La vérité de l’indicatif entretien avec Pierre Vidal-Naquet

La vérité de l'indicatif

Des intellectuels qui engagèrent leur nom aux côtés de Dreyfus, Blanchot écrit que « la défense d’un juif innocent n’avait pas seulement pour eux l’intérêt d’une cause juste, mais était leur Cause : ce qui les justifiait d’écrire, de savoir et de penser [1] ». On ne saurait mieux dire de Pierre Vidal-Naquet, dont tous les combats, de la dénonciation de la pratique de la torture par l’Armée française en Algérie au démontage des écrits négationnistes, loin d’être des détours momentanés de sa tâche d’historien, impliquent profondément une pratique, une méthode, une raison professionnelles. Les entretiens d’ouverture de Vacarme consistant entre autres dans une exploration des liens qui se tissent entre savoir et militantisme, entre recherche et politique, rencontrer Pierre Vidal-Naquet relevait de l’évidence : chez lui, ces liens sont à la fois exemplaires et critiques, comme tendus entre des objets très divers (l’Antiquité & le temps présent), et des méthodes très différentes (l’option structuraliste & l’éloquence judiciaire). Surtout, l’intellectuel engagé n’a jamais cessé de témoigner d’une réticence vis-à-vis des mouvements collectifs, comme si l’exigence de la vérité délimitait strictement chez lui l’espace possible de l’intervention publique : la dénonciation de l’intolérable plutôt que l’invention d’autres manières d’être ensemble.

Dans un article qu’il consacre au « style politique » de Vidal-Naquet, Pierre Pachet a cette belle formule : « Fortement engagé dans le présent et cependant ayant comme déjà secrètement renoncé à lui [2]. » C’est décrire assez justement ce qui, chez Vidal-Naquet, nous fascine, et ce qui nous en éloigne : sans doute la « tentation du vrai » qui anime les mouvements qui nous sont chers dérogent-elle parfois au « voeu de l’exactitude » qui est au principe de son travail et de son action. À l’origine de l’entretien qui suit, il y a ce sentiment mêlé d’admiration et d’éloignement : une distance respectueuse. On peut parier que Pierre Vidal-Naquet serait le premier à la revendiquer.

Il y a dans vos combats successifs une constante : chez vous, l’engagement a tous les aspects du retrait. On peut voir par exemple, dans votre dénonciation de l’usage systématique de la torture par l’armée française pendant la guerre d’Algérie, un geste de désolidarisation d’avec l’État français plutôt qu’un acte de solidarité avec les Algériens. De fait, vous aimez à vous définir par la négative : vous n’avez pas été communiste, ni trotskiste, ni maoïste, etc.

Je ne suis certainement pas un homme de parti politique. Dans un parti, on pratique le conditionnel dès que quelque chose ne s’inscrit pas dans sa logique ; on témoigne d’une sorte de méfiance devant la vérité de l’indicatif.

Quand le Comité Audin, qui dénonçait les tortures de l’armée française, a condamné les tortures infligées aux gens de l’OAS, Jules Borker, l’avocat de Josette Audin, qui était, comme le couple Audin, communiste, m’a dit avec mille précautions : « Vidal-Naquet, j’apprends que le Comité Audin aurait, je dis bien aurait, envoyé dans toutes les rédactions un texte dénonçant les tortures qui auraient, je dis bien auraient, été infligées aux gens de l’OAS. » Et il a ajouté ce mot désarmant : « Je ne comprends pas que des hommes qui depuis des années luttent contre la torture aient pu signer un communiqué pareil. » Autrement dit je ne comprends pas que des hommes qui ont condamné la torture continuent à la condamner.

C’est aussi au conditionnel qu’on a parlé du rapport « prétendument attribué à Khrouchtchev », ou encore des propos qu’« aurait tenus » Ben Bella en 1962 quand il a dit : « Nous sommes des Arabes, des Arabes, des Arabes, nous allons envoyer 100 000 Algériens en Palestine pour combattre Israël. »

Je crois qu’il y a toujours un moment où il faut choisir entre son parti et la vérité. Cela ne veut pas dire que je condamne ceux qui sont membres d’un parti ; mais mon tempérament y est en effet rebelle.

Pourtant, beaucoup de vos amis les plus proches — vos « frères », pour reprendre un terme que vous affectionnez : Jean-Pierre Vernant, Robert Bonnaud — avaient choisi la voie de l’engagement au Parti communiste, quitte à y mener un travail de critique interne...

Oui, mais si vous prenez l’exemple de Vernant, les décisions essentielles qui ont été les siennes ont été prises hors du Parti. Quand, en 1940, il décide de résister, il se met en réserve du PC : il entre alors à Libération, distribue avec son frère des tracts « Victoire anglaise = Victoire de la France », qui sont à l’opposé de la ligne du Parti. Idem au moment de la guerre d’Algérie.
J’ai bien été tenté, en 1948-1949, de rejoindre le Parti communiste — à l’époque, c’était le seul parti auquel on pouvait songer à adhérer. J’ai dit à mon ami Charles Malamoud : « Ce sera pour faire de l’opposition à Staline. » Il me l’a déconseillé, en me prédisant que cela se passerait mal. Quoi qu’il en soit, cette hypothèse devient pour moi inenvisageable, dès les procès de Rajk et de Slansky. Et puis il y a eu l’expérience du comité Audin. Certains de ses membres étaient communistes, à commencer par deux de ses fondateurs : Michel Crouzet était un stalinien de vieille roche qui commençait à se déstaliniser (il est maintenant à la droite de Le Pen) ; Luc Montagnier était un communiste tout à fait orthodoxe (je pense qu’il l’a oublié). Pourtant, nous y avons raisonné hors des partis, et les positions que nous avons adoptées auraient été inconcevables dans le cadre d’un parti politique.

Ma seule expérience, en matière d’engagement dans un parti, a été mon adhésion, pendant quelque mois, à l’Union de la Gauche Socialiste (UGS) puis au PSU. Mais c’étaient plutôt des clubs de discussion. Une autre tentation a été pour moi Socialisme ou Barbarie. Quand je les ai rencontrés, j’ai dit à Jean-François Lyotard : « Ce qu’il y a de bien chez vous, c’est le côté Alain — le citoyen contre les pouvoirs. » Mais il a pris cela pour une critique (rires).

La proposition d’Alain semble en revanche particulièrement appropriée à l’auteur de Face à la Raison d’État [3].

Pendant les années algériennes, mon but principal n’était pas de révéler les tortures — en un sens, tout le monde les connaissait ; c’était de dire la responsabilité de l’État au plus haut niveau. On dit souvent que je suis un vieux dreyfusard, et que cela ne sert plus à rien. Mais cela sert quand même.
Je suis en train de lire les écrits de Jaurès, que Madeleine Rebérioux vient de republier [4]. Jaurès insiste tout particulièrement sur le danger de l’état-major, qu’il présente comme une machine à faire des faux. Or l’armée française est sur ce point d’une extraordinaire constance. Je suis entré dans la lutte contre la guerre d’Algérie à propos de ce qu’André Boissarie, procureur général de la République, appelait un « faux corporel » : la soi-disant évasion de Maurice Audin. Ce qui est extraordinaire dans cette affaire, c’est qu’on est allé jusqu’à faire jouer une scène d’évasion. En général, quand quelqu’un était tué, on se contentait de dire qu’il s’était suicidé, ou qu’il était mort « au cours d’une tentative d’évasion » - ce qu’on appelait la « corvée de bois ». Or l’analyse que j’ai menée avec Jérôme Lindon dès 1958 [5] a été récemment confirmée par la déposition du sergent Cuomo. Ce dernier dit n’avoir jamais vu Audin : « J’ai vu, affirme-t-il, un homme cagoulé sauter de la jeep ; et on m’a dit ensuite que c’était Audin. » Ce faux corporel a provoqué par la suite toute une série de faux matériels. Des faux en écriture publique, d’abord : un rapport décrivant en détails l’évasion d’Audin, des rapports contradictoires sur les circonstances de cette évasion, et toute une série de faux témoignages. Et il y a collusion à tous les niveaux de l’appareil d’État : les militaires mentent, le juge d’instruction le sait parfaitement et enregistre sans réagir, alors qu’il y aurait pourtant là matière à inculpation pour outrage à magistrat.

Vous suggériez que cette pratique se perpétue aujourd’hui dans l’état-major...

Tout récemment j’ai appris l’existence d’un livre blanc intitulé Mémoire et vérité des combattants d’Afrique du Nord. J’ai écrit au responsable de la publication, le général Gillis, pour recevoir cet ouvrage. Il m’a répondu : « C’est gratuit pour tout le monde, 80 F pour les traîtres. Pour vous ce sera 40 F. » Tant qu’à être un traître, autant l’être à part entière, je lui ai envoyé un chèque de 80 F à son nom.

Un chapitre de ce livre blanc s’intitule « le roman de Favrelière ». On sait que Noël Favrelière a déserté en emmenant un prisonnier qu’il avait l’ordre d’exécuter (il en a publié le récit [6] en octobre 1960, aussitôt saisi). Selon les auteurs de l’ouvrage, le colonel Bolle du Chaumont — qui était le commandant d’unité de Favrelière, en même temps qu’officier de renseignement du 8ème RPC — conteste cette version : Favrelière ne serait pas parti avec un prisonnier, mais avec deux. Autrement dit on lui « colle » l’exécution d’un prisonnier qu’ils avaient tué.

Dans d’autres chapitres, on dit qu’il est parti parce qu’il était un lâche, on parle d’« imposture », et on ajoute qu’il a bénéficié d’un traitement de faveur des Affaires culturelles, qui l’ont nommé directeur du Centre culturel d’Amman. « Ne vous laissez pas impressionner, insiste-t-on, par son titre d’attaché culturel : d’abord c’est chez les Bédouins, ensuite il doit ce poste à la protection de Jean-Paul Sartre, qui veut se faire pardonner son attitude de compromission pendant l’Occupation. »

Dans ces textes, tout est rigoureusement faux. Favrelière a été nommé en 1989, neuf ans après la mort de Sartre, qui devait avoir le bras bien long, pour intervenir depuis sa tombe. Et tout le reste est à l’avenant.
La première chose à faire dans des cas de ce genre, c’est ce qu’avait fait Jaurès dans Les Preuves, et que j’ai essayé de faire avec L’affaire Audin : un travail de critique historique élémentaire. Ce travail est toujours aujourd’hui nécessaire, surtout quand il s’agit de l’armée, qui est capable de tous les mensonges et de tous les faux.

Dans toutes les dimensions de votre travail, on trouve une réflexion sur la fabulation. Mais elle n’a pas toujours la même valeur. Elle peut être ce qui recouvre le réel et fait obstacle à son appréhension (les « vérités officielles ») ; mais elle peut être aussi ce qui permet d’y accéder (la tragédie athénienne) ; ou encore ce qui permet d’agir sur le réel (vous êtes très attentif à la dimension pragmatique de la fiction, à son efficacité symbolique). Comment articuler ces trois dimensions ?

Toute mon œuvre d’historien de l’Antiquité consiste en effet à étudier l’imaginaire comme fraction du réel, et ce depuis mon premier livre, Clisthène l’Athénien [7], où j’interrogeais avec Pierre Lévêque des abstractions comme l’espace et le temps, jusqu’à mon travail sur l’homme tragique [8] : il est évident qu’on ne peut pas traiter l’Œdipe-Roi de Sophocle comme s’il s’agissait d’un compte-rendu de l’assemblée d’Athènes.

En un sens, il y a une sorte de décalage entre mon activité d’historien contemporain, qui est consacrée à démonter les faux, et mon activité d’historien de l’Antiquité, qui est presque entièrement consacrée à reconstituer les fabulations. Ce qui fait le lien entre les deux c’est la fabulation : d’un côté je la traite dans ses rapports avec la vérité, de l’autre je l’étudie dans sa structure propre. C’est peut-être artificiel, mais je ne le crois pas.

Ce partage correspond-il strictement au partage dans votre travail entre l’Antiquité et l’histoire contemporaine ?

Pas exclusivement parce qu’il m’est arrivé, dans mes recherches sur l’Antiquité, d’essayer d’élucider des problèmes factuels. Par exemple dans Le bordereau d’ensemencement dans l’Égypte ptolémaïque [9], où j’analysais la reconstruction de la planification des récoltes dans l’Égypte ptolémaïque.

Dans mon travail il y a un aspect de diastole et un aspect de systole. La diastole, c’est la séparation entre les méthodes employées pour l’Antiquité et celles utilisées pour le contemporain. La systole, c’est ma tentation, dans un certain nombre de mes travaux, de reconstituer mon unité. C’est le cas de ce livre qui n’a eu aucun succès, Le trait empoisonné [10], écrit dans l’urgence en 1993 pour démonter les délires de Thierry Wolton, selon lesquels Jean Moulin et Pierre Cot auraient été des agents du KGB. C’était déjà le cas, d’une certaine manière, pour Flavius Josèphe ou du bon usage de la trahison [11]), où s’exprime mon moi juif, traître à toutes les vérités d’État, y compris, bien entendu, celles de l’État d’Israël.

Mais il m’est aussi arrivé de produire sur l’espace contemporain des analyses du type de celles que j’ai faites à propos de la tragédie. Dans la préface du Journal de la commune étudiante  [12] où, avec Alain Schnapp, nous avions présenté, dès 1969, 362 parmi les milliers de textes et de tracts produits entre novembre 1967 et juin 1968 — je me suis amusé à faire un tableau bipolaire pour étudier les contradictions du mouvement de 68.

Ce recours à la méthode structurale s’impose-t-il chaque fois que vous avez à faire à des documents « lacunaires ». C’est le cas — par définition — de l’histoire de l’Antiquité. Mais ce pourrait l’être aussi du Journal de 68, que vous rédigez immédiatement après les événements, et où vous posez la question du rassemblement des documents dans l’histoire immédiate.

Quand on fait de l’histoire contemporaine, on est plus comblé par l’abondance des sources que frustré par leur rareté. Mais quand, comme c’est souvent le cas pour les historiens de l’Antiquité, on n’a pas la totalité du corpus, une solution est d’analyser les contradictions du discours. C’est le cas, aussi bien pour le corpus tragique que pour celui, très lacunaire, des papyri nous renseignant sur le « bordereau d’ensemencement ».

Un collègue anglais m’a demandé : « Tu ne crois pas que si tu avais les notes d’Eschyle pour Les Sept contre Thèbes ça rendrait ta démonstration inutile ? » Je n’en crois rien, un auteur n’est pas forcément le meilleur témoin de ce qu’il a écrit.

Vous écrivez dans vos Mémoires [13] : « Une bonne partie de mon travail [...] a consisté à réfléchir sur les rapports entre mémoire et histoire. » À vous lire, il semble que mémoire et histoire obéissent à des légalités différentes. Du côté de la mémoire, un voeu de fidélité au passé ; du côté de l’histoire, un pacte de vérité. Comment tisser ensemble ces deux dimensions, quand on se donne pour objectif la représentation du passé ?

Tout historien sait que la mémoire est trompeuse, qu’elle est sélective. Je croyais avoir un souvenir très précis d’une séquence chronologique vécue en Ardèche à l’été 1944. Ma sœur m’a mis entre les mains le journal qu’elle tenait à l’époque, qui était irrécusable, et ça a complètement remanié mon schéma chronologique.

Marc Bloch a donné des exemples abondants de conflit entre la mémoire et les faits, par exemple à propos de la bataille de Wagram telle qu’elle est relatée dans les mémoires du Général Marbot. On peut aussi penser à ce passage célèbre des Mémoires d’outre-tombe, où Chateaubriand raconte qu’il s’est baigné dans la tempête. On a pourtant retrouvé le journal de bord du bateau : il y est noté qu’il faisait un temps radieux le jour où M. de Chateaubriand s’est fait descendre dans l’eau. Ce qui est intéressant là-dedans, ce n’est pas la contradiction entre la mémoire et la vérité, c’est le fait que la mémoire a construit une tempête. Il faut alors se demander comment la mémoire peut être faillible, et comment elle reconstruit les faits. Beaucoup de mes travaux — de mon étude sur Flavius Josèphe et Massada, reprise dans Les Juifs, la mémoire et le présent [14], à ma réflexion sur l’affaire Jean-Moulin — portent sur la façon dont la mémoire peut être intégrée au travail historique, la façon dont le fait mémoriel doit être pris en compte comme une donnée historique.

C’est ce qui m’a passionné dans Mémoires du ghetto de Varsovie - Un dirigeant de l’insurrection raconte [15] de Marek Edelman, que j’ai préfacé. Ce livre rassemble deux textes : un rapport très « officiel » rédigé par Edelman en 1945, Le ghetto lutte, et un entretien de 1977 avec la journaliste Hannah Krall, qui porte un titre magnifique, Prendre le bon Dieu de vitesse. Ce deuxième texte s’ouvre par ce rappel : « Tu portais ce jour-là un pull-over rouge de laine moelleuse. » Quand le livre est sorti avec ma préface (Le héros, l’historien et le choix), Charles Malamoud m’a demandé si je me rendais compte de ce que je venais d’écrire contre l’Histoire. Je le savais, mais je le faisais au nom d’une Histoire plus histoire : c’est ce que j’appelle intégrer la petite madeleine de Proust dans le travail de l’historien.

Le travail de critique historique dont je me réclame a d’ailleurs toujours consisté à traiter les documents de la même façon que les témoignages : quand des historiens du temps présent mettent en cause le rôle dans la Résistance de Lucie et de Raymond Aubrac, ils ne supposent pas un instant qu’il puisse y avoir une erreur dans les documents qu’ils opposent à leurs témoignages. Il suffit pourtant qu’il y ait une erreur pour que le témoignage d’Aubrac devienne parfaitement cohérent.

Vous avez pu écrire : « Sans l’oubli, pas de mémoire possible. Toute mémoire est choix, elle se détache sur un fond d’oubli. Oubli et mémoire sont, tous deux, indispensables. L’oubli peut être une vertu. » Pourtant, l’historien que vous êtes combat systématiquement les risques de l’oubli.

Nicole Loraux parle très bien de la fonction de l’oubli dans la cité [16] : une tragédie de Phrynikos qui évoquait la prise et la destruction de Milet par les Perses ayant provoqué chez les spectateurs une émotion considérable (Hérodote rapporte que « le théâtre fondit en larmes »), la pièce fut interdite et son auteur frappé d’une amende de 1000 drachmes.

Amnistie et amnésie ont la même racine ; aucune société ne peut fonctionner avec une mémoire toujours en action. C’est pour cela que je n’aime pas beaucoup les appels à la vigilance. Il y a une nouvelle de Borgès là-dessus, Funès ou le mémorieux : si on se souvient de tout, on ne se souvient de rien. L’injonction « Zakhor » (« souviens-toi ») peut d’ailleurs faire obstacle à l’histoire. Sur ce point la réflexion de Yosef Yerushalmi [17] a été extrêmement salutaire.

Mais à côté de cet oubli « naturel », il y a aussi des oublis pervers. Ce fut le cas de la torture en Algérie ; il y a eu en 1962 une catharsis qui a été catastrophique : on n’a dès lors plus parlé que des sévices infligés par quelques parachutistes à leurs jeunes bizuths.

Si on reparle aujourd’hui de la torture, comme le montre l’affaire Aussaresses, c’est justement parce qu’on n’en a pas fait le travail de deuil.

Est-ce que ce n’est pas cette absence de travail de deuil qui amène aussi les actuels discours de repentance, qui oublient que la torture faisait partie intégrante de l’entreprise coloniale ?

Bien sûr. C’est tout le problème de la réapparition de la vérité quand elle a été gommée. On a pu observer le même phénomène à propos de la Shoah. Le travail de deuil n’a pas été fait en 1945 ; il était d’ailleurs peut-être impossible à faire. Juste après la guerre, la réaction de la plupart des familles juives, y compris la mienne, a été de dire : « On est des Français comme les autres ; ce qui nous est arrivé est la même chose que ce qui est arrivé aux résistants. » Ce n’était pas du tout vrai, mais c’est comme ça qu’on raisonnait : on était réintégrés dans la communauté nationale, et on n’avait pas à se distinguer en arguant de souffrances plus fortes que celles des autres. En ce qui me concerne, il m’a fallu attendre les années 1960 et la lecture de gens que je n’aime pourtant pas du tout — Treblinka de Jean-François Steiner, ou La Nuit d’Elie Wiesel, qui m’a bouleversé — pour que je commence à écrire sur des thèmes juifs. Cet oubli n’est pas sans conséquence dans le côté excessif, memorioso, du retour de la Shoah, à partir des années 1960.

On peut repérer chez vous un mouvement de balancier : optimiste avec la croyance dans les puissances de la vérité / dépressif avec la reconnaissance de la résistance à la vérité. Comment expliquer, à certains moments de l’histoire et après une période de déni, l’émergence d’un désir de vérité, comme il s’en manifeste aujourd’hui à propos de la torture en Algérie par exemple ?

Je suis beaucoup plus conscient que je ne l’étais jadis de la fragilité de la vérité. Dans ce qui est peut-être un des tout meilleurs textes sur l’affaire Dreyfus, les Souvenirs sur l’affaire [18], Léon Blum raconte que lorsqu’il a acquis la conviction qu’ils tenaient le véritable traître, il pensait que tout serait réglé en quinze jours. Non seulement on savait que Dreyfus était innocent, mais on avait le véritable traître, et Blum a été stupéfait de la résistance qui fut opposée à cette révélation.

J’ai fait moi-même une expérience semblable avec la torture. En 1962 il y a eu la révélation publique de la torture d’État avec la déposition du capitaine Estoup au procès du lieutenant Godot, qui, comme des centaines de ses camarades, avait reçu l’ordre de torturer. Cela n’a pas « pris », pas plus que la résurgence de la question de la torture en 1971-1972, lors des « aveux » de Massu et compagnie. Pour que cela finisse par « prendre », il a fallu toute une série de procès : Barbie (mais où étaient les Français ?), Touvier (mais où étaient les miliciens de 1954 à 1962 ?) puis finalement Papon : le président du tribunal a été assez large pour admettre que l’on parle aussi du 17 octobre 61. Je suis persuadé que c’est le procès Papon qui a fait qu’on s’est mis à reparler de la torture. Ce retour tardif est en partie le fait de la stratégie de brouillage de Jacques Vergès lors du procès Barbie.

Reprendriez-vous encore à votre compte la page de Chateaubriand que vous avez maintes fois citée, et qui décrit l’historien comme « chargé de la vengeance des peuples » ?

Lyotard parlait de mon « fantasme de la vérité ». Et je crois par ailleurs que, comme le disait Ferdinand Alquié, « le réel, c’est ce qui résiste ». La page de Chateaubriand, je la cite comme l’une des deux sources, avec le récit de l’affaire Dreyfus, de ma vocation d’historien, mais je parle maintenant à son propos de mégalomanie : je n’y crois plus. Quand je lis aujourd’hui Jaurès, je l’admire énormément, mais je me dis que ce qui ne va pas chez lui c’est son optimisme irréductible, son côté hugolien, la « liberté dans la lumière »...

Vous avez vous aussi un côté dix-neuvième siècle...

J’aimerais bien (rires). C’est ce que disait Jérôme Lindon : « Vidal-Naquet c’est un homme du dix-neuvième ! » Je le suis profondément, par mon éducation, par cette idée initiale de l’historien chargé de la vengeance des peuples. Mais en même temps je sais par expérience, et par expérience pénible, que cela ne marche pas.

Mon maître en matière historique, aujourd’hui, serait plutôt Walter Benjamin. Il est celui qui a le plus profondément compris cette espèce d’irrationalité de l’Histoire, le fait qu’elle puisse tout le temps tourner à la catastrophe. La grandeur de Benjamin — et le livre récent de Michaël Löwy [19] le confirme — est d’avoir saisi, au cœur du désastre, que ce désastre ne s’explique pas par une rationalité, et qu’il est pourtant possible.

Benjamin, dans Sur le Concept d’histoire [20], parle du « souvenir tel qu’il brille à l’instant d’un péril » : non pas l’obsession mémorielle, mais un signal mobilisateur. Vous parlez quant à vous, en citant René Char, de certains de vos travaux comme de « rideaux de feux » : « Si tu veux vaincre le lion tu seras l’esclave du lion, ce qu’il faut c’est mettre du feu entre lui et toi... »

C’est la dimension existentielle de l’historien. Sur ce point, le texte où j’ai mis le plus de moi-même c’est Flavius Josèphe, ou Du bon usage de la trahison. Je n’ai écrit aucun de mes textes, sinon peut-être Un Eichmann de papier, avec une passion aussi totale : le sentiment d’engager ma propre existence.

Dans l’un des textes de Un Eichmann de papier [21], « Vivre avec Faurisson ? », vous dites que, face aux dispositifs négationnistes, il y a des ruses et des stratégies, mais qu’il ne faut pas penser qu’ils vont disparaître. Est-ce qu’aujourd’hui il faut « vivre avec Garaudy », vu le succès qui est le sien dans certains milieux officiels, universitaires et religieux arabes ?

Dans le cas de Garaudy, je dirai très franchement qu’étant donné son âge je préfèrerais qu’il meure (rires). Mais il faut tout de même rappeler le grand acte politique qu’a été, au printemps dernier, l’appel des 14 intellectuels arabes contre le congrès négationniste à Beyrouth. Ils ont été immédiatement attaqués, mais cela n’empêchera pas qu’il y a eu là un éclair de vérité. Je suis très amoureux des éclairs de vérité, même si je ne crois plus aujourd’hui qu’ils suffisent à éduquer la planète pour toujours. Je ne dirais plus, comme Héraclite, que « la foudre pilote l’univers ». Il y a des intermittences. Cela peut conduire à cette espèce de tristesse fondamentale dont je parle à la fin d’Un Eichmann de papier : « Dans la grisaille qui est la nôtre, encore trop heureux si l’on voit des fragments de vérité. » C’est un point qui m’oppose à mon ami Robert Bonnaud, qui doit être l’être au monde qui s’est efforcé de donner le plus de rationalité à l’Histoire — il a écrit une table de Mendeleïev de l’histoire. Je suis beaucoup plus sceptique qu’il ne l’est devant les grands récits : il a fabriqué un récit superbe ; moi, non.

Tout un pan de votre travail historique a partie liée au judiciaire. Vous vous inscrivez dans une lignée d’intellectuels bataillant contre les erreurs judiciaires. Mais il semble aussi que l’écriture de l’histoire relève chez vous de la procédure judiciaire : recherche de preuve, démontage des dispositifs, établissement de la « vérité des faits ». Qu’est-ce qui distingue selon vous ces deux pratiques ? Le souci commun de la preuve et de la vérité invite-t-il à penser qu’il y a entre elles une épistémologie commune, ou au contraire des différences fondamentales ?

Le fils d’avocat que je suis s’intéresse passionnément à cette question. Entre les procédures historiennes et judiciaires, il y a à la fois des zones de recoupement et des lignes de séparation. Pour reprendre l’exemple de l’affaire Audin, c’est parce que le juge d’instruction n’avait pas fait son métier que j’en suis venu à le faire comme historien. Pour le juge comme pour l’historien, la question est de savoir si l’on dispose de toutes les données. Mais le juge doit être encore plus prudent que ne l’est l’historien, parce qu’il ne peut pas jouer avec les hypothèses.

L’historien, lui, ne cesse de formuler des hypothèses, qui peuvent n’être corroborées que beaucoup plus tard. Ce sont alors ces moments d’intense jubilation, qu’on a parfois dans ce métier : la grande joie du puzzle reconstitué. En 1964, dans l’un des premiers articles que j’ai publiés sur Platon, je démontrais que, dans le mythe, l’Atlantide était en fait l’Athènes démocratique. Plus tard, j’ai lu que Bartoli, un Italien du 18ème siècle, l’avait compris lui-aussi — ce qui m’a ramené à plus de modestie.

Un autre exemple de jubilation : une collègue italienne m’a fait découvrir un roman de science fiction fondé sur le Philoctète de Sophocle, qui se déroule dans les comètes. On y voit un jeune homme passer un rite d’adolescence par un exploit rusé. C’est exactement le schéma que j’avais développé dans Le Chasseur noir à propos des éphèbes : le rite de l’éphébie comprend un passage par la ruse, qui est en fait une préparation à la guerre frontale des hoplites. Or la formulation de cette hypothèse avait elle-même été la conséquence de ma lecture approfondie, pendant tout un été, de Lévi-Strauss. J’avais mis en place un tableau d’oppositions éphèbe / hoplite, dont Charles Malamoud m’avait dit : « C’est Le cru et le cuit. » Il avait raison : les éphèbes mangeaient cru alors qu’ils étaient destinés à manger cuit comme les hoplites. La boucle était bouclée.

Vous sentez-vous proche du travail de Carlo Ginzburg, qui lui aussi interroge et compare les démarches du juge et de l’historien ?

Le Juge et l’historien de Carlo Ginzburg est en effet un livre magistral. Il y traite de l’affaire Sofri en y retrouvant des aspects des procès en sorcellerie qu’il a par ailleurs étudiés dans d’autres ouvrages. Il renoue par là avec ce que disait Friedrich Adler, le fils de Victor, fondateur du parti social-démocrate autrichien. Friedrich est l’homme qui, en 1916, a tué le Premier ministre austro-hongrois. Il a ensuite été secrétaire de la Deuxième Internationale, mais il a refusé de participer à la Troisième ; ce n’est donc pas un social-démocrate de papier ! En 1936, au moment même des grands procès, il a produit la première analyse de ces procès en évoquant les procès en sorcellerie. Comme pour les procès en sorcellerie, il y avait une partie publique, coram populo, et une partie secrète, réalisée par l’Inquisition.

Un jour qu’on me demandait s’il existait des tragédies dans le monde contemporain, j’ai donné l’exemple des procès de Moscou : un homme proche du sommet est présenté devant le peuple et est brisé. C’est une tragédie, mais à la fin les acteurs ne se relèvent pas pour saluer — ça se termine par une balle dans la nuque. Vernant, avec qui j’en ai discuté, m’accordait que Boukharine était un personnage tragique, mais ne trouvait pas que le procès en lui-même était une structure tragique. Aujourd’hui je serais assez d’accord avec lui, tout en continuant à voir du tragique dans ce qui entoure le procès ; je ferais plutôt référence à Shakespeare.

Dans les récits de procès il y a en effet des moments tout à fait shakespeariens. Josefa Slanska raconte, dans Rapport sur mon mari, qu’ils sont invités un soir par le président de la République, Zapotoky, à une réception très petits-fours-champagne, à laquelle assiste l’ambassadeur d’URSS. Ils sont un peu étonnés car ils ne font pas partie du cercle le plus étroit, mais on insiste : « Restez donc un moment. » Ils évoquent des souvenirs. Puis ils rentrent chez eux et la police est là, qui les ligote en un moment. C’est tragique, mais ce ne l’est pas exactement au sens grec : plutôt au sens shakespearien. Il y a toujours un moment dans Shakespeare où le rire se mêle au tragique. Comme quand, au procès de Prague, les pantalons des accusés se mettent à tomber (on leur avait enlevé leurs ceintures). Un rire immense emporte alors tout le monde : le président, le procureur, les juges, et les accusés.

À l’exception de vos recherches sur la Grèce, tout se passe comme si votre pensée et votre mode de travail étaient essentiellement réactifs. À l’origine de beaucoup de vos livres, il y aurait une impossibilité radicale de laisser dire ce qui se dit.

L’exemple typique c’est Jean Moulin. Quand j’ai vu s’afficher à la télévision, sous le regard goguenard de Thierry Wolton, le nom de Moulin en caractères cyrilliques, je me suis dit : « Ce n’est pas possible de tolérer ce genre de choses, il faut se renseigner. » Le lendemain, j’ai acheté le livre de l’infâme Wolton et je me suis mis au travail. Ce qui m’avait particulièrement enragé, c’est Cavada, qui traitait sur un pied d’égalité Wolton et Daniel Cordier : le journaliste policier et l’acteur de la Résistance qui s’en était fait l’historien.

Quinze ans plus tôt, le cheminement avait été le même pour Flavius Josèphe. Le refus de la tragédie par les sionistes, le refus d’assumer l’histoire juive comme tragique, et la volonté de fabriquer une histoire juive entièrement positive : c’est cela qui est à l’origine de mon travail sur « le bon usage de la trahison ». Il y avait quelque chose qui m’exaspérait dans l’arrogance des Israéliens : « Nous étions partis et nous sommes revenus », voilà tout. « We came back », disait devant moi Golda Meir en 1967. Entre ce « départ » et ce « retour », il s’est tout de même passé des choses qui méritaient considération.

Ce qui motive vos interventions citoyennes est explicitement viscéral. Le même type d’affects intervient-il dans votre rapport à l’Antiquité ?

Bien sûr. Je ne peux pas dire, par exemple, que j’aie une sympathie particulière pour Thucydide. Il appartient à l’espèce des réactionnaires intelligents. Il n’empêche, il a inventé quelque chose que nous appelons l’histoire politique. En un sens, il a quelque chose de commun avec Tocqueville.

Mais le cas le plus typique est celui de Platon : de tous les philosophes c’est celui que je connais le mieux, celui que j’admire le plus, mais c’est aussi celui dont je me sens le plus éloigné. C’est d’ailleurs par ce paradoxe que je suis entré en histoire : je trouvais tentant d’attaquer l’historiographie grecque par l’homme qui en était le plus grand ennemi. Plus je lis Platon, plus je pense que ses adversaires principaux, exclusifs, étaient les historiens : c’était Hérodote, c’était Thucydide. Quand Platon veut faire de la pseudo-histoire, il pastiche Hérodote.

Platon veut remplacer l’Histoire selon les faits par l’Histoire selon sa pensée. Or c’est une tentation totalitaire. D’où la suppression de Salamine, dans son récit de la seconde guerre médique ; c’est tout à fait extraordinaire. Il y a chez Platon un stalinien qui s’ignore. C’est ce que disait Popper à l’époque où j’ai commencé ; or j’étais assez critique à l’égard de Popper. Je n’allais pas aussi loin, je montrais qu’il y avait quand même chez Platon une idée de Bien. Mais la suppression de Salamine, ça ne pouvait pas ne pas poser problème !

La plupart de vos travaux sur l’Antiquité concerne ce que nous appelons les minorités. Tout se passe comme si vous convoquiez ces catégories marginalisées ou opprimées au sein de la culture dominante, moins par empathie que pour leur « intérêt heuristique ». Ces catégories sont « entre deux » : elles échappent à la pensée alternative dedans/dehors, et ce faisant, révèlent les tensions et les contradictions de la cité...

C’est exactement mon moteur : l’étude de la minorité et de la marginalité - les femmes, les esclaves, les métèques, les enfants, les étrangers, etc. - est un moyen d’accéder au centre.

Il y a là une méthode que l’on pourrait décrire en deux mots qui me sont essentiels : Poikilia et détour.

Poikilia, qui en grec moderne signifie à la fois variété et hors d’œuvre. C’est la démocratie selon Platon, qui déteste la variété. Détour, c’est un mot platonicien — la philosophie c’est un grand détour. Mais c’est pour moi quelque chose de très concret : si je vais d’ici au coin de la rue j’aurai tendance à faire un détour, ce qui fait que parfois je me perds. Et dans mon travail je fais des détours parce que j’estime qu’il faut toujours aborder une question par un angle inattendu. Dans un texte sur Le cru et le cuit, paru dans un volume dirigé par Poliakov, je commence par Jules Verne et un commentaire de L’Ile mystérieuse. Ou le détour par le cannibalisme dans Un Eichmann de papier.

Quand on n’est pas historien, mais qu’on tente, comme nous le faisons à Vacarme, ce qu’on pourrait appeler une politique des minorités, dans quelle mesure peut-on risquer un « usage anachronique » de vos travaux ?

On peut faire un usage politique de tout (rires). Je me souviens de l’un de mes premiers grands débats, juste après la création de Paris VII. On était venu me demander d’intervenir sur la femme grecque. J’ai vu se lever devant moi de véritables furies qui disaient : « Mais enfin nous avons eu un État, les amazones... » J’ai du expliquer longuement que les amazones et le matriarcat étaient des mythes patriarcaux. J’ai eu beaucoup de mal : certaines féministes raisonnaient sur les amazones comme les sionistes sur Israël - « Nous avons un État, formidable, voilà qui nous change ! »

Dans La Démocratie grecque vue d’ailleurs [22], vous écrivez que « le rôle qui, de tout temps, a été celui de l’historien [est] le rôle du traître ». Tout se passe comme si vous refusiez, comme historien, la position de l’héritier pour adopter celle de l’étranger. Le lecteur du Chasseur noir peut être frappé par la coïncidence du lexique que vous employez pour qualifier l’historien et pour décrire l’éphèbe : la ruse, la trahison. Portrait de l’historien en éphèbe ?

Bien sûr, je suis persuadé que dans l’histoire il y a cette dimension de passage, puisque par définition elle est un dialogue entre ce qui n’est plus et ce qui est.

Et pour ce qui concerne la trahison, c’est le cas de quiconque se propose de démonter les « raisons d’État ». D’où mon intérêt constant pour les traîtres et les espions. J’ai encore récemment donné un exemple d’espion, dans la Revue d’Études Palestiniennes. Un soldat nommé Jacques Inrep avait photographié en 1961 les archives du secteur de Batna, dans les Aurès. Il avait envoyé les pellicules à Gilles Martinet, de France-Observateur, qui me les a transmises. J’en ai tiré des documents extraordinaires. Par exemple le rapport d’un lieutenant chef d’une harka : comme ses harkis avaient menacé de se rebeller, pour les rappeler à la discipline militaire il leur a donné toute une série de bonshommes à tuer. Ou encore une circulaire du brave colonel Renoult, demandant qu’on liquide sur place tous les membres de l’OPA, l’organisation civile du FLN.

L’histoire a la vocation de la trahison dans la mesure où l’historien n’avoue pas les certitudes de boutique. C’est pour cela que je me suis intéressé à Flavius Josèphe. Dans son cas, c’était une trahison grossière : il est passé carrément dans l’autre camp. J’espère être un traître de façon un peu plus subtile.

Post-scriptum

Lire aussi :

Notes

[1Les Intellectuels en question. Ébauche d’une réflexion, Fourbis, 1996

[2Pierre Vidal-Naquet, un historien dans la cité, sous la direction de François Hartog, Pauline Schmitt et Alain Schnapp, La Découverte, 1998

[3La Découverte, 1989

[4Jean Jaurès, Oeuvres, publiées sous la direction de Madeleine Rebérioux et Gilles Candar, Fayard, 2000

[5L’Affaire Audin, Minuit, 1958

[6Le Désert à l’aube, Minuit, 1960

[7Les Belles Lettres, 1964. Macula, 1983, 1992

[8Entre autres : Le Chasseur noir. Formes de pensée et formes de société dans le monde grec, Maspero, 1981 et La Découverte, 1991 ; et La Grèce Ancienne (3), Rites de passage et transgressions (avec J.-P. Vernant), Seuil, coll. « Points/Histoire » 1992

[9Fondation égyptologique Reine-Elisabeth, Bruxelles, 1967

[10La Découverte, 1993

[11Introduction à Flavius Josèphe, La Guerre des Juifs, Minuit, 1977

[12Seuil, 1969. Nouvelle édition, collection « L’Univers historique », Seuil, 1988

[13Tome 1. Seuil/La Découverte, 1995

[14La Découverte, 1981, 1991

[15Ed. Liana Levi / Scribe, 1993

[16La Voix endeuillée — Essai sur la tragédie grecque, Gallimard, NRF Essais, 1999

[17Zakhor - Histoire juive et mémoire juive, Gallimard, Tel, 1991

[18Souvenirs sur l’affaire Dreyfus. Gallimard Folio Histoire, 1993.

[19Avertissement d’incendie - Une lecture des thèses « sur le concept d’histoire », PUF, 2001

[20Voir Oeuvres III, Folio Essais, 2001

[21Les Assassins de la mémoire - Un Eichmann de papier et autres textes sur le révisonnisme, Seuil, Points Essais, 1995

[22Flammarion, 1990