l’Italie : laboratoire de l’État du pire ?
Réduire l’Italie à la seule figure de Berlusconi oblitère tout ce que la situation politique de l’autre côté des Alpes peut avoir de désespérante. Et elle l’est d’autant plus qu’elle dure depuis longtemps. Les attaques anti-démocratiques paralysent l’État de droit et le soumettent à une anamorphose continue de ses institutions que la gauche affaissée n’arrive plus à combattre. État des lieux.
Il n’y a plus aujourd’hui, en Italie, de représentation démocratique des forces de gauche. C’est pourtant dans ce même pays qu’avait subsisté, jusqu’au début des années 1980, un des plus importants mouvements ouvriers d’Europe. Mais la gauche s’est affaissée, du fait de la déstructuration profonde de son assise sociale, née de la destruction de la grande et moyenne industrie. Depuis lors, les représentants politiques — qu’ils soient de gauche ou de droite — ne proviennent plus de classes sociales correspondant aux principales activités économiques ou aux agrégations socioculturelles les plus importantes, mais de milieux parasitaires : monde de la télé et des médias, de la finance liée à la bourse, de la spéculation immobilière, de la santé privatisée, de la mode, des sports — de plus en plus affectés par le dopage — et même, de la mafia. Cette réalité sociale explique que l’opposition parlementaire se soit affaissée et que la gauche se soit facilement convertie au néo-libéralisme. La gauche italienne a entamé sa transformation lorsqu’elle a voulu s’inspirer des think tanks néo-libéraux américains et anglais pour ce qui concerne le welfare, la flexibilité, les privatisations, la sécurité ou la politique migratoire. Ainsi Clinton et Blair sont-ils devenus les références préférées des leaders de la gauche italienne. Pour ce qui concerne les politiques économiques et sociales, ces même dirigeants de gauche, tout comme les intellectuels, ont épousé la cause de la « rigueur nécessaire pour tous », censée permettre de diminuer la dette publique. Dans le même temps, les inégalités sociales n’ont cessé de s’accroître.
L’un des aspects les plus emblématiques de cette dérive néo-libérale de la gauche italienne s’est manifesté dans son enthousiasme pour une prétendue « troisième Italie », et les « districts productifs », apparus à la suite du déclin de la grande industrie. Il en a surtout résulté un boom des économies souterraines, des « externalisations » pas trop lointaines qui se sont bientôt muées en délocalisation de la sous-traitance, développement du travail à domicile, du travail au noir, ou à moitié déclaré seulement, pour les femmes, les enfants, les personnes âgées ou les immigrés. Cette économie souterraine compte pour environ 30-35 % du PNB et concerne de sept à huit millions de personnes, oscillant entre précarité et semi-précarité, parfois sans aucun statut, à la merci des patrons ou des « caporaux ». Autrement dit, la gauche italienne est devenue inexistante sur les terrains de l’économie, du travail et du welfare, mais il en va de même pour les affaires militaires ou les questions de sécurité intérieure. Cette gauche italienne, c’est celle de Massimo d’Alema, formé au parti communiste, premier chef de gouvernement à avoir soutenu la guerre contre la Serbie, en Irak, ou en Afghanistan, alors que la constitution l’interdit, c’est une gauche qui ne défend plus la laïcité, mais ne cesse de quêter la bénédiction des évêques et du pape, c’est une gauche qui ne défend plus les droits fondamentaux, ni les ouvriers de Fiat, ni les immigrés, alors même que l’Italie est, des pays européens, celui qui offre le moins de droit à sa population immigrée, la laissant à la merci des pouvoirs arbitraires, des persécutions racistes, pour partie condamnée à un néo-esclavagisme.
Face à cette gauche déliquescente, la droite italienne n’a pas besoin d’autre chose que des « qualités » qu’affiche de façon éhontée son patron, l’homme le plus riche du pays, qui peut s’appuyer sur la fidélité de la Ligue du Nord — mouvement qui a fait des arguments racistes, des revendications localistes ou particularistes et du machisme son fonds de commerce.
S’ajoute à l’effondrement de la gauche le fait que l’Italie est gouvernée depuis des décennies par des figures soupçonnées de liens étroits avec la mafia, multipliant les complots, les abus, les occasions de corruption, n’hésitant pas à s’approprier les affaires publiques au bénéfice de leurs affaires privées.
Depuis 1994, et les enquêtes de « Mani pulite », les scandales n’ont cessé de proliférer, notamment au sujet de la corruption liée à l’exercice arbitraire du pouvoir. Bien évidemment, les scandales les plus graves ne sont pas ceux qui mettent en cause les habitudes sexuelles de Berlusconi mais ceux qui touchent à l’appropriation privée de capitaux publics, aux cas de corruption. Mais ces accusations n’ont pu empêcher le triomphe du plus fort, d’un homme qui a réussi à conquérir la majorité des électeurs en promettant qu’il serait dorénavant possible de faire ce qu’on veut, quand on veut, où on veut, sans qu’un quelconque Etat de droit n’intervienne. Certes Berlusconi et les dirigeants de la Ligue du Nord ont su susciter l’adoration des électeurs en jouant des discours, des gestes, et des pantomimes les plus populaires, les plus vulgaires, mais le président du conseil a également donné des preuves effectives de son pouvoir de distribuer le bonheur, en attribuant des postes d’élus à des personnes qui n’étaient pas issues des élites : à des entrepreneurs, petits caïds, hommes de main ou notables locaux, voire à des bandes fascistes.
l’anamorphose continue de l’État de droit
Depuis les années 1980 et surtout 1990, l’Italie peut ainsi être considérée comme un cas paradigmatique de ce qu’il convient d’appeler l’anamorphose continue de l’État de droit, qui se caractérise par un mouvement continu passant de la légalité à l’illégalité, de la démocratie à l’autoritarisme, du public au privé et vice-versa. Cette anamorphose se manifeste par exemple dans les cas répétés d’amnisties accordées à des cas de fraude fiscale ou à des constructions illégales. Ce paradigme est en passe d’envahir toute l’Europe. En effet, l’anamorphose de l’État de droit démocratique convient parfaitement au développement néo-libéral, car il ne s’agit que d’accentuer l’asymétrie du pouvoir. Cette asymétrie a permis aux dominants (à toutes les échelles) de maximiser leurs profits, de s’accaparer davantage de biens publics, de privatiser la res publica, et d’éroder les droits et les possibilités d’agir des plus faibles, de contourner la loi et les procédures au gré du plus fort. C’est pour préserver ce pouvoir que Berlusconi et les siens sont en guerre permanente contre la magistrature, même la plus modérée : ils veulent accroître encore cette asymétrie du pouvoir, leur liberté d’agir, afin d’accroître davantage leur prospérité immédiate, quand bien même ce serait aux dépens du futur de la société. Cette asymétrie a permis le développement des économies souterraines, et d’imposer aux travailleurs, en particulier aux migrants, des conditions de vie, de travail et de rémunération qui mettent en cause les droits acquis.
Les événements qui ont lieu ces temps-ci de l’autre côté de la Méditerranée montrent qu’une résistance populaire voit le jour dans des pays qui ont payé un lourd tribut à plus de trente ans de néo-libéralisme et de décolonisation factice. Mais, même dans les pays riches dits démocratiques, une partie de la population, qui paye cher les conséquences des choix néo-conservateurs, commence à se révolter, et il n’est pas improbable qu’elle puisse trouver y compris chez les militaires et les forces de police quelque solidarité. En effet, le néo-libéralisme semble avoir trop « tiré sur la corde », et finit par produire de plus en plus de victimes, y compris dans la fonction publique, et en particulier parmi les femmes et les jeunes diplômés au chômage, ou bien à la merci d’emplois mal rémunérés et souvent dangereux. En Italie, l’impunité qui a été jusqu’à présent assurée aux militaires et policiers responsables de graves violences, et que Berlusconi et la Ligue du Nord voudraient perpétuer indéfiniment, commence à susciter l’indignation d’une bonne partie de la population. Ainsi, on voit se développer de plus en plus de mobilisations d’ouvriers, d’étudiants, ou de populations locales, révoltées par les conséquences dévastatrice d’un développement qui n’offre pas de travail correctement rémunéré mais produit pollution et cancers. Il faut donc espérer que l’érosion des capacités d’agir politiquement, qui a miné ces dernières décennies la société italienne, va finir par s’arrêter, et qu’une dynamique collective pour l’émancipation finira par l’emporter.
Post-scriptum
Salvatore Palidda est professeur de sociologie à l’université de Gênes. (voir également [www.reseau-terra.eu/auteur37.html->www.reseau-terra.eu/auteur37.html]).