrer dans le détail car je suis sûr que tout le monde sait de quoi je parle. Laissez-moi simplement rappeler que le mouvement a pu, à échéances régulières, mobiliser jusqu’à un million de gens dans la rue pour manifester contre la guerre impérialiste en Indochine [Ceci semble faire référence au Moratoire pour la fin de la guerre du Vietnam de Novembre 1969, qui s’est tenu à Washington D.C.]. En comparaison, la dimension clandestine du mouvement a beaucoup de chemin à faire. C’est peut-être notamment lié à la nature même de la guérilla, qui est de commencer toute petite. Mais cela tient aussi au fait que des dirigeants présumés du mouvement, en particulier le leadership blanc, résistent à l’idée de lutte armée. Je les entends soutenir — en dépit de toute raison historique, de toute logique ou de de tout bon sens — qu’elle est inutile ou « contre-productive ». Je les entends dire, d’une façon complètement absurde, que la dimension publique peut à elle seule créer le bouleversement souhaité. Cela n’a aucun sens, et les « chefs » qui jacassent de la sorte devraient être exclus sans hésitation. On pourrait même formuler la règle suivante : que les chances d’un changement social significatif aux États-Unis peuvent être mesurées à l’aune du développement et de la consolidation du mouvement de guérilla armé et clandestin. Si les contre-révolutionnaires et les idiots qui paradent comme chefs en s’opposant au développement des capacités armées du mouvement sont vaincus — et que la lutte est ainsi capable de se développer dans la bonne direction — je crois que nous verrons immédiatement un changement révolutionnaire dans le pays. Si, au contraire, la direction est parvient à effectuer ce qui est en réalité le rôle de l’État — c’est à dire à convaincre la majorité de se méfier de la lutte armée et à priver ceux qui entreprennent de mener la guérilla du soutien massif dont ils devraient bénéficier — alors la révolution échouera. Nous retrouverons une situation similaire à celle du Chili, où les élites autorisent certains gains sociaux, mais sont prêts à retirer ces « droits » dès que cela les arrange. Notez bien ce que je dis ici : toute avancée sociale sans révolution gagnée aujourd’hui sera perdue dans les dix prochaines années. Et cela ne prendra peut-être même pas si longtemps [4]. Je vois de nombreux signes en ce moment — extrêmement positifs — de l’émergence d’une véritable force révolutionnaire. La direction choisie par le Parti des Black Panthers est la bonne. Mais il y a de nombreux autres exemples. Même dans la communauté, nous voyons les signes d’un progrès, ou au moins d’un début, avec la fondation de l’organisation Weatherman. Nous avons encore un long chemin à parcourir, mais c’est parti, et c’est tout ce qui compte. Que Tom Hayden, un radical blanc, ait décidé de faire la déclaration qu’il a faite, et devant le public devant qui il l’a faite, est un signe que c’est la vérité. Alors oui, je suis d’accord avec lui et j’espère que nous avons tous les deux raison. Est-ce assez clair ?

Oui, c’est clair. Voyez-vous une relation entre ce qui a eu lieu au Centre civique du comté de Marin, ce que Jonathan et vos frères ont fait, et ce qui se passe dans le tiers-monde, par exemple an Amérique latine ?

Bien sûr. Jonathan était un étudiant… Il était un frère conscient des nécessités militaires. Il a étudié Che Guevara, Ho, Giap, Mao et de nombreux autres : les Tupamaros et Carols Marighella. Il s’est intéressé en détail aux autres guérillas, aux autres sociétés et cultures révolutionnaires dans le monde entier. Il était très conscient de ce qui se passait en Amérique latine ; et disons juste que 99% de nos conversations tournaient autour du fait militaire. Je le connaissais bien : Il avait tout compris.

J’allais vous demander si la révolution cubaine avait eu une influence significative sur vous ou sur Jonathan.

Je ne crois pas qu’elle en ait eu sur Jonathan. Mais elle en a eu pour moi, parce que j’étais en prison. Je commençais juste à purger ma peine ici quand Castro, le Che et les autres ont mené – avec succès – la révolution à son terme. Et l’avertissement que cela a représenté dans les élites et la police… Disons que je me suis régalé à regarder ça en tant que nouveau prisonnier. Enfin une libération aux dépens des puissants ! C’était un encouragement indispensable à l’époque. Depuis, j’ai toujours eu un faible pour la révolution cubaine.

Donc vous n’étiez pas communiste, lorsque vous êtes entré en prison ?

Je n’ai jamais été anti-communiste. Mais c’est vrai que je ne comprenais pas vraiment le communisme à l’époque, donc je n’étais pas un communiste engagé. Mais je n’ai jamais été un « anti ».

Mais n’avez vous pas d’abord été horrifié que Cuba soit passé aux communistes ?

Non, non et non ! C’est ce que je suis en train de vous dire. J’essaie de vous faire comprendre que j’ai toujours été fondamentalement contre tout autoritarisme. Le communisme est venu dans un second temps. Lors de la révolution cubaine, la réaction de colère des autorités d’ici m’a immédiatement mis de son côté et m’a poussé à chercher à la comprendre de plus près. S’ils ne l’aimaient pas, alors cela devait être bien. Vous voyez ? Et c’est comme cela que je me suis mis à étudier le socialisme. Je dois une grande partie de ma conscience politique à la révolution cubaine. Mais ça c’est moi. Cela ne s’applique pas nécessairement à Jonathan. OK ?

Est-ce que le fait qu’un pays minuscule si proche de la Floride ait pu remporter le morceau vous a convaincu que « s’ils le peuvent, nous le pouvons aussi » ?

Oui, déjà à l’époque et encore maintenant. Cela m’a obligé à remettre en cause le mythe de l’invincibilité. Vous savez, cette idée selon laquelle la puissance militaire américaine était incapable de détruire la révolution cubaine. Les États-Unis ont soutenu Batista avec des fusées et des avions, tout ce dont il avait besoin, et pourtant il a été vaincu. Il a été détruit par la guérilla comme les États-Unis sont en train d’être défaits au Vietnam en ce moment. Le Viet-Cong attrape ces gadgets — toutes ces théories militaires émanent des plus fins cerveaux — ils en font une boulette et ils la renvoient à la tête de ces idiots d’impérialistes.

Cuba et maintenant le Vietnam, cela fait réfléchir. J’essaie d’apprendre en observant leurs succès et en ce sens-là, je suis sûr que la révolution cubaine avait influencé Jonathan.

Je comprends. Nous arrivons à la fin du temps qui nous a été imparti. Avez-vous une dernière remarque ?

Oui, je veux dire : POWER TO THE PEOPLE / LE POUVOIR AU PEUPLE ! Et je veux ajouter qu’il s’agit de tout le pouvoir, pas juste du pouvoir symbolique que les élites sont prêtes à nous abandonner. Je veux dire que le seul moyen d’obtenir le vrai pouvoir ne sera jamais la persuasion : ils ne se laisseront jamais tromper, ils ne se sentiront jamais coupables et ils ne changeront pas. Le seul moyen que nous avons d’obtenir le pouvoir dont nous avons besoin pour opérer un profond changement sera toujours de l’arracher à l’opposition ouverte, brutale et physique des puissants. Je voudrais dire comme l’a proclamé Malcolm X que nous devons user de tous les moyens nécessaires pour prendre le pouvoir. Je veux dire que nous n’avons pas d’alternative et qu’il est ridicule d’en imaginer aucune. Voilà ce que je veux dire.

Notes

[1Comme l’avait prévu Jackson, la Junte chilienne — en collaboration avec la CIA, le département d’état de Kissinger et les multinationales (en particulier ITT et Anaconda) ont renversé le gouvernement Allende en septembre 1973. Plus de 33 000 progressistes et Allende lui-même ont été tués au cours de ce coup d’État et pendant les trois années qui l’ont suivi. Des milliers d’autre ont été poussés vers l’exil. Le peuple chilien a depuis eu à supporter le régime néo-fasciste du Général Auguste Pinochet. Bien que des élections de circonstances aient été organisées en 1989, Pinochet est encore à la tête de l’Armée. (Note de l’éditeur américain).

[2Le 7 août 1970, Jonathan Jackson a pris en otage le juge Harold Haley et exigé la libération de trois prisonniers, dits « Soledad Brothers », parmi lesquels son frère George. Il fut tué alors qu’il essayait de prendre la fuite en voiture (note de Vacarme).

[3C’était avant qu’il retourne sa veste. (Note de l’éditeur américain).

[4Cela a pris un peu plus de temps : il a fallu attendre l’administration Reagan pour que la prédiction de Jackson se réalise. (NdE).