Lettre en souffrance entre l’Italie et la France

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« Le silence que la scène italienne provoque est profond. S’il y a des silences sonores et d’autres qui ne produisent pas d’échos, sans doute celui-ci fait-il partie de la deuxième catégorie. Devant ce qui se passe en Italie, pour quelqu’un qui, comme moi, a choisi récemment de partir habiter à l’étranger, le dépaysement est une sensation permanente. Dépaysement redoublé : je suis étrangère ici et devenue étrangère par rapport à mon propre pays. J’ai quitté une situation déprimée, un paysage avec peu d’horizons, dans l’espoir de retrouver de l’énergie en m’éloignant ; mais avec la distance, le destin de l’Italie est devenue une pensée prioritaire, une urgence, un appel constant.

La distance renforce la lucidité et décille le regard, jamais je ne me suis sentie autant italienne, jamais comme au cours de ces derniers mois je n’ai suivi les vicissitudes politiques avec autant d’anxiété — d’angoisse, parfois. Jamais comme depuis que je suis à Paris je n’ai éprouvé avec autant d’intensité le silence. Le silence surtout.

Me taire sur Berlusconi et tout ce qui l’entoure m’a longtemps paru l’attitude la plus sage et la seule possible. Non ragioniam di loro, ma guarda e passa, dit Virgile à Dante dans le troisième chant de l’Enfer (v. 51), « ignorer, porter l’attention ailleurs » c’est comme ça que beaucoup d’entre nous ont cherché à supporter ces dernières années. Il y a eu le silence étonné puis scandalisé, comme si notre jugement était paralysé par cette seule question, — angoissante dans sa simplicité — comment tout ça a-t-il pu advenir ? Comment l’Italie a-t-elle pu tomber entre les mains d’un personnage aussi vicieux, sordide, patron des télévisions, des maisons d’édition, de la presse, contrôlant la majeure partie de l’information publique ? C’est cette même question qui frappe d’incrédulité ceux qui se trouvent à l’étranger et suivent de loin le destin de l’Italie.Puis, une sorte d’impératif moral a eu raison de cette fausse résignation et de son apparence de trompeuse indifférence : il me fallait tout suivre, m’informer constamment. La scène italienne est devenue mon paysage intérieur. Il y a des jours où mon réveil est envahi par la pensée de mon pays — où, encore à moitié endormie, je me sens aimantée par l’Italie et sa condition politique. Jamais une telle conscience civique ne m’a si fortement habitée, c’est devenu un souci continuel, presque une obsession, où se mélangent rage, honte, malaise, sens du ridicule. Je ne cesse de guetter les nouvelles sur internet, de visiter les sites compulsivement comme quelqu’un qui retourne à un travail qui ne lui plaît pas, mais qu’il se sent tenu de faire.La distance, la nostalgie, sont sûrement des amplificateurs de cette angoisse : j’ai l’impression d’assister à l’agonie de ce pays moribond qui est le mien et je voudrais être avec lui, dans lui, être là. Et parler, me prononcer. Trouver un langage pour décrire ce qui me repousse. Mais comment parler et de quoi ? Seule la parole pourrait donner un sens à ce qui n’en possède plus, pourrait expliquer en le remplissant le vide où l’on est plongé, pourrait combattre la tristesse qui ombre les regards de mes amis que je retrouve lors de mes fréquents voyages en Italie (et quelle joie ce fut de se rejoindre le 13 février dernier pour une manifestation à Rome, d’envahir les places physiquement, charnellement ensemble, avec nos yeux, nos mains, nos slogans).Parler. Pas seulement pour commenter ce qui se passe, pour maintenir le sérieux dans un climat où stupidité et bassesse mêlées confondent les opinions et neutralisent les points de vue. Parler de manière à donner voix à tout ce qui opprime, pèse, provoque ce sentiment d’impuissance. Parler, dire  : n’est-ce pas une des raisons pour lesquelles l’opposition en Italie n’arrive pas à s’imposer ?Les espaces dédiés à cette métamorphose, capables d’engager l’action et pas seulement la réaction, sont encore exigus et trop peu connus — même s’il existe de nombreuses zones de résistance et d’opposition réelle (dont témoigne entre tous le mouvement du popolo viola  [1]), qui travaillent sur les scènes visibles et invisibles, imaginant un futur très difficile à préfigurer et à construire, l’opposition n’a pas encore trouvé de voix assez puissante qui soit à elle, et à elle seulement.Du reste, il ne suffit plus de trouver une voix, mais un nouveau langage. Et, au-delà des mots, d’autres gestes et d’autres conduites. La grammaire de la vie civile doit pouvoir être utilisée selon une syntaxe différente de ce de quoi nous devons parler. Le risque, autrement, est de rester homogène aux sujets et aux langages que nous souhaitons combattre. Trouver une voix nouvelle, un langage autre  ? Il nous reste à inventer un code expressif qui permette un nouveau « mode d’emploi » de la parole capable d’aller au-delà de sa visée spectaculaire, ou strictement politique. »

Post-scriptum

Lisa Ginzburg a travaillé plus de dix ans pour la radio italienne, Radio 3. Son dernier ouvrage publié : Malia Bahia, 2009.

Notes

[1Réseau anti-Berlusconi qui a fait du violet sa couleur de ralliement.