Vacarme 56 / Zibaldone !

Queers read this

En juin 1990, une brochure non signée intitulée Queers Read this était distribuée dans les rangs de la Gay Pride de New York. Les textes qui suivent en sont extraits. C’était il y a vingt ans, au cœur de l’épidémie de sida. Il y avait là une rage irrécupérable, qui rend d’autant plus fallacieuse la façon dont la défense des homosexuels, désormais présentée comme inhérente au modèle des démocraties occidentales, peut servir aujourd’hui de prétexte à la fermeture des frontières et à la stigmatisation d’étrangers désignés comme des homophobes.

Traduit de l’américain par Laure Vermeersch et Philippe Mangeot.

Une armée d’amants ne peut pas perdre une bataille

Être queer n’a rien à voir avec le droit à la vie privée : c’est une question de liberté de vivre au grand jour, d’être juste ce que nous sommes. C’est donc un combat quotidien contre l’oppression : l’homophobie, le racisme, la misogynie, la bigoterie des Tartuffe, et la haine de soi — nous avons scrupuleusement appris à haïr ce que nous sommes. Et aujourd’hui, c’est aussi bien sûr un combat contre un virus, et contre tous ces homophobes ultra qui se servent du sida pour nous effacer de la surface de la terre. Être queer, c’est vivre différemment. Ce n’est pas une affaire de normalité, de profits, de patriotisme, de patriarcat ou d’intégration ; ce n’est pas une affaire de cadres sup, de privilèges et d’élitisme. C’est vivre dans les marges en s’y constituant ; c’est une histoire de genre, de baise et de secrets, de ce qu’il y a en-dessous de la ceinture et au fond du cœur ; c’est une histoire de nuit.

Être queer, c’est la base ; parce que nous savons que chacun d’entre nous, chaque corps, chaque chatte, chaque cœur, chaque cul et chaque bite, est un monde de plaisir qui n’attend que d’être exploré. Chacun d’entre nous est un monde de possibilités infinies. Nous sommes une armée parce qu’il le faut bien. Nous sommes une armée parce que nous sommes puissants — nous devons nous battre sur tant de fronts ; nous sommes la plus précieuse des espèces en dangers. Et nous sommes une armée d’amants parce que nous, nous savons vraiment ce que c’est que l’amour. Et le désir, et la jouissance. Nous les avons inventés.

Nous sortons du placard, nous nous affrontons au rejet de la société, nous faisons face aux pelotons d’exécution, pour nous aimer, tout simplement. Chaque fois que nous baisons, nous gagnons. Nous devons nous battre pour nous-mêmes — personne ne le fera à notre place —, et si, grâce à notre lutte, tout le monde y gagne en liberté, c’est tant mieux — nous avons déjà tant apporté à ce monde : la démocratie, l’ensemble des arts, la philosophie, les notions d’âme et d’amour, pour ne citer que quelques uns des dons que nous ont faits les pédés et les gouines de l’antiquité grecque.

Faisons de chaque lieu un espace gay et lesbien ; de chaque rue un pan de notre géographie sexuelle. Inventons une ville de désirs, d’envies et de jouissance pleine ; une ville et un pays où nous soyons en sécurité, libres et plus encore. Contemplons nos vies et voyons ce qu’elles ont de meilleur, voyons ce qui y est queer et ce qui ne l’est pas, et virons ce qui ne l’est pas ! Souvenons-nous que nous avons peu, si peu de temps. Et je veux faire l’amour à chacun-e d’entre vous.

L’année prochaine, nous défilons nus.

Colère

Les grandes sœurs ont dit aux frères qu’ils devaient se rappeler deux choses importantes à propos des révolutions à venir. La première, que nous nous ferons botter le cul. La seconde, que nous l’emporterons.

Je suis en colère. Je suis en colère, d’être condamné à mort par des gens que je ne connais pas et qui disent « Tu mérites de mourir » et « Le sida est le remède ». J’explose de rage quand une femme du Parti républicain qui porte sur elle des milliers de dollars en vêtements et en bijoux s’avance avec un cordon de police en hochant la tête, glousse et agite son doigt vers nous comme si nous étions des enfants récalcitrants qui piquent une colère quand leurs exigences insensées ne sont pas satisfaites. Je suis en colère parce que Joseph s’inquiète de payer plus de 8000 $ pour de l’AZT qui peut le maintenir un peu plus longtemps en vie mais qui le rend plus malade que sa maladie. En colère quand j’entends un type me dire qu’après avoir changé cinq fois son testament, il n’a plus personne à qui léguer ses biens ; ses meilleurs amis sont tous morts. En colère quand je suis au beau milieu d’une mer de patchworks [1], quand je participe à une marche aux flambeaux ou quand je vais à un nouvelle cérémonie du souvenir. Je ne marcherai plus en silence avec ma foutue de bougie, je veux prendre ce putain de patchwork, m’envelopper dedans, le déchirer furieusement tout en m’arrachant les cheveux et maudire toutes les religions jamais inventées. Je refuse d’accepter un dieu qui fauche des jeunes gens dans leur trentaine.

Tout cela est cruel, ignoble et dénué de sens, et tout ce que je suis vomit cette absurdité, et je lève mes yeux vers les nuages et un rire éraillé, plus diabolique que joyeux, sort de ma gorge, et des larmes ruissellent sur mon visage, et si ce n’est pas la maladie qui me tue, ce sera la frustration. Mes pieds martèlent le sol, et les mains de Peter sont enchaînées au bureau d’accueil d’un labo pharmaceutique sous le regard horrifié des réceptionnistes, et le corps d’Eric pourrit dans un cimetière de Brooklyn et je n’entendrai plus jamais sa flute retentir entre les murs du Centre. Et au Tompkins Square Park, je vois des vieillards se blottir en plein juin dans leurs grands manteaux de laine pour se protéger de ce qu’ils croient être du froid et s’accrocher au peu de ce que la vie leur offre encore. Et me revient l’image des gens qui, toutes les nuits, se déshabillent devant une glace avant d’aller se coucher et cherchent, sur leur corps, la moindre marque qui n’y était pas la veille. La marque d’une visite de ce fléau.

Je suis en colère quand les journaux nous désignent comme des « victimes » et s’inquiètent de ce que que « cela » pourrait bientôt atteindre la « population générale ». Et j’ai envie de hurler « et moi ? je suis qui ? » Et j’ai envie de hurler contre l’hôpital de New York, avec ses sacs plastique jaunes étiquetés « linge contaminé / ropa infecciosa » et ses aides-soignants en gants de latex et en masques chirurgicaux qui contournent les lits comme si leurs occupants allaient soudain en bondir et les asperger de sperme et de sang qui leur transmettraient la peste.

Et je suis en colère contre les hétéros qui se posent là, crânement drapés dans leur manteau de monogamie et d’hétérosexualité, sûrs que cette maladie n’a rien à voir avec eux, parce que « cela » n’arrive qu’à « ceux-là ». Et contre les ados qui, en découvrant mon badge « Silence = Mort » se mettent à chantonner « le pédé va crever » — et je me demande bien qui leur a appris ça. Entre la rage et la trouille, je me tais et c’est comme si mon badge me narguait.

Et quelle colère quand une émission de télévision sur les Patchworks raconte la vie de ceux qui sont morts, que ça commence par un bébé, une jeune fille transfusée, un vieux pasteur baptiste et sa femme, et que, quand arrive enfin un gay, il est décrit comme quelqu’un qui a contaminé en connaissance de cause de jeunes prostitués. Qu’espérer d’autre d’une pédale ?

Je suis en colère.

Quand quelqu’un t’agresse parce que tu es queer, c’est une attaque contre tous les queers. Oui ou non ?

Une cinquantaine de personnes sortent d’un bar gay au moment de la fermeture. De l’autre côté de la rue, quelques mecs hétéros — dix fois moins nombreux — les traitent de pédales et leur jettent des bouteilles de bière. Trois queers tentent une riposte, sans le moindre soutien des autres. Pourquoi un groupe si nombreux se résout-il à être une cible si facile ?

Fête du travail, Tompkins Square Park. Au cours du concert travesti annuel, un groupe de gays est bastonné par des adolescents. Au beau milieu d’une foule de gays et de lesbiennes, ces hétéros jettent à terre deux homosexuels, puis restent là à rigoler d’un air triomphant. Quand ils sont mis au courant, les artistes avertissent le public : « Faites gaffe, les filles. Quand vous vous mettez sur votre trente et un, les mecs deviennent dingues » — comme s’il s’agissait d’une farce justifiée par la tenue des victimes, et pas d’une agression contre chacun-e et contre tou-te-s ceux-celles qui étaient au concert.

Qu’est-ce que cela aurait coûté au public de se retourner contre les agresseurs ?

Cet hiver, après le meurtre de sang froid de James Zappalorti, un homme ouvertement gay, à Staten Island, une seule manifestation a été organisée. Elle n’a pas rassemblé plus de cent personnes. Quand Yuseuf Hawkins, un jeune noir, a été abattu parce qu’il était sur un « territoire blanc » à Bensonhurst, des Afro-Américains ont défilé en grand nombre et à de multiples reprises dans le quartier. Un noir a été tué PARCE QU’IL ÉTAIT NOIR, et les personnes de couleur de la ville l’ont compris et ont réagi en conséquence. La balle qui a tué Hawkins était dirigée contre un noir, N’IMPORTE QUEL noir. La plupart des gays et des lesbiennes pensent-ils que le couteau qui a transpercé le cœur de Zappalorti n’était adressé qu’à lui ?

Le monde hétéro est si bien parvenu à nous convaincre que nous, les queers, sommes des victimes impuissantes qui méritent ce qui leur arrive que nous restons là sans bouger quand nous sommes confrontés à une menace. INDIGNEZ-VOUS ! Ces agressions ne doivent pas être tolérées. FAITES QUELQUE CHOSE. Reconnaissez que la moindre agression contre un membre de la communauté est une atteinte à chaque membre de la communauté. Plus nous permettons aux homophobes d’infliger à nos vies violence, peur et terreur, plus les manifestations de haine à notre encontre seront féroces et fréquentes. Ta vie est sans prix, et tu dois t’en convaincre, sinon tu vas te la faire prendre. Si tu sais comment immobiliser calmement et efficacement ton agresseur, je t’en prie, fais-le. Si ces techniques te font défaut, alors pense à lui crever ses saloperies d’yeux, à lui enfoncer le nez jusqu’à la cervelle, à lui taillader la gorge avec une bouteille brisée — fais tout ce que tu peux, tout ce qu’il faut pour sauver ta vie.

Notes

[1« Patchwork » désigne ici un panneau de tissu à la mémoire d’un mort du sida.