Chats, vaches, cochons…
par Chris Marker
Ces textes ont été publiés dans Esprit entre 1947 et 1952. Signés C.M., ils y figuraient dans une rubrique collective de la revue intitulée « Journal à plusieurs voix », pêle-mêle joyeux et vivant où les collaborateurs de la revue répercutaient, en les diffractant, les rumeurs du monde. Les cinq premiers textes ici repris sont parus dans le n°130 d’Esprit (février 1947), les deux suivants dans le n°131 (mars 1947), les deux derniers, respectivement dans les n°134 (juin 1947) et 186 (janvier 1952). Le titre donné à cette sélection incombe à Vacarme.
Mais revenons au sérieux. Un ingénieur du métro a très astucieusement démontré que le métro pourrait être, sans dommages pour son exploitation, gratuit. L’absence de billets, de recettes, de contrôles, etc…, aurait pour conséquences une telle réduction de personnel que les dépenses restant à la charge des contribuables seraient beaucoup moins lourdes et qu’un simple centime additionnel du budget de la Ville de Paris suffirait. Le personnel inutilisé par la Compagnie trouverait des emplois dans tant d’entreprises qui manquent de comptables et de main d’œuvre. Et quel sentiment de joie collective à la pensée que nous emprunterions le métro comme un simple trottoir roulant. Ce qu’il est, en fait. Un bon point à l’ingénieur.
Les vaches maigres
Alger, 19h10. Arrivée du train de B., avec quelques heures de retard, évidemment. Beaucoup de monde, peu de lumière, une lune, quatre flics. Le monde et la lumière sont sordides, la lune et les flics sont impériaux, le sordide et l’impérial ensemble sont coloniaux. Et le train déverse la foule à pleins paniers, jusqu’à ce qu’un bonhomme roule à mes pieds, porteur arabe qui a promené sa sordidité un peu trop près de l’impérialisme du flic. Ça recommence un peu plus loin, à coups de matraque cette fois, tandis que le premier flic essuie soigneusement son gant blanc. Personne n’y fait attention, surtout pas les porteurs cabossés. Moi, j’ai déjà vu ce geste… Vu : Le Train mongol, vous savez, ce film soviétique où un équipage de révoltés chinois combat et gagne sa liberté. Les blancs se défendent, se replient dans un wagon restaurant, et je retrouve ici le même problème : comment faire pour n’être pas lié aux blancs ? Sur le train mongol ou dans le train algérien, la démarcation est simple : blanc, couleur. La couleur qui vient se mettre au service du blanc est méprisée. Le blanc qui essaie de se lier à la couleur, on s’en méfie. Et je songe à cette justification que doivent se donner tous les colonialistes : Notre place est de ce côté. Et quand je vois des ministres socialistes ou des chrétiens militaires faire bloc avec les colonialistes, je retrouve le même réflexe, qui est au fond un réflexe de fascisme. Le jeune bourgeois qui comprend la lutte des classes se dit : Ma place est de ce côté, de toute façon je ne serais pas accueilli de l’autre, ma fierté veut que je combatte, et il entre au P.S.F.. Qu’on ne s’étonne plus alors de trouver tel présumé révolutionnaire de ce côté-ci du train mongol. Comme pour le fascisme, il s’agit quand même d’une révolte : la révolte des privilégiés.
Les vaches grasses
Paris, 14 heures, devant la « Samaritaine », un gosse, fort mal vêtu, s’enfuit, poursuivi par un flic, fort bien vêtu. « Arrêtez-le », gueule le flic, et il me semble (joie !) qu’il suffit de cet appel pour que la foule s’entr’ouvre devant le pourchassé. Mais un monsieur s’anime à la voix du flic (la voix du sang, pour ainsi dire) et barre le passage au gosse. Le gosse bute sur le monsieur, le flic bute sur le gosse, le monsieur et le flic attrapent chacun un bras du gosse, et en route pour voir les poissons rouges. Le monsieur ira jusqu’au commissariat, c’est certain, où il sera chaudement félicité, pendant qu’on tabassera le gosse. Pour le moment, il jette des regards victorieux à la galerie. Il est tout rasséréné, le brave homme. Il pense à ses gosses, à lui, et au bon exemple de morale pratique que cet épisode, un peu enjolivé (couteau entre les dents… à la main, veux-je dire) donnera à ses propos du dîner. Ce sera l’occasion de développer ses maximes favorites, telles que « Bien mal acquis ne profite pas longtemps quand il y a un flic à proximité », ou bien : « qui prend aux riches prête au Diable. » Et il se réjouit de penser qu’ainsi jamais ses enfants ne seront de ceux qu’on emmène au commissariat, qu’ils seront plutôt de ceux qui aident à y conduire.
Les vaches moyennes
Courte prière, dédiée au copain de régiment récemment arrêté pour un casse, un peu cassé à son tour pendant l’interrogatoire, et qui se demande quel sort on peut bien réserver alors aux fonctionnaires qui trafiquent de leur charge :
« Mon Dieu, qui avez créé les flics, nous n’en sommes plus à nous étonner des curiosités de votre Création. Mais alors donnez-nous le courage de refuser toute complicité avec eux, et d’aimer leurs victimes. On oublie tout reproche auprès des morts. Faites que l’homme qui avance, les joues saignantes, attaché à une grosse bête brutale, soit pour nous comme un mort, et que son crime lui soit remis. Faites que dans le monde entier, tout homme, quelle que soit sa faute, qui est aux mains de la police, nous touche au cœur, et que ce soit un peu nous qu’on frappe. Ce sera une des dernières formes de la fraternité, en attendant que ce soit la seule. Amen ».
Importé d’Amérique
Lorsque, dans l’obscurité de ce cinéma new-yorkais, notre Don Juan de Brooklyn frôla une fourrure veloutée et fleurant le musc, aussitôt imagina-t-il la tendre créature luxurieusement nippée par un homme d’affaires qui lui apporterait, d’une œillade, la paix du cœur et les douceurs de l’entretien. Et sans plus tarder dériva sa main soignée vers les doigts qu’une large expérience lui promettait d’avoir revêtus de gemmes et lunés de sang. Quel ne fut donc pas son étonnement de rencontrer, au terme de la fourrure splendide, une griffe crochue quoique rognée, tapie dans les poils comme un piège à loup. Et quand son regard habitué aux ténèbres découvrit, où il attendait voilette et rimmel, le museau courtois d’un fort bel ours, dare-dare s’en fut Don Juan protester auprès de la Direction contre l’admission des plantigrades dans les cinémas de Broadway. S’en vint alors la Direction, prudemment, auprès du second voisin de l’ours, et lui dit : « Monsieur, n’est-ce pas là votre ours ? » -– Si fait, répondit l’homme – Comment donc, repartit la Direction, trouvez-vous raisonnable d’emmener un ours voir un film ? J’ai peut-être eu tort, convint l’homme d’un ton penaud, mais quoi, il avait tant aimé le roman…
Les trois petits cochons
C’est ainsi que je les désignerais si j’étais le Grand Méchant Loup. Qui ? Attendez : peut-être, lorsque vous pensez à la guerre d’Espagne, avez-vous trois titres qui vous viennent à l’esprit, comme les plus belles expressions de ce drame : Pour qui sonne le glas, L’Espoir, Un Testament espagnol. C’est là que je vous arrête. Pour comprendre qu’Hemingway n’est pas « un homme de gauche », il suffit de lire Pour qui sonne le glas ? Ce n’est pas moi qui le dis, c’est quelqu’un de beaucoup plus « dans la ligne ». Et saviez-vous que Koestler, à la veille d’être arrêté par les franquistes, disait qu’il n’avait rien à craindre ? (Courtade, dans Action). Suspect, n’est-ce pas ? Quant à Malraux, il serait de mauvais goût d’insister. Dommage tout de même, quand on y pense, que l’histoire héroïque du prolétariat (texte d’une annonce d’Europe pour « le Temps du Mépris » avant-guerre) soit écrite par des fascistes.
Le pain et le chien
Depuis quelque temps, je constate qu’Oxyde, le chien affectueux, honneur et délices de ma maison, se refuse obstinément à bouffer la moindre miette de pain. Avec le bel égoïsme de ma race, je m’en inquiète peu jusqu’à ce qu’un rappel involontaire m’enseigne que le chien Oxyde a cessé de toucher au pain du jour où celui-ci a subi certaines modifications exigées par le gouvernement. Cela ne laisse pas de m’émouvoir. Oxyde ne lit pas les journaux, ne sort jamais : l’observation n’a donc pu venir que de lui. Qu’entre-t-il donc en ce pain, Seigneur, qui dégoûte à ce point un animal moyennement raffiné ? tous les jours, je tente l’expérience le cœur battant. Son refus persiste. Le voisinage s’y intéresse. Des paris sont engagés. Ingénieux gouvernement, qui nous donne le pain et les jeux tout à la fois, sous la même forme, et comme le magicien noir nous fait manger des énigmes…
Deux petits nègres
On l’a déjà remarqué à propos du Dakota perdu dans la montagne. C’est au moment où une certaine saturation de l’horreur émousse la pitié que notre société se découvre des trésors d’inquiétude, pour la personne humaine. Ainsi, c’est au moment où des millions d’enfants grecs, hindous ou palestiniens vivent dans le royaume même de la mort, que les députés travaillistes demandent instamment la grâce de deux petits nègres américains condamnés à l’électrocution. Cela me rappelle quelque chose de très précis : le patron qui le jour de sa fête serre la main d’un ouvrier choisi, ému de tant d’honneur, pour que tout le monde reprenne plus allègrement le travail le lendemain.
Le chat aussi est une personne
Esprit fit naguère cette démonstration (plus aventurée) au sujet de la femme. Nous aimerions la reprendre au sujet du chat, et à l’occasion de ce salon du Chat qui vient de drainer rue Berryer plusieurs milliers de Parisiens à l’âme tendre. Car la presse était grande, la queue débordait les perrons de l’hôtel de Rothschild comme si un seul gros chat s’y abritait, et le défilé dans les salles, les voix feutrées, les temps d’arrêt, évoquaient les visites aux souverains morts. À moitié morts qu’ils étaient, pauvres tounets, tant de chaleur que d’ennui, que d’hommages. Qui vous trouve mauvaise mine vous rend malade. Qui vous traite en momie vous rend momie. Nous n’avons pas de chats, ce sont les chats qui nous ont. Les chats sont des dieux, la forme la plus répandue et plus accessible du dieu, cela est hors de discussion. Mais ne pourrait-on mieux comprendre leur discrétion, leur devoir d’invisibilité, l’effort incessant qu’ils font de s’intéresser à des souris, à des pelotes, à des chattes aussi, pour nous inciter à respecter leur incognito de dieux ? cette exposition et ses fastes nous apparaissaient comme une gigantesque gaffe, celle du valet déguisé qui dit à voix haute « Monseigneur » à son maître déguisé. Et ces chats dans leurs boxes, ainsi reconnus, dénoncés, statufiés, somnambules réveillés, sortilèges interrompus, nous offraient l’aspect hébété de Louis XVI à Varennes. Dans les contes, le prince déguisé en chat, reconnu, disparaît. Ils disparaissaient. Par les seuls moyens qui leur restaient en cette prison : le sommeil, la planque. L’un filait en douce, on le rattrapa (c’était un blanc, il tranchait sur le plancher sombre, il maudissait son père). Un autre griffa un mannequin tremblant (bien fait)). Un autre se cachait sous les voiles de sa cage. Ils étaient pourtant beaux : persans bleus comme la fumée des cigarettes, fumés sans doute par les siamois voisins, aux nez tachés de nicotine comme des doigts – abyssins au poil court, comme des scouts – russes au poil court, comme des russes – et d’autres, au masque de Fantômas, au jabot de Robespierre, au nez de Cléopâtre et le chat bolivien, du genre grenouille-bœuf, dans une vitrine. Mais quoi, les femmes aussi sont belles, et il est relativement mal considéré de les enfermer trois jours dans des cages de verre pour l’admiration des masses. Et cette admiration même, il faudrait l’examiner de plus près. Ignorons les aspects commerciaux, snobs ou bêtifiants de l’affaire. Mais il y a un autre problème, et à peu près complètement escamoté par notre époque, qui est de notre attitude générale envers les animaux. Je serais moins sévère pour la dévotion au chat, la chambre particulière du roi Karoun et la littérature circonvoisine si je n’y voyais qu’une aliénation de l’homme. Il en est d’autres, et de plus graves. Mais l’animal aussi en sort aliéné, et là ça ne va plus. Je suis sérieux : l’humanité a un devoir de dialogue avec la création. Elle s’en tire passablement vis-à-vis des plantes, des éléments du Bon Dieu. Mais vis-à-vis des animaux, une déviation la guette à chaque instant : ne plus les traiter en animaux, au nom du devoir de dialogue avec les animaux, mais en substituts humains. La vieille fille et son perroquet, la divorcée et son chat, Léautaud et sa guenon, trahissent l’humanité, ils trahissent l’animalité aussi. L’odieuse formule de nos cendriers, de nos assiettes : « Plus je vois les hommes, plus j’aime mon chien » contient en germe cette amputation de toute une part du monde créé, cette méprise par laquelle je m’appauvris sans enrichir l’autre. Qui pourrait nous sortir de là ? Entre l’animal-refoulement, l’animal-bébête, le caniche royal, le singe pitre, le chat d’exposition et l’indifférence hautaine que nous témoigne l’animal sauvage, il y aurait une intercession à ménager. Peut-être serait-ce la tâche d’un nouvel ordre religieux. Peut-être serait-il souhaitable que cette tendance naturelle à dialoguer avec les planètes qui semble saisir l’Église à un niveau élevé de la hiérarchie, se consacre, à un niveau plus humble, à la perpétuation des relations simples et pures avec le monde animal – que nous ayons des ordres animaliers comme des ordres herboristes ou musiciens…