Vacarme 17 / Arsenal

les salles d’attente de l’universel

par

Arnaud Veisse est l’un des médecins-coordinateurs du Comité médical pour les Exilés (COMEDE). Depuis 1979, cette association se consacre à la situation médicale des demandeurs d’asile, avec ou sans papiers. Elle anime un centre de santé à l’hopital du Kremlin-Bicêtre (consultations de médecine générale et de psychothérapie, actions de prévention-dépistage, accès aux droits sociaux), exercice concret du soin depuis lequel s’articule un travail juridique et politique. On savait qu’un rapport étroit existe entre état des corps et état du droit. Mais on n’avait pas bien vu que ce rappport est double, dans tous les sens du termes. D’un côté, un rapport de cause à effet : la restriction du droit au séjour accroît les risques de maladie et entrave l’accès aux soins. De l’autre, dans le même temps, un rapport de vitrine à boutique : si les étrangers, aujourd’hui encore, restent exclus de la couverture maladie dite universelle, leurs droits médicaux, ces dix dernières années, ont mieux résisté que leurs droits au séjour, preuve sans doute qu’une politique d’immigration « ferme » sait aussi être « humaine ». Ici, Arnaud Veisse mène la critique sur les deux fronts. Ou quand la médecine se refuse à l’humanitaire.

En 22 ans d’existence, le centre de santé du Comede a pris en charge 70.000 exilés de 130 nationalités, d’Afrique, d’Asie, d’Amérique et d’Europe. Dans le même temps, le taux de reconnaissance du statut de réfugié dans notre pays a chuté de 80% à moins de 10% des demandes. C’est ainsi que de réfugiés, les exilés se sont vus transformés d’abord en demandeurs d’asile, puis en sans-papiers. Depuis la suppression du droit au travail en 1991, les mieux traités des demandeurs d’asile doivent survivre avec une allocation « d’insertion » de 1800 FF mensuels et limitée à 12 mois, quand certains attendent la réponse pendant 2 ou 3 ans. Pour les demandeurs d’asile « territorial », aucune ressource légale n’est accessible. Ils ont des papiers-sans-droit avant d’être sans-papiers. Non expulsés parce qu’en danger de mort dans leur pays, la plupart d’entre eux seront régularisés un jour ou l’autre, à la faveur d’une reconnaissance tardive du statut de réfugié ou d’une décision préfectorale relative au domaine de la « vie privée et familiale », notamment pour raison médicale.

Survivants de l’exode et des persécutions (la moitié des nouveaux patients du Comede ont souffert de la torture), les exilés doivent ainsi patienter plusieurs années dans la salle d’attente de la société, en commençant par celle des médecins. Et l’on constate lors de chaque consultation les conséquences dramatiques, sur le plan psychologique et social, de la pérennisation d’une situation précaire ou irrégulière qui leur interdit toute intégration et les livre à l’exploitation d’employeurs peu scrupuleux. On constate également combien la reconnaissance du statut de réfugié et du droit au séjour représentent le point de départ d’une nouvelle vie, d’une dynamique d’intégration qui améliore considérablement l’état de santé.

Pendant ces années d’attente, tous ces exilés n’ont qu’un droit : celui de se soigner. Sur les 10 dernières années, il est remarquable d’observer que les avancées de la législation médico-humanitaire (réforme de l’aide médicale, création du droit au séjour pour raison médicale, création des PASS - Permanences d’Accès aux Soins de Santé, dont tout hôpital associé au service public doit se doter -, réforme CMU) ont accompagné le recul du droit d’asile et du droit au séjour pour les étrangers (interprétation restrictive de la convention de Genève, suppression du droit au travail, lois Pasqua, Toubon, Debré et Chevènement). Pour illustrer cette dérive humanitaire du droit des étrangers en France, nous allons successivement nous intéresser à trois motifs fréquents de recours au centre de santé du Comede : la persistance de l’exclusion des soins pour les étrangers en situation précaire ; l’exigence toujours plus grande de « preuves de torture » pour les demandeurs d’asile conventionnel ; la pérénnisation du statut de malade pour les sans-papiers.

L’exclusion des soins au temps de la CMU

En 1992, la réforme de l’aide médicale créait le droit à une protection maladie intégrale pour toute personne démunie et résidant en France, permettant ainsi l’accès aux dispositifs de santé de droit commun. Faute d’être appliquée, elle a été remplacée en 1999 par la réforme de la Couverture Maladie « Universelle » (CMU). Limitée aux français et aux étrangers dont la résidence est « stable et régulière », la CMU a inventé le concept « d’exclus de l’universel », principalement les sans-papiers. Exclus de la CMU, ils ont gardé le droit à l’aide médicale Etat (AME), protection maladie au rabais. C’est ainsi que la précarité administrative - les papiers - a remplacé la précarité sociale - les ressources - comme facteur de discrimination en droit.

Si la réforme CMU/AME constitue un grand progrès en matière d’accès aux soins pour la plupart des exclus d’hier (les « pauvres »), elle accentue le risque d’exclusion des étrangers en situation administrative précaire, comme en témoigne le rapport 2000 de l’Observatoire du Droit à la Santé pour les Etrangers (ODSE). C’est ainsi qu’à ce jour, le dispositif stigmatisant des guichets spécifiques pour l’aide médicale des « sans-papiers » s’installe dans la durée, au mépris du guichet unique promis par la loi. Le principe de la « présomption de droit » permettant l’affiliation « sans délai » à la sécurité sociale se révèle en pratique une suspicion de non droit pour de nombreux étrangers en situation précaire. Enfin, l’admission immédiate à la complémentaire CMU ou à l’AME, seul mécanisme d’urgence permettant l’accès intégral aux soins, reste profondément ignorée par la plupart des caisses de sécurité sociale, des travailleurs sociaux ou des soignants.

Aujourd’hui comme hier, les étrangers en situation précaire sont très souvent contraints à l’assistance d’un tiers pour obtenir leurs droits, et doivent parfois aller jusqu’au tribunal pour les voir reconnaître. Aujourd’hui comme hier, le système de santé, profondément ignorant du droit de ces personnes et confronté aux pratiques illégales et restrictives de la sécurité sociale, préfère souvent utiliser des circuits de soins gratuits. Or aujourd’hui comme hier, il n’y a pas de continuité des soins sans protection maladie. Toute tentative de prise en charge « gratuite » conduit à une restriction des soins nécessaires, et participe en outre à entretenir le dysfonctionnement du système.

Certificat pour la demande d’asile et mythe de la preuve

En 5 ans, la délivrance par les médecins du Comede d’un certificat médical aux demandeurs d’asile conventionnel a doublé. Cette demande répond à une exigence toujours plus grande de « preuve » de persécutions dans la procédure d’examen de la demande d’asile, et ce alors que la convention de Genève définit comme réfugié toute personne « craignant avec raison d’être persécutée ». Une telle exigence fait reposer sur le certificat médical une responsabilité qui dépasse et risque de pervertir son rôle initial. En matière de déontologie médicale en effet, « nul ne peut être médecin-traitant et expert d’un même malade ». Or, si la Commission des Recours des Réfugiés est habilitée à prescrire une expertise médico-légale, elle n’utilise jamais cette mesure.

Dans le cadre d’une prise en charge médico-psychologique et en dehors du contexte de l’urgence, le certificat médical peut avoir une valeur thérapeutique lorsqu’il répond à la demande de reconnaissance de la part du demandeur d’asile. Mais le plus souvent, sur les conseils de l’avocat, de l’association de soutien, ou encore des amis, c’est dans l’angoisse et la fébrilité des derniers jours avant l’audience que s’exprime la demande. Le mythe de la « preuve » est alors à son comble, dans l’espoir tragique et dérisoire pour l’exilé que les mots du médecin puissent avoir davantage de portée que ses propres mots. Il reste au médecin à naviguer à vue, évitant autant que faire se peut les dangereux écueils de la certification « en urgence » que sont la banalisation ou la stigmatisation du traumatisme.

Enfin, devant un examen physique normal et faute de pouvoir attester de la réalité d’une prise en charge médico-psychologique, le certificat médical est sans fondement. La retranscription écrite exclusive des déclarations du patient renforcerait encore davantage la suspicion ou de la négation de la parole du demandeur d’asile par les instances chargées de son examen, parole qui ne saurait être validée que par celle du médecin. Là encore, le recours ambigu à un médecin-certificateur se nourrit de la non-application du droit, le droit élémentaire pour un demandeur d’asile d’être entendu (seule la moitié d’entre eux sont aujourd’hui reçus en entretien à l’OFPRA), et défendu : sans ressource, la plupart des demandeurs d’asile sont en outre privés de l’aide juridictionnelle, faute d’être entré « régulièrement » sur le territoire au terme de leur exode.

Rester malade pour pouvoir vivre normalement

Depuis la Loi Chevènement de mai 1998, les sans-papiers souffrant d’une maladie grave ont droit à une carte de séjour avec autorisation de travail (CST). Bien que ce droit soit sans équivalent en Europe, le bilan de son application est, là encore, des plus mitigés. Devant la fermeture quasi-généralisée de l’accès au séjour en France, cette régularisation « médicale » est perçue par beaucoup d’exilés comme une issue de secours, comme un ultime espoir. Et face à une demande considérée comme abusive, les préfectures s’organisent contre l’accès effectif aux droits : difficultés d’accès, refus d’enregistrer les demandes, violation du secret médical, délivrance dans 2 cas sur 3 d’une autorisation de séjour (APS) beaucoup plus précaire que la CST prévue par la Loi.

Le problème de ce titre de séjour est également très délicat pour les malades qui ont guéri, et risquent de s’en voir refuser le renouvellement. La question qui se pose à eux est celle-ci : s’agit-il de rester malade le plus longtemps possible pour pouvoir « vivre normalement », c’est-à-dire avec des papiers ? L’utilisation inappropriée de cette demande a déjà des effets désastreux pour certains demandeurs d’asile qui, orientés à tort sur une régularisation « médicale », se voient transformés en « malades » sur le plan social et administratif. De la même manière que les réfugiés « pauvres » étaient déjà suspectés de s’exiler pour des raisons économiques, les réfugiés « malades » sont dorénavant suspectés de s’exiler pour des raisons thérapeutiques, même s’ils découvrent leur maladie le plus souvent après l’arrivée en France.

Dans tous les cas, cette régularisation pour raison médicale, symbole d’une politique souvent présentée comme « humanitaire » vis-à-vis des exilés et des sans-papiers, ne reste qu’un palliatif pour accéder au séjour. Cette même politique a créé l’asile territorial, qui entérinait l’application restrictive par la France de la Convention de Genève, et la réforme CMU, qui a renvoyé les sans-papiers vers une aide médicale alors jugée défaillante. Elle recouvre, tout en en limitant les effets les plus désastreux, une politique de déni de droit pour les plus précaires des étrangers. Tout en refusant de renvoyer mourir chez lui celui qui vit chez nous, elle encourage la gestion d’une misère qu’elle entretient. Elle opère au détriment d’une autre politique, fondée sur le droit : droit d’asile, au séjour et à la protection sociale. Cette autre politique permettrait aux associations « humanitaires » de devenir des lieux-ressources pour faciliter la prise en charge des exilés par les dispositifs et les professionnels de droit commun ; et non de pallier leurs carences ou leur absence, comme c’est le cas aujourd’hui.

Préférée par l’Europe et la France, la politique d’exclusion est efficace sur un point. Découragés, démoralisés, de nombreux « déboutés du droit d’asile » envoient effectivement des signaux de détresse vers les pays d’origine, où l’on réalise de plus en plus que « le pays des droits de l’homme » est un mirage. Sur un autre point toutefois, c’est un échec. La concurrence de la tyrannie est déloyale : comme la situation reste pire au pays, les demandeurs d’asile continuent de venir en Europe et en France. Et à moins d’engager une politique de persécutions, massacres et autres violences de masse envers les exilés, ils continueront de préférer l’exil et l’exclusion. Mieux vaut être à peine survivant que tout-à-fait mort.

Post-scriptum

COMEDE (Comité médical pour les exilés), Hôpital de Bicêtre, 78 rue du Général Leclerc B.P. 31, 94272 Le Kremlin Bicêtre Cedex, Tél : 01 45 21 38 40, Fax : 01 45 21 38 41, www.comede.org