pré-histoires 2
Rumeurs théâtrales
Lorsque Louis-Sébastien Mercier rédige le chapitre 744 du Tableau de Paris (1781), la question de savoir s’il faut faire asseoir ou non le parterre fait débat. Mais est en jeu, plus largement, la volonté de policer le lieu théâtral afin de contrôler la circulation des émotions publiques, alors que les autorités n’hésitent pas à recourir à la violence des armes pour mater les spectateurs, comme le rapporte ailleurs Mercier : « Le 29 novembre 1772, le parterre de Marseille étant las d’un opéra-comique qu’on répétait jusqu’à la satiété, demanda une autre pièce. On fit entrer des grenadiers, la baïonnette au bout du fusil, et ce pour soutenir cet opéra-comique. Ils tirèrent à bout portant sur un peuple pressé et sans armes. Cette soldatesque gênée dans ses mouvements meurtriers arracha la baïonnette du canon et poignarda ainsi tous ceux qui tombèrent sous leurs coups. Plusieurs personnes furent tuées, et d’autres blessées dangereusement. Tuer des hommes pour une comédie ! Où sommes-nous ! » [L.W.]
rumeurs théâtrales
Il y en a de plusieurs espèces ; elles sont tantôt les vives acclamations d’un peuple enchanté, & tantôt les bruyants murmures d’un peuple indigné. Mais observez que, dans ces deux cas, il ne jouit jamais, en toute liberté, parmi nous, du droit qu’il achète à la porte, de témoigner son plaisir ou son mécontentement. La soldatesque dit aux flots soulevés du parterre : Huc usquè venies ! [Job 38, 11 : « Tu viendras jusqu’ici, pas plus loin »]
Chez les Romains, il y avait trois sortes d’acclamations ou d’applaudissements. La première s’appelait bombi parce qu’ils imitaient le bourdonnement des abeilles ; la seconde était appelée imbrices, parce qu’ils rendaient un son semblable au bruit que fait la pluie en tombant sur les tuiles, & la troisième se nommait testae, parce qu’ils imitaient le son des coquilles & des castagnettes. Tous ces applaudissements, comme les acclamations, se donnaient en cadence.
Si les anciens témoignaient avec tant d’enthousiasme, aux spectacles, le plaisir que leur procuraient les Auteurs ou les Acteurs, ils n’exprimaient pas d’une manière moins énergique le mécontentement qu’ils leur donnaient. Les Athéniens surtout, qui l’emportaient sur tous les peuples, pour la délicatesse du goût, étaient, par cette raison, les plus difficiles à satisfaire. Ils ne se contentaient pas de siffler avec la bouche ; le plus grand nombre, pour mieux se faire entendre, portait des instruments propres à ce dessein ; par exemple, des sifflets composés de sept tuyaux, qui rendaient sept sons différents, en sorte qu’il caractérisait sa critique par un son varié, plus ou moins fort, du redoutable sifflet : raffinement de l’art dont nous n’avons pas encore imaginé les notes, malgré leur extrême nécessité dans ce siècle.
Je suis de ceux qui regrettent l’ancienne licence des parterres ; il en résultait quelques inconvénients, mais en même temps les plus grands avantages pour la perfection de l’art des Acteurs, & pour la gloire du Poète. Une multitude de pièces, qui offensent le goût, & surtout l’honnêteté, n’auraient pas été entendues, il y a quarante ans, sur le théâtre de la nation.
À Londres, le public fait la police des spectacles, & elle est bien faite. Le fusil, en gênant la liberté à Paris, n’empêche cependant pas toujours les scènes turbulentes. Le public s’irrite contre l’appareil des armes ; & le tumulte effréné s’accroît quelquefois des efforts indiscrets des sentinelles, qui, faites pour figurer dans un champ de bataille, sont déplacées dans le temple paisible des muses. Le théâtre semble une prison gardée à vue ; mais quand le parterre a fermenté par degrés, il est difficile d’arrêter son explosion. J’ai vu des jours où le public se sentait comme un besoin de manifester son indépendance, & réagissait, comme las de la contrainte, avec une turbulence d’où s’élevaient des clameurs désordonnées.
Je suis fondé à croire que l’image menaçante qu’offre la police des spectacles, ne fait qu’ajouter à l’humeur du public ; qu’il trouble son plaisir, parce qu’il en trouve un plus grand à braver les habits bleus. L’indiscipline a des charmes pour cette jeunesse nombreuse de tout état, dont il est difficile de réfréner la bouillante effervescence. Elle se plaît à faire loi, en dépit des règlements arbitraires, parce qu’ils attentent à cette liberté dont on doit jouir, au moins dans les lieux & dans les temps consacrés à l’amusement. Quand la pièce, ou l’Acteur, déplaît, le public, comme pour regagner son argent, s’abandonne au tumulte de la licence ; & l’héroïque tragédie, qui devait faire couler les larmes, dégénère en farce bouffonne, qui excite un rire universel.
Mais toute cette sédition tombera à neuf heures. Il ne faut qu’attendre ; que la garde ne s’en mêle point, tout s’apaisera & les plus échauffés retourneront tranquillement chez eux, amuser, en soupant, leurs amis, du récit burlesque de la petite guerre civile excitée ce soir-là au parterre.
Une chose vraiment révoltante, c’est de voir la soldatesque maltraiter quelquefois les bénins parterriens. On est indigné quand on apprend qu’elle emprisonne des citoyens sans la moindre formalité, & que ce génie militaire s’exerce impunément, malgré les tribunaux de police, qui seuls ont le droit de prononcer sur la liberté individuelle de chaque citoyen. Cet odieux abus alarme, avec raison, quiconque sait apprécier le danger énorme qu’il y aurait à laisser à des soldats, ou à des Officiers, une pareille autorité.
Quand quelqu’un trouble le spectacle, le seul châtiment qu’il mérite, c’est d’être mis à la porte, avec défense de rentrer ce jour-là dans la salle.
Quelquefois le public prend parti pour une Actrice. La ville alors se divise en deux factions, ainsi que le fut jadis Rome, au sujet des deux pantomimes, Batyle & Pylade. Mais le Ministre ne doit protéger personne. Il doit laisser au peuple ses disputes innocentes. Auguste ayant tancé Pylade sur l’animosité qu’il témoignait à son adversaire, le pantomime lui donna une leçon politique, en lui disant : Vous êtes un ingrat, Seigneur ! Laissez le peuple s’occuper de nos différends. On jette un tonneau vide à une baleine, afin de l’amuser, & de la détourner d’attaquer le vaisseau même.
Il est aussi injuste qu’indécent de violenter le parterre. C’est lui qui acquitte la dette de la nation ; il accueille les Princes illustres, les héros couronnés par la victoire. Il fait recommencer l’opéra pour le Roi de Suède ; il commande une fanfare pour honorer le triomphe de l’innocence ; il bat des mains à un Général vainqueur & au fils de Montesquieu. Ce peuple sent, devine le mérite, & s’émeut par une commotion électrique. Un parterriana, composé par un homme de goût, ferait un livre très-piquant. Il émane souvent de ce tribunal, des arrêts d’une justesse profonde, & quelque fois d’une finesse qu’on ne lui aurait pas soupçonnée. Il devine surtout, par une sorte d’instinct, les amis ainsi que les ennemis du bien public. Il est galant ; mais il fait justice quand il le faut.
D’ailleurs, n’achète-t-il pas à la porte le droit de dire son avis ? Il ne vient au théâtre que pour avoir du plaisir ; & si le Comédien ne remplit pas son attente, n’est-il pas fondé à se plaindre d’un Acteur ignorant & paresseux, qui lui fait perdre son temps & son argent ? & ce Comédien sera-t-il à l’abri du reproche, parce qu’il est protégé par des baïonnettes ? Qu’il appelle donc aussi des baïonnettes pour le nourrir & pour l’applaudir. Les Comédiens veulent-ils ressembler à l’Empereur Néron, qui, lorsqu’il représentait sur le théâtre, était environné de cinq mille soldats, nommés augustales, qui entonnaient ses louanges, que le reste des spectateurs était obligé de répéter sous peine de mort ?
Post-scriptum
Il existe une édition moderne du Tableau de Paris (1781), édité par Jean-Claude Bonnet, Paris, Mercure de France, 1994, 2 tomes.
Merci à Sophie Marchand pour ses conseils de lecture.