L’esprit whig sans l’élitisme entretien avec Edward Palmer Thompson (1992)
La Formation de la classe ouvrière anglaise a mis plus de vingt ans à être traduite en France : c’était à la fin des années 1980, sa lecture est restée un émerveillement. Pionnier de l’« histoire vue d’en bas », attentif aux processus et interactions individuelles plus qu’aux superstructures, militant pacifiste soucieux de politique non gouvernementale, Thompson compte parmi les figures intellectuelles dont l’œuvre sert de balise. Son parcours, ici retracé, mobilise les trois derniers siècles. Où il apparaît que, face à l’histoire courte, c’est d’une connaissance des possibles passés que nous avons besoin pour tenir et ouvrir le présent.
Cet entretien prend place dans une série d’interviews d’historiens par des collègues plus jeunes, lancée par l’Institute of Historical Research de l’Université de Londres. Il a été publié en français en 1993, à l’occasion du décès d’E. P. Thompson, dans Liber, revue européenne des livres, supplément au n° 100 des Actes de la Recherche en sciences sociales, n° 16, décembre 1993.
Puis-je commencer par une question peut-être un peu simpliste : vous êtes-vous dit un jour : « je vais devenir historien » ?
Je n’avais aucun diplôme supérieur en anglais, mais j’avais énormément lu. Cette habitude me venait en partie de mon environnement familial. Mon père aussi était, à sa manière, un poète, un historien et un militant politique, et je suppose que je me suis un peu inspiré de lui, inconsciemment. Je n’ai donc jamais vraiment décidé d’être historien.
Mon père a été enseignant missionnaire au Bengale, avant la première guerre mondiale, et encore un peu juste après ; puis il est parti, il a quitté son ministère méthodiste et il est revenu en Angleterre juste avant ma naissance. Je ne suis donc pas né en Inde, à la différence de mon frère aîné. Mon père a cependant gardé des liens très forts avec l’Inde, à la fois littéraires et politiques. Il a écrit deux livres sur l’écrivain Tagore, et il est devenu très proche de certains cercles culturels bengali ; à partir de là, ses relations se sont élargies. Dans les années 1930, alors que je commençais moi-même à acquérir une certaine conscience politique, il soutenait la cause du parti du congrès indien. C’est à ce moment-là qu’il a connu Jawaharlal Nehru, et qu’est née entre eux une amitié très intéressante ; leur correspondance contient des lettres merveilleuses, en particulier celles que Nehru a écrites en prison pendant la guerre. Tout cela tenait une grande place chez nous : pendant toute mon enfance, nous avons reçu la visite de gens extraordinaires. Un jour, c’est Gandhi qui s’est retrouvé assis dans un coin de notre maison. Je me souviens surtout que le buffet était garni d’une montagne de raisins et de fruits variés ; j’étais tout petit, mais j’avais bien conscience que quelqu’un d’important était là. C’était tout le temps comme cela chez nous. Nehru est venu nous voir, et il m’a appris comment tenir une batte de cricket.
C’était un milieu lettré et cosmopolite ; est-ce qu’on n’y trouve pas aussi une tradition de dissidence ?
Oui, j’ai été élevé avec l’idée très juste, et que j’espère avoir su transmettre à mes enfants, que les gouvernements sont toujours trompeurs, et qu’il vaut mieux un gouvernement faible qu’un gouvernement fort. C’est un peu l’esprit whig, mais sans l’élitisme bien sûr. Mon père s’est inscrit au parti travailliste à la fin de sa vie, mais en fait c’était plutôt un libéral de gauche ; il était écœuré de voir que le Labour s’entêtait à ne pas prendre au sérieux la question de l’Inde. Il me semble d’ailleurs que cet esprit whig, le refus de voir l’État s’arroger une autorité et un pouvoir total sur l’individu, se répand dans le monde entier à l’heure actuelle et c’est à mon avis une très bonne chose. Mon père était très engagé à la fin des années 1930 et au tout début de la guerre : il faisait campagne en faveur du Parti du Congrès et des prisonniers indiens, courait de conférences en réunions, et écrivait constamment des articles. Je considérais donc comme normal le fait de s’opposer aux pouvoirs en place.
Vos propres activités politiques et votre combat pour la paix sont donc la suite logique de cette période.
Naturelle, oui, la suite naturelle.
Quant à votre mère ?
Ma mère était américaine, bien qu’elle ait été élevée aux Pays-Bas. Elle était la fille de missionnaires presbytériens. J’ai toujours de la famille en Amérique, en Nouvelle-Angleterre, et j’ai beaucoup de respect et d’affection pour certaines de leurs traditions – même si je dois avouer qu’elles sont très « wasp ». Beaucoup de radicaux américains ont d’ailleurs de la parenté wasp.
Dans votre campagne pour la paix, le contexte européen a aussi joué un rôle important.
Très important. Mais la solidarité européenne remonte à la tradition communiste. On considère maintenant que tout est pourri dans le communisme. Je ne le crois pas, bien que je m’en sois très nettement séparé en 1956. Je pense que l’internationalisme communiste était une nouvelle voie. On pouvait se rendre dans n’importe quel pays, on y trouvait vite des camarades, qui vous offraient tous leur solidarité. Cet aspect a toujours été très important pour moi. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que lorsque le mouvement pour la paix des années 1980 a démarré, un certain nombre d’anciens résistants y ont trouvé leur place, tout naturellement : des gens comme Claude Bourdet à Paris, d’autres en Norvège, en Grèce et ailleurs.
Votre engagement semble aussi remonter à l’expérience de votre frère [1], qui est mort en Bulgarie, puisque si je me souviens bien, le premier livre que vous avez publié est sa biographie.
Oui, et il faudrait la reprendre entièrement ; si je vis assez vieux, j’essaierai de le faire. Il y a différents documents qui sont toujours inaccessibles, conservés au bureau des archives publiques, et beaucoup d’autres ont sans doute été brûlés : ces gens des services de sécurité étaient de vraies canailles qui pensaient avoir le droit de contrôler l’information comme ils surveillaient les gens. Nous avons été très proches de la Yougoslavie après la guerre : nous y sommes allés (en 1947) pour les aider à construire un chemin de fer, mais j’ai bien peur que notre travail n’ait pas été très efficace. Je suis aussi allé en Bulgarie, où j’ai vécu des moments passionnants en compagnie d’anciens partisans, qui avaient été des camarades de mon frère. Ces gens m’ont énormément impressionné, et je suis longtemps resté marqué par cette expérience. J’y suis retourné depuis, et j’ai constaté que la plupart de ces anciens partisans ont été mis à l’écart. On les a accusés de titisme, parce qu’ils venaient de la région frontalière entre les deux pays.
Ce qui frappe le plus dans cette biographie, c’est l’immense optimisme qui régnait à l’époque.
Oui, je crois que je me suis fait des illusions sur certaines choses ; mais je ne me suis pas trompé sur l’enthousiasme qui existait encore dans le pays.
Cet épisode de votre vie a-t-il été plus important que votre expérience pendant la guerre ?
Je dois dire que la guerre aussi m’a profondément marqué. C’est à cette époque qu’est né chez moi un antifascisme farouche, dont je ne peux me défaire. C’est d’ailleurs ce qui m’empêche de me dire entièrement pacifiste ; je le suis pour ce qui est du nucléaire, bien sûr, et je pense que de toutes façons, l’état actuel du monde rend la guerre de plus en plus impossible. Néanmoins, je peux imaginer des situations dans lesquelles je ne serais pas pacifiste.
Il ne m’est jamais venu à l’esprit, et je pense que c’est la même chose pour Dorothy [2] , de rester à l’université. Les doctorats et tout le reste, ce n’était pas vraiment dans nos cordes. Après la guerre, la société était très ouverte, pleine d’espaces à remplir, et c’était très motivant. Une fois que j’ai décidé que l’enseignement pour adultes était le domaine dans lequel je voulais travailler – beaucoup de gens s’y impliquaient à l’époque – il ne m’a pas été difficile de décrocher un poste. Je suis donc parti plusieurs années dans le Yorkshire, où j’ai énormément appris grâce aux étudiants auxquels je donnais des cours à la WEA (Association d’éducation des ouvriers). Quand on parlait avec eux du monde du travail, on s’apercevait qu’il existait une tradition orale très vivace, ainsi qu’un grand scepticisme à l’égard de l’histoire officielle. Ce scepticisme est d’ailleurs souvent bien fondé. Par exemple, les livres nous disent simplement qu’à telle ou telle date on passe une série de lois sur le temps de travail. Mais eux vous raconteront comment on cachait les gosses dans des paniers que l’on hissait jusqu’au plafond lorsque les inspecteurs passaient.
C’est aussi le moment où vous avez découvert que la littérature faisait partie intégrante de l’enseignement de l’histoire.
J’ai beaucoup appris par moi-même en littérature. J’aimais vraiment enseigner Shakespeare ou les poètes romantiques, et je crois que je le faisais assez bien. Mais il me semble que j’ai perdu le don pour ce genre d’enseignement lorsque je suis entré comme professeur à l’université ; je suis devenu beaucoup plus prudent. Les cours pour adultes étaient sans doute parfois un peu à bâtons rompus : on voulait surtout passionner les étudiants, leur faire sentir les choses, plutôt que leur donner une bibliographie – d’autant qu’ils n’avaient pas accès aux revues savantes. À l’université, j’avais l’impression de faire un travail d’épicier : il fallait peser le bon poids d’articles et de lectures à proposer aux étudiants, les leur préparer, en s’assurant de bien leur présenter une portion de chaque point de vue ; c’était une discipline complètement différente. Je pense que cela se voit aussi dans mes livres. The Making of the English Working Class [3] est un bon bouquin, mais on ne peut pas dire qu’il sacrifie à l’érudition universitaire. L’apparat critique n’est pas mauvais, mais dans Customs in Common [4], on voit que je suis beaucoup plus conscient du regard parfois hostile du monde universitaire.
Pouvez-vous me dire comment vos recherches sur William Morris [5] ont fait de vous un historien ?
Je crois que c’est en partie l’aspect technique qui m’a enthousiasmé : tout mon travail sur les manuscrits de Morris, et sur ceux de la Socialist League : je me souviens, c’était passionnant de les lire et de découvrir les erreurs extraordinaires qui avaient été commises à la publication de plusieurs livres de Morris. C’est comme cela qu’est né mon goût des archives. Et ce fut une étape fondamentale, car je ne crois pas que mon intérêt pour l’histoire soit simplement une question de théorie. À mon avis, ce qui est passionnant pour l’historien, c’est le sentiment de découvrir des choses dont les gens qui les ont vécues, les acteurs de ces événements, n’étaient pas eux-mêmes conscients. C’est ce sentiment qui m’a enchanté, et qui m’a décidé à devenir vraiment historien.
D’ailleurs vous avez été vous-même un grand découvreur d’archives. Le récit que vous faites de la découverte des archives des Muggletoniens est tout à fait fascinant.
C’est une aventure incroyable. La secte des Muggletoniens a été fondée en même temps que celle des Quakers aux alentours de 1650, et elle a perduré jusqu’à ce siècle, puisque le dernier Muggletonien est mort il y a moins de dix ans. J’essayais de trouver ces documents, dont je savais qu’ils existaient encore à la fin du XIXe siècle. J’ai envoyé une demande de renseignements au Times Literary Supplement et quelques jours plus tard, quelqu’un m’a appelé et m’a dit : « j’ai rencontré quelqu’un dont le beau-père est le dernier Muggletonien. » Je fus donc présenté à M. Noakes, un maraîcher à la retraite du Kent. C’était bien, je pense, le dernier de Muggletoniens, mais il avait aussi été l’un des derniers membres du conseil d’administration au moment de la guerre. La maison qui servait de lieu de réunion et qui existe toujours, a été bombardée, et la concierge a refusé de continuer à y vivre. M. Noakes a donc emmené un camion plein de pommes au marché de Covent Garden ; il s’est arrêté devant la maison, a déchargé ses caisses de pommes, et les a remplies de toutes les archives muggletoniennes. Il a ramené le tout dans sa maison du Kent : mais celle-ci a été bombardée à son tour, et il a donc mis la plupart des archives à l’abri dans un garde-meuble. C’est là que je suis allé avec lui pour les retrouver.
Au moment où je travaillais sur Morris, Dorothy et moi avons eu le privilège d’avoir comme amie Dona Torr, qui s’approchait alors de la soixantaine : c’était une historienne communiste extraordinairement douée et touche-à-tout. Elle avait été très active dans le mouvement travailliste. Elle avait l’allure classique d’une bonne bourgeoise anglaise ; ce qui fait qu’on avait pu l’envoyer en missions clandestines en Allemagne après la prise du pouvoir par les nazis, ou dans d’autres missions de ce genre. Elle était mariée à Walter Homes, journaliste au Daily Worker. Elle s’intéressait au travail des autres avec une incroyable générosité ; souvent elle abandonnait ses propres recherches pendant plusieurs jours d’affilée pour aller vérifier certaines choses en bibliothèque. Elle avait aussi une manière merveilleuse de parler d’histoire : elle disait toujours « et alors, et alors ». Elle n’avait pas un cadre théorique très structuré, mais elle montrait comment les expériences s’enchaînent les unes aux autres, comment Tom Mann [6] et Morris les avaient vécues et comment ils avaient réagi ; pour elle, il était indispensable de comprendre le contexte avant de comprendre leurs réactions. Elle a sans aucun doute été le personnage le plus marquant de tous mes professeurs, et de tous mes amis.
Cette amitié est née grâce à votre lien avec le Parti. Pourriez-vous parler de vos relations avec le groupe des écrivains et avec celui des historiens communistes ?
Je ne pense pas avoir été très actif dans aucun de ces deux groupes. Le problème, c’est que je vivais dans le Yorkshire, et que les réunions se tenaient à Londres : le voyage était pénible et coûteux. En outre, Dorothy et moi nous répartissions les tâches : elle allait au groupe des historiens, et moi, parfois, j’allais à celui des écrivains. Il est vrai que parmi les gens qui m’ont influencé, il y a des écrivains et des poètes qui fréquentaient ce cercle : le poète Randal Swingler, le poète romancier Monague Slater, et d’autres noms qui avaient marqué la fin des années 1930, et qui écrivaient encore dans les années 1940 et 1950. J’ai donc bien assisté à des réunions du groupe des écrivains, mais il me semble qu’il s’est créé un mythe autour de ce groupe. Certains membres du Parti ont eu énormément d’influence sur moi, mais en tant qu’amis et que collègues plutôt qu’à l’intérieur des organisations communistes. Il y avait bien des universités d’été ou des manifestations de ce genre. Je suis allé une fois à une de leurs universités d’été, et c’était vraiment très stimulant. On trouvait des gens très forts dans ce milieu, vraiment très forts. C’est probablement comme cela que j’ai rencontré des gens comme Victor Kiernan et Eric Hobsbawm.
Vous définiriez-vous simplement comme marxiste ?
Non, j’ai refusé cette définition dans certains passages de The Poverty of Theory [7], par exemple. Je n’accepte plus désormais la notion de marxisme comme principe incontestable, fondé sur un postulat central qui légitime tout le reste. Comme système, il me semble que c’est devenu une véritable religion. Maintenant, en en parlant, je considère qu’il existe une tradition marxiste internationale, qui possède tout un vocabulaire de concepts soigneusement élaborés, qui sont à la base de nombreux travaux, et parmi lesquels on peut choisir à sa guise. Je suppose que je suis post-marxiste en quelque sorte, même si je n’aime pas du tout l’expression. Cela dépend de la personne à laquelle je m’adresse. Si je suis avec des anti-marxistes stricts, j’ai tendance à revenir à l’orthodoxie marxiste. Si je suis avec des marxistes dogmatiques, je m’en éloigne très nettement. Mais ce qui est intéressant c’est que lorsque j’ai commencé mes études à Cambridge pendant la guerre, les gens étaient moins marxistes que communistes. Ils étaient très engagés dans un mouvement politique antifasciste, et le marxisme en était une forme plutôt obscure et intellectuelle. Il y avait des cours de marxisme, mais il fallait être diablement intellectuel pour en percevoir la portée. C’est donc à partir des années 1960 qu’on est passé d’un engagement avant tout politique, à un engagement intellectuel supposant une formation intellectuelle spécifique.
Diriez-vous que vous vous êtes détaché de ce que vous appelez les croyances religieuses marxistes pour adopter une position plus dialectique ?
J’ai un grand respect pour la tradition marxiste et certaines de ses réussites. Mais les interminables discussions sur le marxisme m’ennuient à mourir maintenant. Je pense en fait que dès qu’il s’est agi de théorie avec un grand T, je n’étais plus d’accord. J’ai bien expliqué ma position à ce sujet dans The Poverty of Theory, où je dis qu’on l’on arrive parfois à des carrefours dans sa vie. Pour moi le refus de la forme religieuse du marxisme n’était pas une question de goût, mais une nécessité absolue, parce que c’était une forme d’irrationalisme intenable ; et j’en suis toujours convaincu.
Quand cette transition s’est opérée dans votre esprit ? Probablement avant que vous n’en rendiez compte par écrit ?
Dans une série de notes. The Making est en fait un ouvrage curieusement polémique, qui s’attaque à deux orthodoxies à la fois, l’histoire économique quantitative, et le marxisme dogmatique. L’idée par exemple que les moulins à vapeur généreraient un nombre donné de prolétaires, et formeraient leur conscience. Ma critique se fondait sur l’idée de l’activité spontanée des travailleurs, ainsi que sur l’authenticité des traditions intellectuelles, dont certaines étaient antérieures à l’introduction de la machine à vapeur, puisqu’elles remontaient au XVIIIe siècle. À cet égard, j’étais donc déjà en désaccord avec le marxisme orthodoxe lorsque j’ai écrit The Making. Mais ce désaccord n’était pas encore aussi conscient qu’à la fin des années 1960 et dans les années 1970, lorsque précisément j’ai résisté à cette tentative de créer un marxisme théorique qui fasse autorité ; c’était pour moi une barrière, la fin de l’indispensable ouverture du marxisme. Mon refus ne portait pas sur la théorie en général. Je pense que l’histoire a besoin d’une armature théorique. Mais j’ai déjà écrit tout ceci : il vaut mieux que la théorie passe par de la critique et de la polémique, au lieu d’être cette élaboration de structures théoriques détachées de toute critique et de toute recherche empirique. Pour moi, tout ça c’est l’abomination de la désolation. C’est justement contre l’abstraction que je me révolte, et je pense d’ailleurs que pour Marx et Engels eux-mêmes, dans leur pratique, les raisonnements théorique prenaient une forme critique et polémique. Ce qui implique une attitude totalement différente vis-à-vis de la théorie. Il faut être à l’affût de tous les présupposés qui ont pu s’insinuer à chaque étape ; je crois que cela veut dire aussi qu’il est nécessaire de lire beaucoup dans d’autres disciplines ; il faut en outre être au fait des innovations théoriques de l’anthropologie et de la sociologie, tout en restant prudent, car il ne s’agit pas les accepter en bloc.
En tout cas, en histoire, la tradition britannique a toujours penché très majoritairement du côté de l’empirisme plutôt que de l’excès de théorie.
Et bien il me faut avouer ici que je suis moi-même un peu britannique. Surtout lorsque je rencontre des formes de théories comme celles de Foucault, Derrida, ou d’autres que l’on pourrait citer. Je reviens alors à toutes jambes vers l’empirisme qui a, je crois, beaucoup de force. Mais il doit tout de même y avoir un cadre théorique. J’en suis même sûr. L’empirisme pur et vide laisse la part belle à toutes sortes de théories. Il faut donc se réserver un espace consacré à la réflexion sur la théorie elle-même. Mais penser que nous avons traversé une terrible période d’abstraction. Pour moi, la théorie abstraite n’est pas du savoir. Ce n’est qu’une manœuvre, et bien souvent une manœuvre de publicité personnelle dans laquelle se lancent parfois des intellectuels.
Au lieu de vous en tenir aux structures, vous vous êtes montré très sensible à la question de la connaissance. Est-ce là le « message » de votre propre interprétation du marxisme ?
Je pense que l’essentiel, c’est bien l’idée d’une activité personnelle. Le fait que les êtres humains sont des agents, même limités, et même s’ils sont souvent vaincus par les déterminations. Ce sont les agents qui façonnent leur propre histoire. C’est là que le problème rejoint celui de la conscience, bien sûr, mais celle-ci n’est jamais automatique. Elle est construite, produite par l’activité personnelle. Pour moi c’est cela l’histoire « vue d’en bas ». Et je crois aussi que c’est l’origine d’une certaine fraternité dans ce pays entre les historiens marxistes radicaux. Mais cette fraternité est apparue avant le marxisme : elle remonte à la période des Hammond [8]. Depuis cinquante ans, une guerre perpétuelle, même si le mot est peut-être trop fort, est menée contre les positions universitaires orthodoxes par les historiens radicaux et marxistes. Ces derniers n’ont jamais vraiment été acceptés par le monde universitaire.
Comment réagissez-vous aux attaques de la nouvelle histoire féministe ?
Elles viennent en particulier de Joan Scott, même si on les retrouve ailleurs que chez elle. Je me souviens avoir assisté, lors d’une conférence aux États-Unis, à un réquisitoire enflammé contre The Making of the English Working Class. Je n’ai jamais répondu aux critiques de Joan Scott, mais suis devenu un moins que rien aux yeux de certains féministes américaines radicales. D’après elles, j’ai totalement négligé les femmes dans The Making. Je crois que c’est une accusation assez injuste, car il y a vraiment beaucoup de femmes dans ce livre : d’autant que Dorothy, qui relisait tout, n’aurait pas laissé passer un tel oubli. Mais il y a aussi un problème technique : lorsque l’on traite d’une période pendant laquelle les institutions et les documents sont presque exclusivement aux mains des hommes – par exemple les premiers syndicats de la Société de correspondance londonienne ou d’autres sociétés de correspondance – l’histoire que l’on écrit s’en ressent inévitablement. Cependant, je crois que Joan Scott, et elle n’est pas la seule, fait une critique importante de The Making, et que je dois garder à l’esprit : la classe ouvrière était elle-même une structure, une construction mentale masculine. Je crois que je ne l’avais pas vraiment perçu, et elle a su le montrer très clairement. Quant aux autres accusations qu’elle lance, je les prends très à cœur, et je lui répondrai un jour, car je pense qu’elle se trompe. Elle a bien entendu mêlé la déconstruction et tout le reste au débat, et elle finit par critiquer dans le livre une structure antirationelle qu’elle a produite elle-même, malheureusement. Quoi qu’il en soit, je pense qu’il est très juste et fondamental de dire que la formation des classes et de la conscience de classe ont toujours eu des connotations masculines. Et quand les historiens n’en sont pas conscients – fort heureusement ils le sont désormais – on aboutit à une lecture déformée de l’histoire.
Mais si l’on considère vos travaux dans leur ensemble, ils ont été, d’une manière ou d’une autre, à l’origine d’une quantité incroyable de controverses, dont beaucoup ont été finalement très fructueuses. Est-ce quelque chose que vous avez apprécié ou qui vous a déplu ?
Oh non j’ai apprécié. J’aime beaucoup la polémique, ou du moins j’aimais. Si, en fait, cela me plaît toujours.
Notes
[1] William Frank Thompson (1920-1944) était un officier britannique qui s’engagea auprès des partisans communistes et antifascistes bulgares pendant la Deuxième guerre mondiale. Edward P. Thompson et sa mère lui ont consacré un livre en 1947 : There is a Spirit in Europe : A Memoir of Frank Thompson (NDLR).
[2] Dorothy Thompson (1923-2011) était, comme son mari, historienne et militante. Elle a notamment travaillé sur le chartisme et sur l’histoire des femmes ouvrières (NDLR).
[3] The Making of the English Working Class, Londres : Victor Gollancz, 1963. Traduction française : La Formation de la classe ouvrière anglaise, Gallimard-Le Seuil, 1988.
[4] Customs in Common : Studies in Traditional Popular Culture, Londres : Merlin Press, 1991.
[5] William Morris (1834-1896) était peintre, poète, créateur de textiles, éditeur et imprimeur. Il fut l’un des fondateurs de la Socialist League en 1884. E. P. Thompson lui a consacré William Morris : Romantic to Revolutionary, Londres : Lawrence & Wishart, 1955 (NDLR).
[6] Tom Mann (1856-1941) est un syndicaliste dont le rôle fut essentiel dans la formation du mouvement ouvrier britannique (NDLR).
[7] The Poverty of Theory and Other Essays, Londres : Merlin Press, 1978.
[8] John et Barbara Hammond (1872-1949 et 1873-1961) sont considérés comme les pionniers de l’histoire sociale britannique (NDLR).