Une révolution de velours réactionnaire

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Contre la monarchie absolue, l’esprit de la Révolution française était décentralisateur d’autant que, contrairement aux idées reçues, les jacobins n’étaient pas favorables au centralisme. Mais, aujourd’hui une nouvelle politique administrative et étatique met à mal l’esprit de la décentralisation. Les élus locaux sont transformés en nouveaux gendarmes du pays réel, et une sociabilité de proximité disparaît au nom d’un idéal sécuritaire fondé sur la vidéo-surveillance : en douceur, les communes s’ajustent au sarkozysme.

Depuis qu’il est président de la République, Nicolas Sarkozy a décidé de mettre en œuvre une transformation radicale des structures centrales de l’État. Si les effets immédiats de cette révolution administrative sont très largement critiqués dans ce qu’ils ont de plus visible, à savoir la diminution du nombre de fonctionnaires comme objectif de la révision générale des politiques publiques (RGPP), la philosophie qui sous-tend ces modifications profondes est mal appréhendée. La RGPP vise à réduire les secteurs de compétence et les marges de libre arbitre des fonctionnaires de l’État. Du fait de leur mode de recrutement par concours nationaux, de la permanence de traditions et de réflexes démocratiques en leur sein, de l’existence de réseaux et courants hostiles à la majorité parmi eux, ils sont jugés comme des freins à la mise en place des orientations politiques du pouvoir : des freins à la mise en place d’une nouvelle conception du contrôle sécuritaire, des freins à la mise en place de nouveaux outils de contrôle social et gestion autoritaire des pauvres, des marges, de toutes les populations errantes et précaires.La philosophie politique ainsi mise en œuvre est fondée sur l’idée que les fonctions répressives et de coercition sociale seront plus efficacement remplies par des élus locaux possédant de nouveaux pouvoirs et par la privatisation de certaines fonctions régaliennes de sécurité. Sur le plan de la technique administrative, il s’agit de modifier les règles de répartition des pouvoirs, d’une part, aux dépens du secteur public en confiant des tâches qui lui étaient jusque là dévolues au secteur privé, — c’est particulièrement le cas en matière de sécurité, d’autre part, en donnant effectivement plus de pouvoir au local qu’au central. Nicolas Sarkozy accélère ainsi une sorte de révolution de velours réactionnaire.

Un des chemins de cette révolution passe par une transformation des finalités de la décentralisation. Quand on donne aux élus, en particulier aux maires, des pouvoirs répressifs nouveaux, c’est l’esprit de la décentralisation pensée dans les années 1970 qui est dévoyée. On est loin en effet d’une décentralisation conçue comme prolongement des aspirations à l’autogestion. Loin d’être l’instrument permettant de favoriser l’intervention des citoyens dans l’élaboration de la décision politique, les nouveaux pouvoirs dévolus aux élus locaux visent à associer de plus en plus à leur fonction de représentant celui d’autorité de sanction. Ainsi grâce aux lois votées ces dernières années accordant aux maires de nouveaux pouvoirs en matière de sécurité et de « justice », ont fleuris des « comités pour les droits et devoir des familles », ou des « cellules de citoyenneté et de tranquillité publique ». Il peut sembler paradoxal que ce renforcement des pouvoirs locaux aux dépens des organes traditionnels de l’État central se fasse au moment où la majorité présidentielle n’a jamais été localement aussi faible. Mais ce n’est pas comprendre qu’aux yeux des concepteurs de ces politiques, le local, c’est le pays réel, la « proximité ». Comme pour Maurras, qui considérait Paris comme la « ville de la Révolution française et donc du malheur français » le pays réel, celui qui serait proche des préoccupations des « vrais gens » ne serait pas prisonnier de la philosophie des droits de l’homme et plus soucieux de la nécessité sécuritaire aux dépens des libertés individuelles ou de la nécessité de trier les pauvres pour en exclure certains. L’innovation juridique et sémantique qui fait du maire, depuis 2007, le « pivot » de la politique de sécurité et de prévention de la délinquance sur son territoire ne se comprend qui si l’on a en tête le principe idéologique qui le sous-tend. Car dans cette conception, il ne s’agit pas d’un simple renforcement du pouvoir des maires, mais d’un changement de nature dangereux sur le plan des mécanismes démocratiques puisqu’il introduit une confusion entre les fonctions d’élu et des fonctions qui amènent le maire à être sur le terrain de la justice et de la répression. Au niveau local, il s’agit bien d’une confusion des pouvoirs au sens strict du terme, avec l’utilisation sans contrôle de données personnelles que les services sociaux des mairies sont tenus de transmettre dans le cadre d’une notion consacrée par ces nouveaux textes, « le secret partagé ». Est ainsi donnée au maire la possibilité de peser de manière contraignante sur l’existence individuelle de certains de ses concitoyens. Il peut interférer sur le versement des prestations sociales, imposer un contrat de bonne conduite à la famille dont le non respect peut amener des sanctions. Sous prétexte de garantir la sûreté de l’espace public, l’élu devient le contrôleur de la vie privée de certains et demandera à être jugé pour un nouveau mandat sur sa capacité à maintenir à la fois l’ordre social et public. Progressivement, l’élection du maire deviendra l’élection du pourfendeur du désordre sous toutes ses formes. C’est la fin du travail social fondé sur des règles déontologiques et offrant des garanties pour la vie des personnes. Le renforcement du pouvoir des polices municipales s’inscrit aussi dans cette logique. Alors qu’elles ne pouvaient qu’offrir des fonctions de présence sociale rassurante, ces polices disposent aujourd’hui du pouvoir de limiter les libertés individuelles, en étant maintenant habilitées à fouiller les personnes et les bagages ainsi qu’à opérer des contrôles d’identité. Il ne s’agit pas seulement de substituer la police municipale à la police nationale dans un jeu de concurrence, mais en fonction de la volonté politique de l’élu de distinguer des zones territoriales et sociales qui relèveraient de l’une plutôt que de l’autre. Dans quelques temps, ce ne sera plus la police nationale qui contrôlera l’étranger, le marginal et l’ensemble des « classes dangereuse », mais la police municipale qui remettra dans le droit chemin ces populations déclarées suspectes qui seront mises alors à disposition de la police nationale, le tri déjà effectué.

La conviction du pouvoir sarkozyste, c’est que la pression électorale locale entrainera l’ensemble des élus locaux, quelle que soit leur couleur politique, dans l’application des politiques répressives. Pris dans les logiques inhérentes à la dévolution de ces nouveaux pouvoirs, les élus locaux, de droite ou de gauche, font en matière de sécurité ce que la pression la plus sécuritaire de l’électorat leur demande. Le développement de la vidéo-surveillance illustre ce mécanisme qui vise à insérer les élus locaux dans des logiques de contrôle. Alors que ce système n’a en rien fait baisser ces dernières années la délinquance sur la voie publique et qu’au contraire les agressions sur les personnes ne cessent d’augmenter, il est très largement adoptée par les maires. Ainsi, non seulement on assiste à la mise en place d’un contrôle renforcé de la part privée des individus, mais aussi à une privatisation directe des fonctions de sécurités d’une partie de l’espace à usage publique. Alors que les effectifs de la police nationale et de la gendarmerie sont en baisse, ceux du privé augmentent de manière considérable au point qu’il est prévu que dans les trois prochaines années, ces effectifs dépassent les premiers. Les élus locaux ont du mal à sortir de la logique dans laquelle les mécanismes polico-administratifs les insèrent. D’un côté, ils subissent une baisse de l’intervention de la police nationale dans la vie quotidienne de leurs administrés et donc voient la sécurité se dégrader, c’est l’enjeu des débats autour de la police de proximité, de l’autre, ils ne sont pas hostiles à prendre en charge une fonction régalienne comme attribut qui conforte leur importance d’élu. Ainsi régulièrement les élus de Paris plaident pour que l’État autorise la ville à créer une police municipale. Pour défendre un monopole qui date de Messidor an VIII, comme elle aime à le rappeler, la préfecture de police argue que la sécurité de la capitale ne peut incomber qu’au pouvoir central. En matière de vidéo surveillance, la politique d’incitation des maires utilise l’appât financier grâce à une politique de subventionnement des investissements. Alimenté grâce à une ponction organisée sur les recettes générées par les amendes routières dont le produit va théoriquement aux collectivités locales, le fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD) est l’outil administratif qui sert à appâter les maires. Pour l’année 2011, sur 35 millions votés par le Parlement, 30 millions seront distribués aux collectivités locales pour des projets d’investissement vidéo.

un État autoritaire local

Le sens global de ces transformations est bien de modifier la physionomie générale de l’appareil d’État en même temps que ses missions. Dans la mise en place de ce qu’on pourrait appeler l’État autoritaire local, il s’est avéré important pour le pouvoir en place de supprimer la fonction de « tiers » occupée par les fonctionnaires de l’État, qui pouvaient alors peser dans les choix économiques et sociaux locaux afin de valoriser les politiques d’insertion et de lien social. C’était tout l’enjeu de la déstructuration des administrations territoriales de l’État maintenant accomplie. Une fois supprimée ces services locaux qui donnaient aux préfets une compétence très large, ceux-ci se voient cantonner de manière progressive à la seule fonction de gestion autoritaire des marges sociales ou des hors système, des pauvres aux étrangers en passant par les gens du voyage et les squatters de tous ordres. Avec la réorganisation territoriale, qui se conjugue avec la baisse de la capacité d’investissement de l’État, les préfets ont perdu tous les moyens de l’action sociale symbolisée par la disparition des directions départementale de l’action sanitaire et sociale (DDASS) et les moyens technico-administratifs de peser sur les choix d’aménagement en matière de transport et d’infrastructures routières avec la disparition des directions départementales de l’équipement (DDE).

Le maintien de certaines compétences sociales des préfets ne se fait pas sans une bonne dose de cynisme de la part de ceux qui ont conçu les mécanismes. C’est le cas en matière de logement. Si la loi sur le droit au logement opposable (DALO) rend théoriquement les préfets responsables au nom de l’État du logement des plus démunis, dans le même temps, les mêmes préfets n’ont plus la capacité d’impulser sur le terrain la construction des logements. Ce sont maintenant les communautés urbaines et des établissements publics intercommunaux qui possèdent cette compétence. Mieux, la suppression des DDE met les préfets dans l’incapacité de suivre techniquement le parc de logement appelé contingent préfectoral, et qui théoriquement est la contre partie des financements de l’État. D’où ce paradoxe, ce ne sont pas les collectivités territoriale techniquement compétentes qui ont en matière de logement prioritaire une obligation de résultat.

Non seulement les collectivités territoriales opératrices en matière de construction sont exonérées de fait, de l’obligation du logement effectif des plus démunis par la loi Dalo, mais de plus cette loi fait peser l’éventuelle sanction sur le budget général de l’État. Ainsi, elle n’introduit aucun mécanisme de solidarité intercommunale. Nous assistons ainsi dans ce domaine à une perversion du droit et du jeu démocratique. Le recours est vidé de son contenu opératoire et protège les élus locaux. Ainsi progressivement se met en place un nouvel État autoritaire décentralisé. Cette évolution s’accompagne de formes d’affaissement moral au sein d’une partie de la haute fonction publique dont par ailleurs on modifie considérablement le mode de recrutement, substituant la cooptation aux concours en même temps qu’on précarise leurs statut. La politique de domestication de la haute fonction publique, est particulièrement visible au sein du corps préfectoral dont progressivement la droite fait évoluer la composition grâce à la possibilité spécifique à ce corps d’opérer un recrutement sans passer par les concours administratifs. Sont régulièrement nommées au sein du corps préfectoral des personnes qui n’ont rien avoir avec la fonction publique. Parmi les barrière symboliques qui ont été levées, celle de recruter des élus pour les basculer dans le corps préfectoral afin qu’ils laissent leur siège à d’autres. Ces nouveaux entrants dans le métier préfectoral se caractérisent par des pratiques administratives particulièrement brutales mais qui finissent, dans un jeu de concurrence liée à la carrière, à irriguer l’ensemble du corps. La mesure de la brutalité devient l’élément qui permettra de juger si la personne peut poursuivre de sa carrière, ou si elle doit être mise de côté. En dix ans, ces nouveaux entrants ont ainsi progressivement éliminé ceux qui étaient passés par des cabinets de gauche.

Le seul moyen pour les élus locaux de sortir de la logique sécuritaire et de la limitation des libertés individuelles qu’elle induit, supposerait de s’appuyer sur une mobilisation des populations dans une logique d’investissement de l’espace public. Cela suppose d’avoir la volonté d’aider à l’organisation d’une sociabilité de proximité et d’aider les populations à prendre en charge non seulement la sécurité et des choix et pratiques nécessaires à la tranquillité publique, mais aussi de l’ensemble du cadre de vie, de la répartition des moyens dans les communes et les agglomérations. Par endroit, la situation est tellement dégradée que la résistance citoyenne à la dégradation demanderait un effort d’accompagnement considérable, ce dont étaient encore capables les partis et organisations de gauche dans les villes qu’ils administraient jusqu’à la fin des années soixante dix où le problème de l’occupation de la cage d’escalier par des adolescents ou des jeunes adultes et du trafic de drogue se réglait sans nécessairement en appeler à l’intervention musclée de la BAC.

Post-scriptum

Yannick Barthélémi est sous-préfet, détaché dans une collectivité territoriale.