À table
par Victor Hugo
En 1853, Victor Hugo trouve la révolution lente à venir : rien de tel, pour patienter ou pour la hâter, que de mobiliser les tables en les faisant tourner, et convoquer, pour agrémenter les soirées d’exil, des génies familiers avec qui l’on discute politique et poésie. Chénier est passé, qui dit opportunément être devenu républicain quand sa tête a été tranchée. Bientôt, Isaïe s’invitera à son tour. Certains soirs, la littérature mondiale organise des concours d’alexandrins : une anthologie mobilière.
Les procès-verbaux de ces séances ont été pour la première fois publiés par Gustave Simon en 1923 dans Les Tables tournantes de Jersey (Ed. Louis Conard).
Mardi 13 septembre 1853 (nuit)
Présents : Victor Hugo, Mme Hugo, Mlle Adèle Hugo, Charles Hugo, Mme de Giradin, Auguste Vacquerie, Téléki, M. et Mme Le Flô
_(…). Charles est remplacé par Téléki à la table.
Victor Hugo : « Qui es-tu ? »
— Chateaubriand.
« Tu sais que nous t’aimons et que nous t’admirons ? »
— Oui.
« Tu es mon voisin à présent. Réponds. »
— La mer me parle de toi.
« Peux-tu nous parler du monde où tu es maintenant ? »
— Non.
« Es-tu heureux ? »
— Je vois.
« As-tu une communication à nous faire ? »
— Oui.
« Parle. »
— J’ai lu ton livre.
« Napoléon le Petit ? »
— Oui.
« Dis-nous ce que tu en penses. »
— Mes os ont remué.
« Parle. Tu sais que je lutterai jusqu’à la mort pour la liberté. »
— République.
« La République, c’est l’avenir, n’est-ce pas ? »
— Je ne vois que l’éternité.
« Es-tu toujours là, Chateaubriand ? »
— Non.
« Qui es-tu ? »
— Dante.
« Dante, tu sais que je t’aime et t’admire. Je suis heureux que tu sois ici. Parle. »
— L’exil vient au bord de la tombe.
« Me dis-tu cela parce que je suis près du tombeau de Chateaubriand ? »
— Comprends.
« Parle. »
— L’amour est. La haine n’est pas.
« Qu’est-ce qui t’amène ici ? »
— La patrie.
« Parle »
— J’ai lu ma vision.
Victor Hugo a fait dernièrement un poème intitulé « La Vision de Dante ».
« En es-tu content ? »
— Béatrice chante, je l’écoute.
« Tu nous entends toujours ? »
Immobilité de la table.
« Est-ce toujours Dante ? »
— Non.
« Qui est-là ? »
— Racine.
« Tu sais que je respecte les grands noms. Est-ce moi que tu viens voir ? »
— Non.
« Est-ce Auguste Vacquerie ? »
— Oui.
auguste vacquerie : « As-tu une communication à me faire ? »
— Oui.
« Parle. »
— La gloire ment.
« Dis-tu cela pour toi ? »
— Oui.
« Tu trouves donc que j’ai eu raison de te contester ? »
— Oui.
« Tu reconnais que tu as fait des pièces étriquées ? »
— J’étais gêné.
« Est-ce un remords pour toi maintenant d’avoir laissé une réputation supérieure à ton œuvre ? »
— Ma perruque est roussie.
« Qu’est-ce qui l’a roussie ? »
— Le feu.
« Le feu de quoi ? »
— Du drame.
« Que penses-tu d’Athalie ? »
— Grands vers.
« Veux-tu dire qu’ils ont douze syllabes ? »
— Oui.
« Dans le monde où tu es, la littérature a-t-elle encore quelque importance ? »
— Elle est un écho.
Mollesse du mouvement. La séance est finie à trois heures et demie du matin.
Mercredi 25 janvier 1854, neuf heures et demie du soir
Présents : Victor Hugo, Mme Victor Hugo, Guérin.
Mme Hugo et Guérin à la table. Victor Hugo interroge.
« Qui est là ? »
— Shakespeare.
« Peux-tu continuer tes vers par la table ainsi qu’elle
est tenue en ce moment ? »
— Oui.
« Parle. »
— M d e i l m m.
« Désires-tu un autre pour tenir la table ? »
— Oui.
« Qui ? »
— Charles.
« Peut-on le remplacer ? »
— Non.
« Qui doit quitter la table ? »
— Mme Hugo.
« Peut-on quitter la table en attendant que Charles vienne ? On va l’aller chercher. »
On appelle Charles qui est dans sa chambre. Charles prend la table avec Guérin.
« Continue les vers commencés. Nous t’écoutons. »
— Mon œuvre a descendu, mais mon âme a monté…
« Veux-tu changer quelque chose aux vers précédents ? »
— Non.
« Continue. »
— Vivants, nous nous nommons Shakespeare et lui Molière.
Nous faisons des soleils avec les passions,
Et notre œuvre, créant des mondes de lumière,
Emplit l’esprit humain de constellations.
Morts, nous nous écartons, humbles, sous les étoiles,
Nous nous cachons, rêveurs, derrière nos tombeaux.
Et là, nous regardons…
Interruption.
« Cherches-tu la fin de ton vers et désires-tu qu’on attende un instant ? »
La table continue à s’agiter sans répondre.
« Veux-tu que je relise tout ? Cela t’aidera-t-il ? »
— Oui.
On lit. La table reprend.
— …................................ l’immensité sans voiles.
Sur nos fronts e…
Interruption de la table. Elle s’agite.
« Est-ce un t ensuite ? »
Pas de réponse.
« Y a-t-il quelque chose qui te gêne ? »
— Non.
La table continue de glisser et de tourner.
« Désires-tu recommencer le dernier vers ? »
— Oui.
« Va. »
Encore un silence, puis la table reprend.
— Finis la strophe.
« Est-ce à moi, Victor Hugo, que tu dis de finir la strophe ? »
— Oui.
« Ton vers est-il fait ? »
— Oui.
« Veux-tu que je fasse le mien tout de suite ? »
— Oui.
Interruption de trois ou quatre minutes pendant lesquelles Victor Hugo fait son vers.
« Voici ma fin :
L’astre éternel éteint les terrestres flambeaux.
Dis-nous la tienne. »
— Sur nos astres éteints allumer ses flambeaux.
Victor Hugo : « As-tu quelque observation à faire ? »
— J’aime mieux ton vers.
« Veux-tu continuer le reste des vers ? »
— Oui.
La mort prend la r r.
« Veux-tu recommencer le vers ? »
— Non.
« Continue. »
— …rt [1] humain sous ses immenses ailes.
L’emporte au fond des cieux et lui montre Vénus.
Et lui dit : ce sont là les œuvres éternelles.
L’art est un pâtre obscur qui marche les pieds nus.
Il passe dans la plaine à l’heure où le jour tombe,
Guidant l’humanité hors du sentier des loups.
Debout pour le troupeau s…
Interruption.
« Veux-tu changer quelque chose à ces vers ? »
— Oui.
Les quatre premiers sont conservés, il change le cinquième.
« Quel mot changes-tu ? »
— Le mot tombe.
« En quoi ? »
— Baisse.
« Conserves-tu le suivant ? »
— Non.
« Va. »
— Guidant l’homme qui suit son pas puissant et doux.
Grand pour le noir troupeau…
Interruption.
— ….............................. que son bras mène en laisse
Debout pour l’horizon, mais pour l’astre à genoux,
Mais quoique vous soyez petits pour Dieu, poètes,
Ne dites pas : c’est peu. Qu’importe notre effort !
Continuez, penseurs, les choses que vous faites,
V…
Interruption.
« Conserves-tu le v ? »
— Non
Interruption.La table reprend :
La clef que vous forgez ouvre la porte…
La table s’arrête.
« Veux-tu refaire ce vers ? »
— Oui.
« En conserves-tu quelque chose ? »
— Non.
La table reprend.
— Ce n’est pas un larron que l’ombre de la mort.
La mort n’est pas un vol à l’immortalité,
Le Ciel garde la gloire, ô Dieu, quand tu la donnes,
La mort ne…
Interruption.
« Conserves-tu : la mort ne ? »
— Non.
La table reprend.
— Dieu n’ôte pas Shakespeare à son immensité.
Ne dites-pas : la mort vient dans le cimetière,
La nuit, à pas furtifs, et là, lorsque tout dort,
Prend son poème à Dante et son drame à Molière
Et s’enfuit. Maudit soit le spectre…
Interruption.
« As-tu quelque chose à changer ? »
— Oui.
« Dans quel vers ? »
— Dans le second.
« Conserves-tu : la nuit, à pas furtifs ? »
— Oui.
« Conserves-tu : et là ? »
— Non.
« Alors refais le second hémistiche. »
— …................................ et comme un ennemi.
« Maintiens-tu le troisième ? »
— Non.
« Le refais-tu tout entier ? »
— Oui.
« Va. »
— Vole L’Enfer à Dante et Tartuffe à Molière
Et prend son épitaphe à Cervantes endormi.
Lequel aimes-tu le mieux : à Cervantès endormi, ou : au génie endormi ?
« J’aime mieux au génie. J’aime mieux que ce soit plus général et que cela s’applique à tous les grands hommes. Penses-tu comme moi ? »
— Oui.
« Continue. »
— Non : la mort c’est la vie, et non pas la…
Interruption.
« Veux-tu changer quelque chose à ce vers commencé ? »
Pas de réponse. La table s’agite.
« Veux-tu le refaire tout entier ? »
— Oui.
« Va. »
— Non, poètes, la mort n’est pas un noir fantôme
Embusqué lâchement aux portes du tombeau.
Le sépulcre n’est pas, sur la route de l’homme,
Un piège que Dieu tend au grand, au juste, au beau.
Non, la mort, c’est la vie affranchie et superbe,
C’est le grand moissonneur…
Interruption.
« Veux-tu changer cet hémistiche ? »
— Oui.
« Va. »
— C’est le semeur du Ciel, c’est le grand moissonneur,
Qui coupe sur la tombe une dernière gerbe
Et qui glane…
La table va au z et s’arrête.
« Veux-tu changer et qui glane ? »
— Oui.
« Va. »
— Et jette sa moisson sous les pieds du Seigneur.
L’œuvre terrestre vit, l’œuvre terrestre règne,
C’est notre clef d’amour pour entrer dans l’azur.
Que notre bras tressaille et que notre front saigne,
Jusqu’au ciel, pierre à pierre, élevons notre mur.
Entassons lentement chefs-d’œuvre sur chefs-d’œuvre ;
Aujourd’hui don Quichotte et demain Iago,
Aujourd’hui le lion et demain la couleuvre,
Aujourd’hui, moi, Shakespeare, et demain, toi, Hugo.
Puisque Dieu nous dépasse et qu’il nous humilie,
Donnons-lui de la peine à vaincre l’art vermeil,
Et qu’en voyant monter…
Interruption.
« As-tu quelque chose à changer ? »
— Oui.
« Est-ce dans toute la strophe ? »
— Oui.
On la relit.
« Conserves-tu le premier vers ? »
— Seulement le premier hémistiche.
« Refais le second. »
— …................................ au moins cent coudées.
« Le deuxième vers ? »
— Conservé.
« Conserves-tu l’hémistiche du troisième ? »
— Change : monter.
« En quoi ? »
— …............................. courir nos quadriges d’idées,
Il triple l’attelage au char de son soleil.
Soyons fiers d’être ceux avec qui le Ciel lutte,
Et qu’en voyant les cieux on dise : ils sont plus grands,
Qu’au céleste clairon…
Interruption.
« Veux-tu changer quelque chose ? »
— Oui, le deuxième hémistiche du premier vers.
« En quoi ? »
— …................................ qui disputent l’empire…
« Continue le troisième vers. »
— …................................ l’art mesure sa lyre.
Et d’être de tels nains étant de tels géants,
Non, nous ne sommes rien, nous sommes un atome ;
Non, nous ne sommes rien par la comparaison.
Nos livres sont petits devant le divin tome
Quand les…
Interruption.
— Quand l’aurore a doré sa tranche à l’horizon.
« Veux-tu continuer aujourd’hui ? Il est deux heures
du matin. »
— Décidez.
« Veux-tu revenir bientôt ? »
— Oui.
« Quand ? »
— Vendredi à neuf heures.
Notes
[1] L’art humain.