Minority trouble

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On peut s’étonner de voir la droite promouvoir une nouvelle politique des minorités au nom des valeurs de la République. Une droite extrême soucieuse des juifs, des femmes ou des homosexuels ? Le paradoxe n’est qu’apparent : il ne s’agit pas plus de défendre certaines minorités que de repenser l’universalisme, il s’agit seulement pour la droite de se maintenir au pouvoir. Contre un néo-national libéralisme de mauvais augure, il faut réaffirmer la force des minorités agissantes.

Stratégie du verrou et stratégie de la porte d’entrée. C’est une pensée convenue : ce qui constituait depuis la Seconde Guerre mondiale le verrou de la respectabilité démocratique était la question de l’antisémitisme. Ce verrou, permettant peu ou prou de qualifier tout raciste ordinaire d’antisémite en puissance, donc de fasciste et de complice rétroactif de la Shoah, n’a pas été sans efficacité salubre. Ni sans ambiguïtés : risque d’une bien-pensance consensuelle, risque de guerres mémorielles à venir (la traite des Noirs ou la conquête coloniale en Algérie auraient pu aussi bien constituer de très bons modèles de l’infamie racialiste), et risque encore de dissimuler sous ce consensus apparent du respect des minorités le racisme réel de telle ou telle minorité. Mais peu importe, tant un tel verrou est aujourd’hui en train de sauter avec fracas, et tant c’est encore trop peu de simplement le constater. Car ce verrou de l’antisémitisme est devenue une porte d’entrée : il suffit aujourd’hui d’attester de son non-antisémitisme pour s’autoriser d’un racisme légitime envers d’autres minorités. C’est parce qu’il est juif qu’Éric Zemmour peut être ovationné à l’Assemblée nationale par le groupe de l’UMP en prônant la suppression de toute subvention aux associations anti-racistes. C’est parce qu’elle teinte enfin, dans le sillage de quelques pionniers (Pierre Boutang entre autres), son islamophobie et son racisme fondamentaux, d’un peu de philosémitisme et de défense de la laïcité que Marine Le Pen gagne dix points dans les sondages par rapport à son père. La figure du juif, héritière martyre de la Shoah, était fantasmatiquement, donc réellement d’un point de vue politique, le bouclier de toutes les minorités ; elle devient la caution de tous les racismes et de toutes les discriminations déguisés. Et pire encore, le « bon juif », que l’on fréquente quand même, était la caution de tous les antisémites ; il devient la caution de tous les racistes.

Les antisémites et les juifs racistes s’en réjouissent sans doute, les uns pouvant enfin épingler la responsabilité de la communauté juive jouant les « imbéciles utiles », comme disait Lénine, les autres pouvant enfin se réjouir de quitter pour de bon le bateau des sémites et des enfants d’Abraham. Les juifs éclairés crieront au contraire que Zemmour est la honte des valeurs éternelles du judaïsme et de l’hospitalité abrahamique. Les juifs pleurards, de leur côté, déploreront qu’on accuse encore les juifs. Mais l’enjeu n’est ni de se réjouir, ni de dénoncer, ni de déplorer, mais seulement de comprendre. Et comprendre en l’occurrence ceci : une nouvelle stratégie s’est mise en place à droite et à l’extrême droite, via Nicolas Sarkozy et Marine Le Pen (il faudrait ici réhabiliter la vieille notion marxiste de « collusion objective » entre adversaires aux intérêts apparemment divergents), visant à dissoudre le front de l’anti-racisme en s’appuyant sur des juifs de bonne volonté. Car en un tel renversement le plus intéressant tient sans doute à remarquer que droite et extrême droite n’ont pas depuis longtemps pensé aussi semblablement, rejetant enfin d’un même cœur l’antisémitisme qui leur a tant coûté. Être de droite, modérée comme extrême, aujourd’hui, c’est être d’abord anti-antisémite, avant d’être islamophobe, raciste ou libéral économiquement et conservateur en matières de mœurs. Sans doute un tel mouvement a-t-il été facilité par la longue dérive droitière de nombre d’intellectuels juifs, de la communauté juive officielle et de la politique israélienne depuis dix, vingt ou trente ans, mais il serait absurde et dangereux de s’en prendre à eux : on a trop longtemps dénoncé l’idée grotesque que les juifs seraient la cause de l’antisémitisme pour soutenir maintenant qu’ils seraient la cause du nouveau, très instrumentalisé, et très factice philosémitisme de droite… Les juifs et les communautés juives d’aujourd’hui sont médiocres et ordinaires, c’est-à-dire comme tout le monde, ni lumière des nations, ni cerveau d’un nouveau complot mondial.

Le vrai problème, au moins pour la France et l’Europe, est de comprendre au contraire comment la figure du bon juif, modèle d’intégration et cache-misère de son racisme électoral, a pu ainsi devenir le Plus Petit Dénominateur Commun de toutes les droites, malgré encore les dérapages d’un Le Pen père par-ci, d’un Christian Jacob par là. Elles se retrouvaient autrefois dans l’antisémitisme (sans en avoir malheureusement le monopole), elles se retrouvent aujourd’hui dans la promotion, feutrée chez Le Pen, tapageuse chez Sarkozy, de la figure du bon juif autrefois victime du « summum de la barbarie » comme dit Marine Le Pen pour qualifier le génocide des juifs d’Europe. Évidemment, ce n’est qu’un paravent, et les minorités qui servent d’écran peuvent aussi servir d’épouvantails.

OPA sur les femmes et les gays. À cet égard, la controverse qui a agité la Christopher Street Parade l’année dernière à Berlin est éclairante : Judith Butler, qui devait y recevoir le prix du Courage Civil, décerné depuis plusieurs années au terme de la manifestation, l’a refusé, au nom du fait que les organisateurs avaient pour certains contribué à la stigmatisation d’une population immigrée soupçonnée d’homophobie parce que venant de pays considérés comme plus primitifs. Butler en a appelé à une solidarité des luttes minoritaires, rappelant notamment qu’il y a aussi des gays et des lesbiennes parmi les migrants [1]. Une telle position est compliquée : il est étrange de s’en prendre à une minorité particulière, en l’occurrence la minorité gaie, au nom de l’unité de toutes les minorités. Mais au fond, ce que pointe Butler dans ce geste qui fut moins d’accusation que de mise en question, c’est le risque d’un éclatement des luttes minoritaires faute d’avoir assez pensé les stratégies d’OPA des droites aujourd’hui. Et ce n’est pas un hasard si la théoricienne queer a été soutenue par Angela Davis, ancienne Black Panther et icône du black feminism, qui explique à ce propos : les luttes ne s’additionnent pas, on n’ajoute pas les femmes aux homosexuels, aux noirs ; à chaque fois qu’on remporte une victoire pour une minorité particulière, c’est tout le terrain des luttes qui en est changé [2]. On ne saurait mieux dire. Le front des minorités s’est toujours allié et ne peut au fond que s’allier, en tant que front effectivement minoritaire, autour de la minorité la plus exposée : il ne s’agit pas d’opérer une négociation entre des minorités hétérogènes, mais une alliance autour de la minorité la plus soumise à la vindicte des pouvoirs en place. Ce qui peut s’exprimer en termes très simples : une juive ou une lesbienne allemande, en période d’islamophobie délirante, peut se sentir turque et musulmane, sauf à renoncer à ce qu’elle est en vérité — une irrécupérable dérogation à la norme.

La lutte des mouvements minoritaires n’a donc pas pour but d’aller contre l’équité républicaine, mais au contraire de travailler à l’enrichir des différents droits des minorités qui ne sont jamais rivaux : comprendre ce que c’est que vivre en minorité, c’est comprendre qu’il n’y a d’air pur et de liberté que dans les droits de tous, indépendamment de leur affiliation particulière. À cela, la droite oppose une logique d’intérêt et de marchandage, d’identité et d’intégration, c’est-à-dire une logique concurrentielle, une logique qui fait de toute minorité une petite majorité en puissance.

Le renversement est en effet manifeste : au nom d’un frauduleux républicanisme, la droite joue en fait une politique du minoritaire clivante, prétendant défendre certaines minorités, tout en atomisant en fait les possibilités d’être ensemble, par une segmentarisation continuelle des populations. Au lieu de faire du citoyen abstrait une figure aimable dans laquelle n’importe qui puisse se glisser, la droite en fait un espace inhabitable, si ce n’est pour celui qui habite déjà là depuis longtemps. Au lieu de définir un espace public dans sa force, c’est-à-dire un espace dans lequel on puisse être rien, rien en tout cas qui nous assigne à une identité particulière, la droite enferme les individus dans une identité pour mieux leur reprocher de ne pas en sortir.

Il n’y a donc pas à être dupe de la nouvelle tentative d’OPA que les droites modérées comme extrêmes lancent actuellement, après les juifs et les femmes, sur les gays. Car ce consensus autour de la défense des droits des homosexuels ou des femmes qui semble s’établir à droite reste très neuf : en mai 1991, le Sénat adoptait un amendement au Code pénal rétablissant le délit d’homosexualité instauré en 1942 par Pétain et abrogé en 1982 par Mitterrand, avant qu’il ne soit refusé par l’Assemblée [3] ; et on ne peut pas déjà avoir oublié les slogans entendus dans les manifestations anti-PACS — comme « les pédés au bûcher » — et on n’était pas en 1933. Les minorités promues par la droite d’aujourd’hui peuvent donc avoir la certitude qu’elles incarneront les mauvais citoyens de demain. Car ce n’est pas leur rigidité idéologique ni leurs préjugés archaïques qui caractérisent nos droites actuelles (ce qui ne signifie pas qu’elles n’en ont plus), mais, en un sens, tout l’inverse : leur capacité inédite à surfer sur les vagues d’une opinion qu’elles contribuent dans le même temps à créer — tantôt islamophile contre l’éducation républicaine, tel Sarkozy au début des années 2000, tantôt islamophobe et défenseur (dans le discours) de l’école laïque et républicaine quand la conjoncture se modifie, telle Marine Le Pen aujourd’hui. Ce qui caractérise les droites européennes d’aujourd’hui, à part peut-être la droite hongroise, explicitement fasciste, ce n’est plus d’être principiellement de droite, assise sur ses certitudes, mais de pouvoir l’être à l’occasion, quand cela sert ses intérêts, et alors de l’être sans limites, au-delà de toutes les lignes rouges traditionnelles des droites « honnêtement » républicaines.

Bouc émissaire flottant. L’affaire est peut-être là : les droites d’aujourd’hui sont en train d’inventer une nouvelle figure du bouc émissaire. Non plus le juif, figure idéale, rassemblant tous les péchés sur sa seule personne, mais une figure plus floue, plus flottante : l’arabe, le musulman (l’islamophobie n’est pas tout à fait le racisme anti-arabes), le rom, le chinois, le travailleur des pays de l’Est européen, l’immigré pauvre ou l’étranger en général, tantôt les mêlant tous dans un même sac, tantôt au contraire jouant les uns contre les autres. L’intérêt d’un tel flottement nouveau serait quadruple : adaptation à un monde ouvert et en mutation permanente où les enjeux de politiques nationale et internationale se mêlent en des amalgames jusque-là insoupçonnés ; protection contre toute accusation de racisme ou de haine, permettant au contraire de rejeter d’avance le soupçon d’antisémitisme sur la gauche et l’extrême gauche ; démantèlement non seulement du front des minorités constitué après-guerre mais de chaque minorité, brutalement divisée entre ses membres choisis et ses membres rejetés (il faut diviser pour régner) ; et dans le même temps récupération de l’idée d’un front des bonnes minorités (juifs, femmes, homosexuels… jusqu’au peuple lui-même, minorité par excellence comme disait Deleuze) contre les mauvaises, suspectes de toutes les abjections, émanations des États où elles seraient majoritaires.

L’idée que le point commun de toutes les droites européennes d’aujourd’hui serait l’islamophobie est une idée en partie fausse. De fait, une phobie suppose une fixation pathologique sur un objet particulier de répulsion. Or, cela ne semble pas le cas aujourd’hui : les pratiques sont sans rapport avec les discours et les injonctions, ce qui laisse plutôt à penser que les musulmans ne sont pas en vérité l’objet d’une haine, pas plus que les juifs ou les homosexuels ne seraient devenus l’objet d’un amour incongru. L’enjeu véritable n’est pas tant l’islamophobie que cette science nouvelle du bouc émissaire flottant : peu importe qui il est — et cela les gouvernants cyniques l’ont toujours su —, en revanche il importe de ne pas indurer trop longtemps dans la stigmatisation d’une même communauté, d’apprendre à varier, rendre les ressentiments et les frustrations labiles, flexibles, mouvants.

On ne prendra qu’un exemple : la politique de communication du gouvernement français de ces deux dernières années. On lance un débat sur l’identité nationale qui ne marche pas (la xénophobie ordinaire ne paie plus ?), alors on poursuit avec la stigmatisation des roms, mais c’est la honte et l’infamie, alors on ne se démonte pas et on repart avec un débat sur l’islam qui à coup sûr ne marchera pas davantage mais qui pourra servir de relais à un autre débat à venir, qu’on connaît d’avance vu que l’année prochaine sera année d’élections présidentielles : un débat sur l’insécurité. Le mécanisme est simple, compréhensible par tous tant il s’agit du plus commun des mécanismes de défense infantile : rejeter la faute, quelle qu’elle soit, sur l’autre, quel qu’il soit. Et comme tout mécanisme de défense, l’enjeu n’est pas que ce soit vrai, ni même que ça marche — l’essentiel est que ça ne s’arrête jamais. Or, dans une société ouverte où la presse et l’opinion sont encore en partie libres, il n’est pas possible de rejeter continuellement la faute sur le même ou les mêmes — à force, ça finirait par se voir. Pour que ça ne s’arrête pas, il faut donc que ça flotte et que ça tourne. Les juifs n’ont pas refilé en sous-main aux arabes et aux musulmans leurs cornes de bouc émissaire — ils les ont laissées flotter entre toutes les minorités au gré des scandales et des émois populaires : un coup sur les arabes, un coup sur les noirs, un coup sur les roms, et à coup sûr, un jour ou l’autre, quand ils ne pourront plus servir d’« imbéciles utiles », un coup sur les juifs. Mais de tout cela, on pourrait dire exactement la même chose des femmes et des gays.

Néo-national-libéralisme. Comment alors qualifier cette nouvelle stratégie des droites européennes ? Ce n’est pas vraiment du fascisme, celui-ci supposant une armature idéologique forte et hiérarchique, au moins à titre d’idéologie, visant à s’imposer à l’ensemble de la société, alors qu’aujourd’hui, au contraire, ce sont plutôt les aléas de l’actualité sociale et internationale qui imposent à des gouvernements profondément déstructurés idéologiquement de s’en prendre de manière flottante à telle ou telle minorité. Mais ce n’est pas non plus seulement du populisme, notion trop floue, voire absurde en régime démocratique, ni même du simple nationalisme — le racisme institutionnel et flottant pouvant aussi bien se repérer au niveau de l’Union européenne, comme pour la gestion des flux migratoires. Et ce n’est pas davantage du machiavélisme, prônant un bon usage de la cruauté à l’égard des plus faibles, tant le machiavélisme est une politique de conquête, rejetant tout syndrome de forteresse assiégée, alors que la stratégie droitière actuelle est essentiellement défensive, cherchant moins à conquérir l’opinion ou à convaincre qui que ce soit qu’à détourner l’attention de son impéritie dans les affaires réelles de la politique ; le machiavélisme est un impérialisme cynique et offensif, la stratégie actuelle des droites est un « impéritisme » infantile et défensif.

Pourrait-on dire « néo-national-libéralisme » ? En un sens, oui, on peut, et même, en un autre, il le faut. On a besoin de connaître nos ennemis du jour et tout acte de connaissance commence par un acte de nomination. Mais il faut aussi que ce nom soit à la fois juste et irrécupérable par l’ennemi, sinon à un coût incalculable. Or, irrécupérable, il l’est tant il résonne sordidement avec le national-socialisme. Mais il n’en est pas moins juste tant il raconte une histoire toute différente. De fait, le national-libéralisme était à peu près l’ancienne doctrine, non pas des nazis, mais des droites européennes et américaines d’il y a quelques dizaines d’années : libérales économiquement (avec des ajustements nationalistes), nationalistes sociétalement (avec des ajustements libéraux). Or, le néo-national-libéralisme nommerait justement cette stratégie à la fois nouvelle et archaïque, consistant, sur le modèle du néo-libéralisme, à brouiller définitivement toutes les catégories entre économie et société : toutes les valeurs et les stigmatisations y deviendraient flottantes comme les prix sur un marché. Pas une politique de haine pathologique donc, comme celle des anciens nazis, mais de variation continuelle de la valeur des individus et des commu­nautés. Pas une politique de la hiérarchisation essentialiste des races et des cultures, mais une politique régulatrice, suivant un modèle naturaliste, voire quasi-biologique, des flux de populations et des vindictes populaires. Pas même une politique nationaliste, mais une politique où les crispations sécuritaires et xénophobes sont elles-mêmes indexées aux variations de la bourse des valeurs nationales et internationales. En quelque sorte une politique ni totalitaire ni anti-totalitaire (le totalitarisme comme l’anti-totalitarisme réclamant davantage d’esprit de suite et de fermeté sur les principes), mais une politique où chacun comme chaque communauté particulière est libre, et tout particulièrement libre de servir à un moment ou un autre de bouc émissaire temporaire au bénéfice, non de la communauté nationale, mais de ceux qui la dirigent.

Dans cette perspective, on comprend que les cours du juif, de la femme et de l’homosexuel soient aujourd’hui à la hausse. Le malheur pour eux tous est qu’ils ont le vent en poupe non pour ce qu’ils sont mais pour la caricature antisémite, machiste ou homophobe qu’ils incarnent de bon gré ou malgré eux : le juif plaît à condition d’être blanc, riche et assimilé ; la femme plaît si elle est une cagole à mini-jupe faisant frissonner les barbus islamistes ; l’homosexuel plaît en tant que synthèse improbable du juif et de la femme — blanc, riche, sexuel et faisant frissonner derechef les barbus. Mais leur plus grand malheur encore, c’est que les cours varient ; c’est triste mais inévitable — le drame de la bourse.

Notes

[1Voir l’entretien qu’elle a donné à ce sujet, www.aviva-berlin.de/aviva/content_Interviews.php ?id=1427323.

[3Voir notamment Philippe Mangeot (2004), « Communautés et communautarismes ».